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Je publie ici le début d'un roman que j'avais commencé à écrire pour un PDG friqué en mal de notoriété et de gloire à moindre frais...
Selon l'expression, assez laide d'ailleurs, j'étais son nègre.
Il était plutôt satisfait de mon travail mais il avait un peu de mal à concevoir que les esclaves se paient de nos jours... Surement une vieille habitude !

Antoine Mauzac
(titre de travail)
Roman

Trois mois de coma, c’est comme un gouffre sans fond, un tunnel sans la moindre petite lumière d’espoir incertain, un cercueil sans cadavre.
Flottant entre deux mondes, le notre bien incertain et l’autre très improbable, Antoine Mauzac a semblé hésiter pendant ces longues, ces très longues, ces interminables semaines.
Le service de réanimation du renommé  Professeur en Traumatologie, Jean-Pierre Martineau, son ami de toujours, n’a eu, durant cette période glaciaire de sa vie, d’yeux que pour lui pourtant. 
Le personnel entier, de la femme de ménage aux plus grands pontes de la médecine sur-diplômée, sur-facturée et très sûre d’elle-même, s’est presque exclusivement consacré à veiller à son retour à des considérations plus humaines.
Toutes les personnalités que comptent la ville, le département et même la région, se sont déplacées pour venir au chevet de cet homme exceptionnel légumisé atrocement sur un lit d’hésitation fatale.
Mathilde, épouse fidèle et absolument modèle d’Antoine, fut devant elles d’une dignité remarquable.
Le maire en personne, Christian Desfond, est venu parler quelques instants avec son premier-adjoint chargé des finances et, en l’occurrence, de multiples câbles et capteurs de toutes sortes. 
Ils avaient tout fait ensemble, des quatre cents coups de l’adolescence insouciante et dorée aux coups les plus fumants de la respectabilité acquise à coups de millions de francs lourds au suffrage universel direct.
Il lui a dit des choses banales à propos de la commune ou de son entreprise, Mauzac Import, qui, toutes deux, avaient besoin de lui. Il lui a parlé de sa famille aussi qui l’attendait.
Antoine n’a pas bronché, n’a pas bougé d’un quart de néant. Ses paupières tuméfiées sont demeurées désespérément inertes et closes.
La prose de l’édile sembla se perdre dans l’écho lointain d’une fureur embrumée d’incertitude et de pleurs. Christian ne trouva pas les chemins perdus de l’âme de son cher Antoine…
Frédéric Mauzac, fils prodigue du grand capitaine d’industrie, successeur tout désigné, brillant ingénieur et commercial sans peur, sans reproche et sans pitié, ne trouva pas les mots pour dialoguer avec ce père. 
Il lui avait donné la vie trente ans plus tôt mais venait, dans des circonstances ô combien dramatiques de lui arracher la chair de sa chair, la prunelle chérie de ses yeux embués, son fils adoré.
Julien était mort, lui ! Il n’aurait plus la chance de connaître le déroulement du film de sa propre vie. Il ne saurait jamais le bonheur d’aimer, de se battre, de gagner souvent, de perdre aussi parfois…
Non, Julien ne goûterait jamais plus aux fruits acides, amers et doux de l’existence. A neuf ans, il était mort et enterré. Personne ne défilait dans sa chambre d’hôpital pour tenter, par des propos lénifiants, de l’amener à faire le bon choix sur les conseils d’une équipe médicale ultra-compétente et avisée. Il n’avait pas eu cette  latitude, lui !
Décidément, Frédéric n’avait rien à dire à cet homme allongé là devant lui comme un condamné à vivre…
Lui en voulait-il ?
Ces sentiments procédaient alors d’une confusion sans nom. Le bordel était tel dans sa tête qu’il songeait à la faire sauter à la dynamite ou au mortier.
Depuis les obsèques de son enfant, il n’avait plus rien fait, rien pensé, rien décidé non plus. Son quotidien ressemblait à une errance de prisonnier dans une cour d’illusions perdues dans laquelle il tournait sans fin les pieds-nus dans une mare de sang et de remords.
Voir son propre père appareillé de la sorte, dans un service de soins hautement intensifs, le laissait certes pantois mais, à dire vrai, ne l’attristait pas réellement. Enfin, pas comme un fils pourrait - ou devrait ! - l’être devant le corps inerte d’un père intubé, sous respirateur artificiel, entouré d’une quantité redoutablement impressionnante d’appareils de mesures ou de soins sophistiqués et tragiques. 
Le linceul de Julien enveloppait totalement et définitivement la moindre de ses facultés d’affliction. Il ne voyait que ce linge morbide fluctuant au-dessus d’un amas de tôles froissées, brisées, déchirées et infectes.

Il ne pouvait discerner, dans cette vision d’horreur, le corps de son père comprimé par le volant, martyrisé par des ferrailles agressives et saillantes, écrasé entre le tableau de bord et les sièges, dégagé durant des heures par des pompiers vaillants et exténués.
Frédéric souffrait trop pour pouvoir supporter l’immonde poids de ces deux douleurs si génétiquement liées, si étroitement intimes…
Sa femme, Alexandra, fut beaucoup plus courageuse, comme le sont si souvent les femmes dans les circonstances les plus tragiques que peut réserver un destin implacable et écœurant. 
Elle vint rendre visite à son beau-père chaque matin de son interminable et incertaine « absence » et sut trouver les termes justes pour lui parler.
Le Professeur Martineau avait, en effet, particulièrement insisté auprès d’elle et de son mari sur le fait qu’Antoine entendait et comprenait très probablement tout ce que l’on pouvait lui dire. 
Un tel dialogue représentait sans aucun doute, selon ce distingué spécialiste en mort-vivants, la meilleure des thérapies pour l’amener à sortir lentement - très lentement… - de sa torpeur comateuse.
Il leur avait également expliqué qu’Antoine ne se sou-viendrait vraisemblablement de rien à son réveil. S’il devait se réveiller…
Néanmoins, son expérience en ce domaine lui permettait de penser et d’affirmer que les mots prononcés ainsi étaient comme autant de filins frêles et fragiles envoyés dans le vide mais qui, peu à peu, parviendraient à se tisser entre-eux pour constituer une solide corde  qui permettrait un jour, peut-être, le retour d’Antoine au sein sa famille.
Alors, Alexandra parla avec lui sans relâche, pendant des semaines. Des heures durant, elle se découvrit sans faux-semblant et sans pudeur devant cet homme livide qu’elle respectait comme son propre père.
Elle lui raconta l’accident, lui en décrivit toute l’horreur et l’absurdité. Cette femme belle et sensible, meurtrie pourtant au plus profond d’elle-même, bouleversée jusqu’aux plus intimes recoins de son âme et de ses entrailles, lui parla de la perte atroce de Julien mais, par compassion ou par amour,  évoqua aussi sa fille cadette. Elle savait qu’Antoine l’adorait plus que tout au monde.  Il la couvrait toujours de tonnes et de tonnes de cadeaux, provoquant parfois la jalousie naturelle de son grand frère.
Mais cela ne se produirait plus. Plus jamais !
Mélanie vint même avec sa maman pour raconter ses folles histoires d’enfant à son silencieux grand-père. 
Elle lui fit une ribambelle de dessins avec lesquels elle décora soigneusement, en dépit des protestations bien illégitimes des infirmières, la chambre glaciale où son « papi chéri » reposait froidement sans prêter attention à ses rires. 
Sur l’un d’entre eux, très joli mais obscur comme le sont parfois les représentations picturales de nos chers bambins, elle avait écrit : « Julien dans les nuages ».
En regardant attentivement et en écoutant ses explications, surtout, on pouvait deviner qu’un petit enfant, son frère, faisait du vélo dans le ciel avec des anges…

*****

Antoine Mauzac avait toujours démesurément aimé les belles automobiles luxueuses, chères et puissantes. 
Il n’était pas dans sa vingtième année lorsque son père lui avait offert sa première voiture rouge. 
Et ce n’était pas un simple camion de pompiers !
Depuis, il n’avait jamais changé de marque ou d’habitudes. Il conduisait vite et assez bien dans l’ensemble pour un danger ambulant imbu de sa personne.
Ses hautes relations dans les milieux policiers et judiciaires lui avaient toujours permis de ne jamais devoir répondre de ses actes routiers délictueux devant la moindre juridiction compétente et impartiale.
L’impunité représentait, en effet, chez lui une véritable et profonde seconde nature. 
Sa fortune immense, héréditaire et ancestrale, son pouvoir lié à des fonctions électives importantes, son éducation également avaient fait de lui un véritable « petit seigneur » doué d’une invraisemblable faculté de mépris. 
Il n’avait, entre autre et somme toute, que très peu de considération pour les « manants » au volant de leurs petites cylindrées poussives.
Comme homme de gauche, il se posait là… Il faut bien le reconnaître ! 
Il appartenait plus volontiers à une certaine tendance caviar-champagne plutôt que pâté-vin rouge…
En fait, Antoine aimait à se comporter comme l’aristocrate dégénéré qu’il n’était pas mais qu’il aurait tant voulu être. Son appartenance à la bourgeoisie besogneuse l’avait toujours un tant soit peu complexée au niveau du vécu... 
Il avait un peu trop fréquenté des « fins de race » durant ses brillantes études et les avait toujours envié secrètement pour ce qu’il prenait pour une noblesse d’âme.
En mairie, cela faisait beaucoup jaser et sourire les employés communaux. 
Cependant, personne ne se serait avisé de lui faire la plus insignifiante petite réflexion sur ce délicat sujet. Ç’eut été par trop dangereux, à tous les points de vue…
Mauzac avait en effet la réputation d’adorer la confrontation physique et casser la gueule d’un incorrect était un sport qu’il pratiquait fréquemment. 
Quand cela s ‘avérait nécessaire, selon des critères médiévaux soigneusement entretenus par des lectures nostalgiques et parfaitement anachroniques, il ne détestait pas faire le coup-de-poing. 
On le craignait d’ailleurs plus qu’on ne le respectait. Mais cela lui convenait parfaitement. 
Il n’était pas bégueule…
Son passé de militaire dans ce que l’on appelle pudiquement les événements d’Algérie - pour ce qui fut une guerre effroyable et sanglante ! - l’avait en effet rompu aux différentes techniques du combat à mains-nues. 
On lui avait appris à tuer un homme d’un coup, d’un seul. Il s’en souvenait parfaitement. Il avait dû le faire à plusieurs reprises lors de missions commandos obscures et secrètes comme le climat nauséabond de l’époque.
Ne supportant pourtant la moindre vantardise ou forfanterie, ses actes combattants n’avaient jamais franchis le cercle très restreint de quelques rares proches ainsi que celui de diverses instances militaires, muettes par définition…
Tous ignoraient ce tempérament, ce savoir-faire de tueur embrigadé, capable d’exécuter les plus basses besognes sur un simple ordre oral d’une hiérarchie invisible.
Cette assurance acquise en rampant et son caractère d’acier trempé dans l’hémoglobine et la boue lui assuraient généralement une sereine tranquillité dans les rapports humains tendus. 
Il se pensait supérieur aux autres et impressionnait littéralement ses interlocuteurs mais aussi les simples passants qui ne faisaient que passer dans son imposant et suprême sillage…
Aussi, fut-il plus que surpris, ce matin-là, de croiser la route d’un jeune homme qui ne ressentit absolument pas cette habituelle crainte qu’il suscitait.
Toujours peu soucieux des autres usagers de sa route, Antoine avait, tout à fait banalement en ce qui le concernait, fait une véritable et fort périlleuse queue-de-poisson au conducteur fougueux d’une petite voiture noire très nerveuse.
L’homme n’avait que très modérément apprécié le fait de se faire doubler de la sorte, fusse par une Ferrari flamboyante de désirs, d’envies et d’histoires merveilleuses !
Se retrouver nez à nez avec un arbre, à moins d’un mètre, après un freinage en catastrophe, n’eut pas l’air non plus très à son goût.
Après avoir redémarré en trombe, il rejoignit le bolide arrêté à un feu rouge, ouvrit sa vitre rageusement et engueula plus que vertement sa majesté qui ne s’était aperçu de rien.
Il l’insulta d’une façon telle qu’Antoine se crispa et suffoqua littéralement. Jamais personne n’avait osé lui parler sur ce ton fort peu respectueux en soixante années d’une existence prédatrice et fière de l’être. 
Il ne pouvait y croire. Comment ce jeune con osait-il s’adresser ainsi à son illustre personne ? Il devait être étranger à la ville ou fou, peut-être même les deux ! Il ne pouvait y avoir que cette explication. C’était évident.
Le jeune inconscient sortit de sa voiture avec une batte de base-ball à la main. Le métal froid et dur brillait, menaçant, sous le soleil inquiet.
Il continuait à l’insulter copieusement en utilisant un vocabulaire fleuri dont le premier maire-adjoint ignorait jusqu’à l’existence. Deux mondes parallèles et incompatibles se rencontraient là : celui des hôtels particuliers des beaux quartiers  et celui des cités immondes et oubliées du haut de la ville. Antoine avait bien entendu parler de l’existence d’îlots sauvages dans sa commune mais il ne pensait pas que de tels énergumènes y survivaient encore…
- Espèce de vieil enculé ! Sale rupin ! Enfoiré de bourgeois de mes deux ! Tu crois que tu peux faire ce que tu veux, hein ? Tu crois que tu peux foutre en l’air les gens et te casser, comme ça… Non mais où tu vas ? Où tu te crois ? Sors de ta merde, espèce de fils de pute ! Je vais t’apprendre le code de la route, moi ! Je vais te défoncer la gueule, espèce de sale crevard ! aboya le jeune lettré, visiblement peu sensible à l’impressionnant visage d’Antoine ainsi qu’aux usages linguistiques et mondains préconisés par Madame la Baronne de Rothschild…
- Monsieur, calmez-vous. Je vous en prie, répondit Antoine qui sentait monter en lui une colère dont il ne connaissait que trop les effets destructeurs.
- Sors de là, fils de pute ! Nique-ta mère et ta grand mère, aussi ! rétorqua rapidement l’amateur de Verlaine et Rimbaud que la courtoisie autoritaire du notable outragé n’émouvait guère.
- Monsieur, enfin ! Je ne vous avais pas vu, c’est tout. Je vous prie de m’excuser, tenta l’ancien commando pour calmer un jeu qui s’engageait bien mal.
- Ferme ta gueule et sors de là ou j’explose ta putain de caisse ! Est-ce que je suis clair ? répliqua l’autre dans la demi seconde qu’il voulut bien laisser par pure diplomatie…
- Il a quoi le monsieur, papi ? demanda soudain Julien à son grand-père qui était pâle comme la mort en tournée de ramassage scolaire.
- Rien, mon chéri. Ce n’est rien. Il va se calmer. N’aies pas peur, surtout, dit-il à son petit-fils pour tenter de le rassurer.
Mais l’autre, toujours furieusement existé, rougeâtre et écumant comme un épileptique asymptomatique lança :
- Alors, tu viens pédé ou tu te fais dessus comme une merde ? Allez, magne-toi ! sors de là !
Antoine regarda vers sa boîte à gants. Son colt 45 ne la quittait jamais. Il songea quelques instants à le sortir pour ramener l’impoli à des considérations plus respectueuses mais se ravisa vite. 
Julien, sanglé dans le siège-baquet, l’observait de ses grands yeux d’enfant délicat. 
Non, il ne pouvait décidément faire cela devant son petit-fils. Il n’en était pas question.
Regardant alors froidement l’excité du bâton qui trépignait d’impatience à l’idée de se taper un bourgeois, il lui déclara glacialement :
- Toi, mon petit père, tu as de la chance ! Tu n’en as peut-être pas conscience mais tu as une foutue satanée chance ! C’est moi qui te le dit et tu peux me croire…
- Quoi, quoi ! Qu’est-ce que tu dis, enculé ? Sors de ta tire au lieu de raconter des conneries ! T’avais des couilles toute à l’heure au volant. C’était plus facile, hein ? explosa de nouveau le jeune homme
- Si j’étais seul… esquissa Antoine.
- Quoi ? Mais vas te faire foutre ! C’est pas parce que t’es avec un morpion que tu vas t’en tirer comme ça. Ce serait trop facile mon pote ! Fallait y penser avant, espèce de tête de cul ! Sac à foutre ! 
En prononçant cette dernière insulte, le jeune troubadour abattit un énorme coup de batte sur le capot rutilant du bijou d’Antoine. Julien se mit aussitôt à pleurer.
- Espèce de petit salaud ! Tu vas me le payer, ça ! Je te promets que l’on va se retrouver. Et plus tôt que tu ne le crois ! menaça Antoine qui ne plaisantait pas…
Il n’avait pas terminé le bout du bout de sa phrase que le petit salaud en question assénait un second coup, plus terrible encore, sur le pare-brise, cette fois, de la voiture au cheval cabré. 
Une étoile mystérieuse et malsaine s’y dessina instantanément. Un bruit sourd et creux retentît dans le même éclair.
Antoine comprit qu’il ne pouvait rien faire à cause de la présence de Julien. 
Il ne voulait pas le choquer davantage. Se battre devant son petit-fils lui  apparût comme totalement impensable, déplacé et odieux.
Sans aucune visibilité, il enclencha la première, accéléra à fond et relâcha l’embrayage brusquement dans l’espoir de se dégager de cette situation puante.
La fusée italienne démarra sur les chapeaux de roue en chassant du train arrière avec brutalité. 
Le jeune fut heurté par le bolide vrombissant et projeté violemment sur un trottoir vengeur. La batte de base-ball fit un bruit ridicule en tombant par terre. 
Le feu rouge qu’Antoine venait de brûler sans le voir esquissa une larme de sang.
Un camion gigantesque, un semi-remorque lancé à pleine allure et arrivant sur la droite, percuta de plein fouet les rêves d’enfants de Julien.
La Ferrari s’encastra sous la cabine et les roues énormes. Elle fut poussée horriblement sur une centaine de mètres, dans un fracas terrible et destructeur. Terriblement destructeur !
Le cortège tragique s’arrêta en venant percuter, par l’arrière et en biais, une file de voitures en stationnement. Le chauffeur du poids-lourd et Julien furent tués sur le coup. Sans appel. Sans recours. 
Ils partirent ensemble rejoindre l’interminable liste des victimes innocentes de la bêtise humaine.
Le jeune teigneux n’avait, pour sa part, qu’une jambe cassée. Il était inconscient quand les secours sont arrivés.
Il fut transporté dans le même hôpital qu’Antoine…

*****

Mathilde ne reconnut pas immédiatement ce corps martyrisé que Martineau lui présentait pourtant comme étant celui de l’homme qu’elle avait épousé trente-cinq ans auparavant. 
Antoine, qu’elle aimait plus que tout - plus qu’elle-même sans doute ! -, était méconnaissable. Des plâtres et des pansements immaculés recouvraient presque intégrale-ment son anatomie d’une blancheur d’incertitude lasse.
La chambre elle-même donnait froid dans le dos. Stérile, austère et gelée, on ne pouvait y pénétrer qu’affublés de masques, chaussons, blouses et gants protecteurs. Cet accoutrement aseptique lui permit de prendre conscience de la gravité de l’état de son mari avant même de recevoir un avis médical.
Elle était effondrée, médusée de voir son amour dans un tel état de fragilité et de dépendance. Les bruits stridents des électrocardiogrammes et électroencéphalogrammes lui rappelaient ceux des jeux électroniques de Julien…
Combien de fois s’était-elle emportée contre lui à propos de ces gadgets qu’elle jugeait stupides et sans intérêt pour son éducation ? Combien de fois avait-elle tenté de lui faire prendre un bon livre, sans succès ?  Combien de fois avait-elle râlé auprès de Frédéric ou d’Antoine qui lui achetaient toujours les dernières nouveautés abrutissantes.
Comme elle aurait aimé que Julien puisse continuer à jouer avec ses consoles pendant des années !
Elle contemplait Antoine, pleurant en lui tenant sa main indemne. La vie ne transpirait pas en lui. Son visage n’était pas visible. Heureusement, sans doute.
Cette momie qui respirait grâce à un mécanisme précieux, il lui fallut croire et accepter qu’il s’agissait de Mauzac, comme elle le nommait parfois lorsqu’elle était en colère.
Il venait de passer plus de dix heures sur la table d’opération et avait dû subir plusieurs interventions chirurgicales complexes et sans garantie. Ses deux jambes étaient brisées en plusieurs endroits. Il avait également un bras cassé, un poumon perforé et de multiples plaies un peu partout. 
Mais ce n’était pas le plus grave…
- Un hématome au cerveau m’oblige à demeurer extrêmement prudent et réservé sur le pronostic vital, Mathilde. Vous me comprenez, j’espère… dit soudain le Professeur et ami, brisant l’assourdissant silence qui engluait la pièce.
- Pas vraiment, Jean-Pierre. Pardonnez-moi… chuchota Mathilde dans un murmure aphone.
- Comment vous dire ? En fait, tout s’est bien déroulé en salle d’opération. Dans l’ensemble, cela devrait aller mais…
- Il y a donc un « mais », le coupa-t-elle.
- Euh, oui Mathilde. Il y en a un effectivement. Et il est de taille : Antoine a été victime d’un choc très sérieux au cerveau. Et…
- Et ? l’interrompit-t-elle.
- Et ce traumatisme a provoqué un important hématome qui n’est pas opérable. Pour le moment, tout du moins, poursuivit-il.
- Qu’essayez vous de me dire, Jean-Pierre ? lui demanda-t-elle légèrement irritée par toutes ces précautions oratoires.
- Antoine est dans un profond coma, avoua-t-il soudain.
- Qu’est-ce que cela signifie exactement ? Je vous en prie, Jean-Pierre, dîtes-moi la vérité. Pas de gants, s’il vous plaît ! Nous nous connaissons trop bien et je suis sûre qu’il n’apprécierait pas. Suis-je claire ? demanda-t-elle sur un ton amical mais ferme.
- Oui, certainement Mathilde, souffla-t-il
- Alors, soyez-le vous aussi ! insista-t-elle prestement.
- Je comprends… La vérité ? Puisque vous y tenez absolument, je vais vous la dire ! Antoine peut rester dans cet état pendant des semaines, des mois et même des années. Sans assistance respiratoire, il mourrait en quelques minutes. Il est absolument impossible d’en dire ou d’en savoir plus aujourd’hui. Il faut laisser du temps au temps. Il n’y a que cela que nous puissions faire : attendre ! Il vous faudra être patiente. C’est malheureusement le lot des familles de gens plongés dans le coma. Un jour on espère, le lendemain on doute… Cela se passe comme ça ! Vous vouliez la vérité ? Elle est dure cette vérité, Mathilde. Très dure, n’est-ce pas ?
- Oui, Jean-Pierre, c’est un fait , sanglota-t-elle
- Ne pleurez-pas ! Vous le connaissez comme moi. Que dis-je ? Bien mieux que moi ! Ce n’est pas n’importe qui… C’est Antoine ! C’est un homme fort et volontaire. Il reviendra. J’en suis convaincu, essaya-t-il pour la rassurer un peu.
- J’aimerais l’être autant que vous. Il préférera peut-être rejoindre Julien où il est, non ? lui demanda-t-elle, implorante.
- Ne dîtes pas cela ! tonna soudain le Professeur d’habitude si lisse et si courtois.
Mais elle l’avait dit…
- Et l’autre ? Le meurtrier, veux-je dire… Enfin, le jeune homme qui est responsable de tout cela, apparemment… Quel est son nom ? Où en est-il lui ? demanda-t-elle d’un seul coup.
- Il s’appelle Bruno Guerrain. Il a vingt-neuf ans. L’âge de votre belle-fille, je crois… 
- Oui ! Et alors ? s’emporta-t-elle à nouveau.
- Nous l’avons opéré d’une triple fracture ouverte au fémur. Sa jambe est bardée de broches. Il est en salle de réveil actuellement. Je crois bien qu’il boitera toute sa vie, si vous voulez mon avis… dit le grand chirurgien, oubliant soudain les contraintes pesantes d’un lourd secret médical qui ne peut résister bien longtemps devant la femme d’un ami…
- Je m’en moque bien, Jean-Pierre ! Pourquoi n’est-il pas mort ce salaud ? Ce drame est de sa faute, paraît-il.
Elle avait dit cela sur un ton si dur, si déterminé. Presque effrayant aussi…
- Ecoutez, Mathilde ! Je n’en sais pas plus que vous sur les responsabilités de l’accident. Je suis médecin, uniquement médecin. La police attend le réveil de Guerrain pour l’interroger. Et puis, vous savez, il faut penser à Antoine. Uniquement à Antoine ! Laissez faire la justice avec cet homme. C’est de son ressort maintenant. Soyez sûre qu’elle tiendra son rôle.
- Cela ne nous rendra pas Julien ! Et Antoine non plus ! s’exclama-t-elle.
- C’est vrai, Mathilde, mais, que voulez-vous, c’est le destin… Il faut l’accepter, non ? esquissa-t-il.
- N’utilisez jamais plus ce mot en ma présence, Jean-Pierre. Cela n’a rien a voir avec le destin, comme vous dîtes. Antoine a croisé la route d’une petite frappe, d’un petit voyou qui a tué mon petit-fils et qui l’a mis dans cet état-là ! Un commissaire me l’a dit. Il sait de quoi il parle, lui ! Non ? Le voyez-vous, Docteur, votre cher ami Antoine sur ce lit ! Je suis désolée mais cela n’a vraiment rien, mais alors vraiment rien de commun avec une quelconque fatalité. Oubliez ce genre de langage quand vous parlez d’un assassin. Me fais-je bien comprendre ? demanda-t-elle avec une colère non dissimulée.
- Euh, oui… tout à fait, bredouilla Martineau qui admettait parfaitement la réaction de cette femme qu’il avait toujours admiré secrètement.
Mathilde quitta alors la pièce sans le saluer, sans le voir peut-être. Elle adressa juste un regard tendre et triste à ce qu’il lui restait d’Antoine et qui gisait là, inerte, sur cet horrible lit.
Martineau se surprit à songer que son ami avait vraiment une femme à sa mesure…

*****

Les deux officiers de police judiciaire pénétrèrent dans la chambre de Bruno Guerrain sans frapper. La courtoisie élémentaire n’était pas dans leurs habitudes. Et puis, de toute façon, leur intime conviction de fins limiers, d’as de la lutte contre la criminalité, organisée, complètement anarchique voire même impromptue, possédait déjà, en cet instant prématuré, la consistance épaisse et ferme d’un métal rare.
Les quelques témoins présents sur les lieux du carambolage sanglant avaient, en effet, rapporté très précisément l’enchaînement des événements et établi de manière définitive et absolue la responsabilité de l’homme au fémur en morceaux.
Cette visite ne constituait donc pour eux qu’une simple formalité à accomplir. Avant de transmettre ce dossier vite ficelé au Parquet qui désignerait un Juge d’Instruction, ils devaient simplement obtenir les aveux du condamné d’avance… 
Ensuite et ensuite seulement, ils pourraient retourner à leurs belotes et autres demi-pressions.
Les voyant entrer de manière si peu cavalière, une jeune femme brune avec des yeux d’un bleu perçant comme une lame de profondeur se leva brusquement et leur lança :
- Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? Vos mères ne vous ont pas appris la politesse dans votre enfance ?
Celui qui devait être le chef parce qu’il avait le plus grand nombre de points pour sa retraite, lui répondit avec une amabilité toute relative eu égard à la très haute opinion qu’il avait de lui-même et de sa fonction…
- Police ! Alors, tu la fermes ! C’est moi qui pose les questions ici… Tu as dû déjà entendre ça quelque part, j’imagine, non ? lui demanda-t-il avec une voix de petit roquet teigneux, arrogant et assermenté.
Elle le toisa froidement sans lui répondre. Bruno n’avait pas esquissé un mouvement, pas bronché. Il attendait la suite.
- Qui es-tu d’abord et que fais-tu là ? gueula-t-il cette fois en lâchant toute sa puissance sonore.
D’une beauté rare et farouche, la fille devait en avoir vu des moins vertes et des moins mûres car elle ne se démonta en aucune manière. 
Sereinement, en fixant droit le regard autoritaire et agressif du décidément trop familier fonctionnaire de police, elle lui répliqua du tac au tac :
- Ah bon, on se tutoie donc ! T’es un flic, alors ? 
Elle réfléchit quelques courtes secondes et enchaîna avec un sourire ambigu et déterminé :
- Eh bien, tu vas me montrer gentiment ta jolie carte tricolore avec ta sale tronche dessus… Et ton collègue aussi par la même occasion ! Sinon…
- Sinon quoi ! s’exclama le flic demeuré muet jusqu’alors.
- Sinon, j’appuie immédiatement sur ce joli petit bouton rouge et tu vas devoir t’expliquer avec les médecins. Je crois savoir qu’ils n’apprécient pas trop que l’on torture leurs patients dans leur établissement… balança-t-elle sans frémir en saisissant la télécommande filaire destinée aux appels d’urgence.
- Mais nous n’avons encore torturé personne ! rétorqua le flic hiérarchiquement supérieur.
- Justement ! Montrez-moi vos cartes, je ne le répéterai pas ! Suis-je claire ? demanda-t-elle en mimant un très probable geste de déclenchement des hostilités…
- OK, c’est bon… soupira le flic en chef qui comprenait qu’il n’avait pas affaire à une petite rigolote. Mais alors pas du tout…
- Bon, très bien, je préfère cela, jubila-t-elle visiblement.
Les deux pandores adoucis sortirent donc assez fébrilement leurs identités plastifiées et officielles.
La jolie dresseuse de fonctionnaires oublieux de leurs obligations les prit, les lut attentivement et les remit au leader en affirmant avec malice:
- On dirait bien qu’elles sont vraies… Je vous écoute messieurs les inspecteurs.
Elle avait appuyé fortement sur la dernière liaison.
Le policier en second poursuivit ironiquement
- Mademoiselle, voudriez-vous avoir l’extrême obligeance et l’amabilité de me donner une pièce d’identité afin que les civilités d’usage soient tout à fait réciproques entre-nous…
Il devait avoir quarante-cinq ans bien sonnés et des problèmes au foie. Son fond d’œil était pisseux.
- Mais bien sûr, tout cela est demandé si poliment, si gentiment presque. J’aurais mauvaise grâce à ne point m’exécuter dans la minute… lui répondit-elle sur le même ton tortueux pour bien lui faire comprendre qu’elle pouvait jouer avec n’importe qui, dans n’importe quelle cour.
Elle tendit son passeport vierge de tout visa en tirant la langue intérieurement. Ce qu’elle maîtrisait depuis sa plus tendre enfance.
Il le lui arracha des mains rageusement, espérant encore pouvoir l’inonder d’effroi en plantant ses yeux jaunes globuleux dans l’océan intrépide de son regard insoumis.
Elle ne faiblit pas un instant dans cette oculaire et ridicule confrontation. Les flics, petits ou grands, importants ou basiques, de la ville ou des alpages, ne l’avaient jamais - mais alors en aucun cas ! -  intimidée. 
- Laetitia Jabot, vingt-neuf ans… C’est bien ça ? demanda l’hépatique OPJ.
Complètement ahurie devant cette sagacité soudaine, elle riposta hargneusement :
- C’est bien ce qu’il y a d’écrit là-dessus, non ? Ça doit être moi, alors ! Pfffff…
« Crétin ! » ajouta-t-elle,  pour elle-même seulement.
- Avez-vous un lien de parenté quelconque avec lui ? poursuivit-il sans relever et en désignant d’un hochement de tête dédaigneux Bruno Guerrain, déjà prisonnier, allongé sur son lit, la jambe soutenue par un tortueux système de poulies alambiquées.
- C’est mon copain… chuchota-t-elle dans un léger mais pourtant perceptible soupir d’exaspération.
- Votre copain ? s’enquit-il, l’air soudainement heureux.
- Enfin mon fiancé, si vous préférez ! C’est plus un terme de votre époque, non ? le provoqua-t-elle.
- Oui, c’est ça… Mon époque…  Et vous vivez ensemble ? continua-t-il imperturbable comme un chasseur de biche aux abois.
- Evidemment ! Qu’est-ce que vous croyez ? s’exclama-t-elle, en colère car elle comprenait où le salaud voulait l’emmener, irrémédiablement.
- En concubinage ? En PACS ? Dans un cadre juridique quelconque, Mademoiselle ?

Il avait appuyé sur ce mot intentionnellement.
- Non, juste comme ça. Nous vivons ensemble, c’est tout ! dut-elle avouer, contrainte et forcée.
- Eh bien, Mademoiselle. Je suis au regret de vous informer que vous n’avez rien à faire ici. Vous allez sortir bien gentiment, sans faire d’histoires. Nous devons l’interroger et lui signifier des choses assez désagréables pour lui. Vous comprenez ? débita-t-il, tout content d’avoir trouvé un argument à ce point imparable.
- Mais… tenta-t-elle
- Ecoutez, si vous tenez absolument à provoquer un scandale, je vous fais immédiatement coffrer pour entrave au bon fonctionnement d’une enquête criminelle en cours.
L’OPJ en chef avait repris la parole pour proférer ces menaces bien réelles. Il poursuivit, implacable :
- Vous croyez sans doute que je plaisante ? dit-il en la saisissant par l’épaule et en portant la main à ses menottes qui alourdissaient son ceinturon de cuir noir d’une autorité métallique. 
- Euh… Non je comprends. Lâchez-moi, s’il vous plaît. demanda-t-elle à ce Robocop de banlieue.
- Lâchez-là ! Elle n’a rien à voir avec tout ça. Foutez-lui la paix, bordel ou je ne vous dirai rien !
Bruno avait hurlé ces mots depuis son lit, s’il avait pu se déplacer à ce moment-là, les flics auraient, sans aucun doute, pu aller se faire recoudre deux étages plus bas… 
Mais voilà, il était bloqué, coincé, par son fémur disloqué. Il dut se contenter de protéger sa Laetitia en menaçant les poulets acides de se taire et de faire traîner l’enquête. 
Ils le comprirent parfaitement. Le silence éventuel de Bruno risquait de leur faire perdre un temps précieux en heures supplémentaires non payées… 
Le plus jeune des deux flics tendit alors à Laetitia son adorable anorak couleur crème et son sac à main fourre-tout en lui indiquant du bras la direction de la sortie. 
- Puis-je lui dire au revoir ? leur demanda-t-elle sans émotion apparente, sans supplier le moins du monde en tout cas.
- Pas de problème. Vous avez une minute et une seule ! Profitez-en bien car vous risquez fort de ne plus pouvoir l’embrasser avant plusieurs années. C’est moi qui vous le dit, belle enfant… expliqua le chef sur un ton sentencieux qui en disait long sur l’objectivité qu’il comptait donner à l’interrogatoire qui allait suivre…
Laetitia s’approcha doucement de Bruno en l’observant attentivement, savourant du mieux qu’elle le pouvait ses derniers instants où elle pouvait le voir à peu près libre.
Se penchant vers lui, elle lui roula un énorme et très profond patin bien baveux qui fit saliver de jalousie les deux voyeurs à qui rien n’échappait, décidément. 
Elle lui caressait tendrement les cheveux tout en tournant passionnément la langue, les yeux fermés et humides. Ces deux-là s’aimaient. Et pas qu’un peu ! C’était évident.
A la vue de ce spectacle, le plus jeune flic ressentit un léger fourmillement au fond de son slip Kangourou en coton. Il mit cet événement trop rare pour lui sur le compte de la fatigue…
- A bientôt, mon amour. Ne les écoute pas. Ils disent n’importe quoi, je t’assure.
Elle espérait sincèrement ce qu’elle disait. Y croyait-elle ?
- Oui, oui mon cœur… Tu as raison. A bientôt, lui répondit Bruno avec son boulet accroché solidement au pied.
Elle l'enlaça une dernière fois, lui fit un petit bec tout sec et tout doux puis quitta hâtivement la chambre sans un mot et sans un regard pour les flics impatients d’en découdre.
En se retrouvant dans le couloir javellisé de l’hôpital, elle comprit d’un coup la gravité de la situation de Bruno. 
Deux plantons en uniformes bleus et ternes encadraient scrupuleusement la porte blanche de son amant maudit dans le pétrin noir…

*****

Julien fut enterré dans la plus stricte intimité familiale. Frédéric, Alexandra et Mathilde, surtout, avait particulièrement tenu à préserver cette solennelle et déchirante cérémonie de toute compassion mondaine à l’hypocrisie souvent sous-jacente.
Aucun faire-part n’avait donc été envoyé. Il n’était pas davantage question de fleurs ou de condoléances, forcément déplacées en un tel contexte. 
Les imposants carnets, fournis d’adresses prestigieuses, avaient dû demeurer dans les tiroirs profondément secrets et patinés des secrétaires d’acajou.
Le tout petit cercueil blanc en chêne massif et désuet, seul, dans cette grande église aux murs tapissés de prières, soulignait atrocement la pathétique absurdité de cette mort injuste. La mort d’un enfant ne saurait trouver la moindre explication, la moindre justification ; même au sein d’un édifice purement religieux.
Frédéric, assommé de tranquillisants et déchiré jusqu’au plus profond de son âme, était soutenu par sa mère et sa femme. Il trouva à peine la force d’avancer ses pas jusqu’aux bancs que surplombait un autel lumineux comme une étoile polaire.
Ils prirent place sans un mot, sans un souffle de vie, livides.
Quelques sanglots féminins étouffés rompaient de temps à autre un silence si pesant qu’il écrasait tout de sa main délétère. 
Affalé sur son siège d’amertume infinie, le regard de ce père mutilé se perdait dans des horizons glauques peuplés de sombres desseins et de photos jaunies.
Le prêtre, accompagné de deux enfants de chœur à peine plus âgés que ne l’était Julien, entra par une ouverture dérobée. Il connaissait bien Mathilde. Les autres membres de la famille, il ne le apercevait généralement - et encore, très peu ! -  qu’aux baptêmes, aux mariages et aux enterrements…
Il était très ému et prononça difficilement quelques paroles pour accompagner le petit ange ensanglanté vers son Dieu et pour tenter aussi d’aider ses proches abattus  à traverser cette épreuve inhumaine, démesurée.
Frédéric n’écoutait pas. Mathilde et la maman de Julien ne pouvaient entendre non plus. Les mots du curé s’envolèrent tristement vers la nef pour y suinter à jamais. 
Pourtant, à un unique moment, l’oreille de Frédéric fut accrochée par quelque chose qui le secoua. Il s’agissait d’un passage de Matthieu que l’ecclésiastique lisait durement :
«  Qui est le plus grand dans le royaume des cieux ? »
Jésus fit signe à un petit enfant, le mit devant eux et dit :
« Oui, je vous le déclare, si vous ne redevenez comme de petits enfants, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux. Celui-là donc qui se fera petit comme cet enfant, sera le plus grand dans le royaume des cieux. Celui qui reçoit en mon honneur un tel enfant, me reçoit. Mais si quelqu’un fait tomber dans le péché l’un de ces petits qui croient en moi, il vaudrait mieux pour lui qu’on lui suspendît au cou la meule d’un moulin et qu’on le précipitât dans la mer ».
Toute l’articulation subtilement belle du discours philo-sophique et religieux alentour échappa irrémédiablement à Frédéric comme du sable fuyant dans une paume désespérée. L’amour, le pardon et la rédemption évoqués ensuite par l’homme de foi trouvèrent le cœur de Frédéric fermé, perdu avec obstination dans ses désirs de vengeance. 
Non, il ne pouvait entendre cela ; pas à ce moment-là !
Quelques prières d’usage plus tard, ce cauchemar à l’encens et aux bougies blanches prit fin dans un souffle d’absolution.
Le soleil automnal escorta sinistrement le corbillard et la voiture qui le suivait jusqu’au cimetière voisin. Le chauffeur de Mathilde essuyait ses pleurs comme un automate.
Sans voir le paysage blafard et crépusculaire de cette matinée pluvieuse, les regards intérieurs se perdaient au-dehors…
Alexandra dut insister pour sortir Frédéric de la voiture noire. Il ne voulait venir, prétendit qu’il ne pouvait pas. Mathilde le tira fermement par le bras. Il la suivit. Résigné, il se dirigea, entouré des deux femmes, vers un petit attroupement. Les employés des pompes funèbres entouraient le trou béant. 
Trois poignées de terre plus tard, Julien était enseveli sous des tonnes de regrets et de larmes. Le ciel pleurait.

*****

                                                                                                 Laurent Potelle
 

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