Je
publie ici le début d'un roman que
j'avais commencé à écrire pour un
PDG friqué en mal de notoriété et de
gloire à moindre frais...
Selon
l'expression, assez laide
d'ailleurs, j'étais son nègre.
Il
était plutôt satisfait de mon
travail mais il avait un peu de mal
à concevoir que les esclaves se
paient de nos jours... Surement une
vieille habitude !
Antoine Mauzac
(titre
de travail)
Roman
Trois
mois de coma, c’est comme un gouffre
sans fond, un tunnel sans la moindre
petite lumière d’espoir incertain,
un cercueil sans cadavre.
Flottant
entre deux mondes, le notre bien
incertain et l’autre très
improbable, Antoine Mauzac a
semblé hésiter pendant ces
longues, ces très longues, ces
interminables semaines.
Le
service de réanimation du
renommé Professeur en
Traumatologie, Jean-Pierre
Martineau, son ami de toujours,
n’a eu, durant cette période
glaciaire de sa vie, d’yeux que
pour lui pourtant.
Le
personnel entier, de la femme de
ménage aux plus grands pontes de
la médecine sur-diplômée,
sur-facturée et très sûre
d’elle-même, s’est presque
exclusivement consacré à veiller à
son retour à des considérations
plus humaines.
Toutes
les personnalités que comptent la
ville, le département et même la
région, se sont déplacées pour
venir au chevet de cet homme
exceptionnel légumisé atrocement
sur un lit d’hésitation fatale.
Mathilde,
épouse fidèle et absolument modèle
d’Antoine, fut devant elles d’une
dignité remarquable.
Le
maire en personne, Christian
Desfond, est venu parler quelques
instants avec son premier-adjoint
chargé des finances et, en
l’occurrence, de multiples câbles
et capteurs de toutes
sortes.
Ils
avaient tout fait ensemble, des
quatre cents coups de
l’adolescence insouciante et dorée
aux coups les plus fumants de la
respectabilité acquise à coups de
millions de francs lourds au
suffrage universel direct.
Il
lui a dit des choses banales à
propos de la commune ou de son
entreprise, Mauzac Import, qui,
toutes deux, avaient besoin de
lui. Il lui a parlé de sa famille
aussi qui l’attendait.
Antoine
n’a pas bronché, n’a pas bougé
d’un quart de néant. Ses paupières
tuméfiées sont demeurées
désespérément inertes et closes.
La
prose de l’édile sembla se perdre
dans l’écho lointain d’une fureur
embrumée d’incertitude et de
pleurs. Christian ne trouva pas
les chemins perdus de l’âme de son
cher Antoine…
Frédéric
Mauzac,
fils prodigue du grand capitaine
d’industrie, successeur tout
désigné, brillant ingénieur et
commercial sans peur, sans
reproche et sans pitié, ne trouva
pas les mots pour dialoguer avec
ce père.
Il
lui avait donné la vie trente ans
plus tôt mais venait, dans des
circonstances ô combien
dramatiques de lui arracher la
chair de sa chair, la prunelle
chérie de ses yeux embués, son
fils adoré.
Julien
était mort, lui ! Il n’aurait plus
la chance de connaître le
déroulement du film de sa propre
vie. Il ne saurait jamais le
bonheur d’aimer, de se battre, de
gagner souvent, de perdre aussi
parfois…
Non,
Julien ne goûterait jamais plus
aux fruits acides, amers et doux
de l’existence. A neuf ans, il
était mort et enterré. Personne ne
défilait dans sa chambre d’hôpital
pour tenter, par des propos
lénifiants, de l’amener à faire le
bon choix sur les conseils d’une
équipe médicale ultra-compétente
et avisée. Il n’avait pas eu
cette latitude, lui !
Décidément,
Frédéric
n’avait rien à dire à cet homme
allongé là devant lui comme un
condamné à vivre…
Lui
en voulait-il ?
Ces
sentiments procédaient alors d’une
confusion sans nom. Le bordel
était tel dans sa tête qu’il
songeait à la faire sauter à la
dynamite ou au mortier.
Depuis
les obsèques de son enfant, il
n’avait plus rien fait, rien
pensé, rien décidé non plus. Son
quotidien ressemblait à une
errance de prisonnier dans une
cour d’illusions perdues dans
laquelle il tournait sans fin les
pieds-nus dans une mare de sang et
de remords.
Voir
son propre père appareillé de la
sorte, dans un service de soins
hautement intensifs, le laissait
certes pantois mais, à dire vrai,
ne l’attristait pas réellement.
Enfin, pas comme un fils pourrait
- ou devrait ! - l’être devant le
corps inerte d’un père intubé,
sous respirateur artificiel,
entouré d’une quantité
redoutablement impressionnante
d’appareils de mesures ou de soins
sophistiqués et tragiques.
Le
linceul de Julien enveloppait
totalement et définitivement la
moindre de ses facultés
d’affliction. Il ne voyait que ce
linge morbide fluctuant au-dessus
d’un amas de tôles froissées,
brisées, déchirées et infectes.
Il
ne pouvait discerner, dans cette
vision d’horreur, le corps de son
père comprimé par le volant,
martyrisé par des ferrailles
agressives et saillantes, écrasé
entre le tableau de bord et les
sièges, dégagé durant des heures
par des pompiers vaillants et
exténués.
Frédéric
souffrait
trop pour pouvoir supporter
l’immonde poids de ces deux
douleurs si génétiquement liées,
si étroitement intimes…
Sa
femme, Alexandra, fut beaucoup
plus courageuse, comme le sont si
souvent les femmes dans les
circonstances les plus tragiques
que peut réserver un destin
implacable et écœurant.
Elle
vint rendre visite à son beau-père
chaque matin de son interminable
et incertaine « absence » et sut
trouver les termes justes pour lui
parler.
Le
Professeur Martineau avait, en
effet, particulièrement insisté
auprès d’elle et de son mari sur
le fait qu’Antoine entendait et
comprenait très probablement tout
ce que l’on pouvait lui
dire.
Un
tel dialogue représentait sans
aucun doute, selon ce distingué
spécialiste en mort-vivants, la
meilleure des thérapies pour
l’amener à sortir lentement - très
lentement… - de sa torpeur
comateuse.
Il
leur avait également expliqué
qu’Antoine ne se sou-viendrait
vraisemblablement de rien à son
réveil. S’il devait se réveiller…
Néanmoins,
son
expérience en ce domaine lui
permettait de penser et d’affirmer
que les mots prononcés ainsi
étaient comme autant de filins
frêles et fragiles envoyés dans le
vide mais qui, peu à peu,
parviendraient à se tisser
entre-eux pour constituer une
solide corde qui permettrait
un jour, peut-être, le retour
d’Antoine au sein sa famille.
Alors,
Alexandra parla avec lui sans
relâche, pendant des semaines. Des
heures durant, elle se découvrit
sans faux-semblant et sans pudeur
devant cet homme livide qu’elle
respectait comme son propre père.
Elle
lui raconta l’accident, lui en
décrivit toute l’horreur et
l’absurdité. Cette femme belle et
sensible, meurtrie pourtant au
plus profond d’elle-même,
bouleversée jusqu’aux plus intimes
recoins de son âme et de ses
entrailles, lui parla de la perte
atroce de Julien mais, par
compassion ou par amour,
évoqua aussi sa fille cadette.
Elle savait qu’Antoine l’adorait
plus que tout au monde. Il
la couvrait toujours de tonnes et
de tonnes de cadeaux, provoquant
parfois la jalousie naturelle de
son grand frère.
Mais
cela ne se produirait plus. Plus
jamais !
Mélanie
vint
même avec sa maman pour raconter
ses folles histoires d’enfant à
son silencieux grand-père.
Elle
lui fit une ribambelle de dessins
avec lesquels elle décora
soigneusement, en dépit des
protestations bien illégitimes des
infirmières, la chambre glaciale
où son « papi chéri » reposait
froidement sans prêter attention à
ses rires.
Sur
l’un d’entre eux, très joli mais
obscur comme le sont parfois les
représentations picturales de nos
chers bambins, elle avait écrit :
« Julien dans les nuages ».
En
regardant attentivement et en
écoutant ses explications,
surtout, on pouvait deviner qu’un
petit enfant, son frère, faisait
du vélo dans le ciel avec des
anges…
*****
Antoine
Mauzac avait toujours démesurément
aimé les belles automobiles
luxueuses, chères et
puissantes.
Il
n’était pas dans sa vingtième
année lorsque son père lui avait
offert sa première voiture
rouge.
Et
ce n’était pas un simple camion de
pompiers !
Depuis,
il n’avait jamais changé de marque
ou d’habitudes. Il conduisait vite
et assez bien dans l’ensemble pour
un danger ambulant imbu de sa
personne.
Ses
hautes relations dans les milieux
policiers et judiciaires lui
avaient toujours permis de ne
jamais devoir répondre de ses
actes routiers délictueux devant
la moindre juridiction compétente
et impartiale.
L’impunité
représentait,
en effet, chez lui une véritable
et profonde seconde nature.
Sa
fortune immense, héréditaire et
ancestrale, son pouvoir lié à des
fonctions électives importantes,
son éducation également avaient
fait de lui un véritable « petit
seigneur » doué d’une
invraisemblable faculté de
mépris.
Il
n’avait, entre autre et somme
toute, que très peu de
considération pour les « manants »
au volant de leurs petites
cylindrées poussives.
Comme
homme de gauche, il se posait là…
Il faut bien le reconnaître
!
Il
appartenait plus volontiers à une
certaine tendance caviar-champagne
plutôt que pâté-vin rouge…
En
fait, Antoine aimait à se
comporter comme l’aristocrate
dégénéré qu’il n’était pas mais
qu’il aurait tant voulu être. Son
appartenance à la bourgeoisie
besogneuse l’avait toujours un
tant soit peu complexée au niveau
du vécu...
Il
avait un peu trop fréquenté des «
fins de race » durant ses
brillantes études et les avait
toujours envié secrètement pour ce
qu’il prenait pour une noblesse
d’âme.
En
mairie, cela faisait beaucoup
jaser et sourire les employés
communaux.
Cependant,
personne
ne se serait avisé de lui faire la
plus insignifiante petite
réflexion sur ce délicat sujet.
Ç’eut été par trop dangereux, à
tous les points de vue…
Mauzac
avait en effet la réputation
d’adorer la confrontation physique
et casser la gueule d’un incorrect
était un sport qu’il pratiquait
fréquemment.
Quand
cela s ‘avérait nécessaire, selon
des critères médiévaux
soigneusement entretenus par des
lectures nostalgiques et
parfaitement anachroniques, il ne
détestait pas faire le
coup-de-poing.
On
le craignait d’ailleurs plus qu’on
ne le respectait. Mais cela lui
convenait parfaitement.
Il
n’était pas bégueule…
Son
passé de militaire dans ce que
l’on appelle pudiquement les
événements d’Algérie - pour ce qui
fut une guerre effroyable et
sanglante ! - l’avait en effet
rompu aux différentes techniques
du combat à mains-nues.
On
lui avait appris à tuer un homme
d’un coup, d’un seul. Il s’en
souvenait parfaitement. Il avait
dû le faire à plusieurs reprises
lors de missions commandos
obscures et secrètes comme le
climat nauséabond de l’époque.
Ne
supportant pourtant la moindre
vantardise ou forfanterie, ses
actes combattants n’avaient jamais
franchis le cercle très restreint
de quelques rares proches ainsi
que celui de diverses instances
militaires, muettes par
définition…
Tous
ignoraient ce tempérament, ce
savoir-faire de tueur embrigadé,
capable d’exécuter les plus basses
besognes sur un simple ordre oral
d’une hiérarchie invisible.
Cette
assurance acquise en rampant et
son caractère d’acier trempé dans
l’hémoglobine et la boue lui
assuraient généralement une
sereine tranquillité dans les
rapports humains tendus.
Il
se pensait supérieur aux autres et
impressionnait littéralement ses
interlocuteurs mais aussi les
simples passants qui ne faisaient
que passer dans son imposant et
suprême sillage…
Aussi,
fut-il plus que surpris, ce
matin-là, de croiser la route d’un
jeune homme qui ne ressentit
absolument pas cette habituelle
crainte qu’il suscitait.
Toujours
peu soucieux des autres usagers de
sa route, Antoine avait, tout à
fait banalement en ce qui le
concernait, fait une véritable et
fort périlleuse queue-de-poisson
au conducteur fougueux d’une
petite voiture noire très
nerveuse.
L’homme
n’avait que très modérément
apprécié le fait de se faire
doubler de la sorte, fusse par une
Ferrari flamboyante de désirs,
d’envies et d’histoires
merveilleuses !
Se
retrouver nez à nez avec un arbre,
à moins d’un mètre, après un
freinage en catastrophe, n’eut pas
l’air non plus très à son goût.
Après
avoir
redémarré en trombe, il rejoignit
le bolide arrêté à un feu rouge,
ouvrit sa vitre rageusement et
engueula plus que vertement sa
majesté qui ne s’était aperçu de
rien.
Il
l’insulta d’une façon telle
qu’Antoine se crispa et suffoqua
littéralement. Jamais personne
n’avait osé lui parler sur ce ton
fort peu respectueux en soixante
années d’une existence prédatrice
et fière de l’être.
Il
ne pouvait y croire. Comment ce
jeune con osait-il s’adresser
ainsi à son illustre personne ? Il
devait être étranger à la ville ou
fou, peut-être même les deux ! Il
ne pouvait y avoir que cette
explication. C’était évident.
Le
jeune inconscient sortit de sa
voiture avec une batte de
base-ball à la main. Le métal
froid et dur brillait, menaçant,
sous le soleil inquiet.
Il
continuait à l’insulter
copieusement en utilisant un
vocabulaire fleuri dont le premier
maire-adjoint ignorait jusqu’à
l’existence. Deux mondes
parallèles et incompatibles se
rencontraient là : celui des
hôtels particuliers des beaux
quartiers et celui des cités
immondes et oubliées du haut de la
ville. Antoine avait bien entendu
parler de l’existence d’îlots
sauvages dans sa commune mais il
ne pensait pas que de tels
énergumènes y survivaient encore…
-
Espèce de vieil enculé ! Sale
rupin ! Enfoiré de bourgeois de
mes deux ! Tu crois que tu peux
faire ce que tu veux, hein ? Tu
crois que tu peux foutre en l’air
les gens et te casser, comme ça…
Non mais où tu vas ? Où tu te
crois ? Sors de ta merde, espèce
de fils de pute ! Je vais
t’apprendre le code de la route,
moi ! Je vais te défoncer la
gueule, espèce de sale crevard !
aboya le jeune lettré, visiblement
peu sensible à l’impressionnant
visage d’Antoine ainsi qu’aux
usages linguistiques et mondains
préconisés par Madame la Baronne
de Rothschild…
-
Monsieur, calmez-vous. Je vous en
prie, répondit Antoine qui sentait
monter en lui une colère dont il
ne connaissait que trop les effets
destructeurs.
-
Sors de là, fils de pute !
Nique-ta mère et ta grand mère,
aussi ! rétorqua rapidement
l’amateur de Verlaine et Rimbaud
que la courtoisie autoritaire du
notable outragé n’émouvait guère.
-
Monsieur, enfin ! Je ne vous avais
pas vu, c’est tout. Je vous prie
de m’excuser, tenta l’ancien
commando pour calmer un jeu qui
s’engageait bien mal.
-
Ferme ta gueule et sors de là ou
j’explose ta putain de caisse !
Est-ce que je suis clair ?
répliqua l’autre dans la demi
seconde qu’il voulut bien laisser
par pure diplomatie…
-
Il a quoi le monsieur, papi ?
demanda soudain Julien à son
grand-père qui était pâle comme la
mort en tournée de ramassage
scolaire.
-
Rien, mon chéri. Ce n’est rien. Il
va se calmer. N’aies pas peur,
surtout, dit-il à son petit-fils
pour tenter de le rassurer.
Mais
l’autre, toujours furieusement
existé, rougeâtre et écumant comme
un épileptique asymptomatique
lança :
-
Alors, tu viens pédé ou tu te fais
dessus comme une merde ? Allez,
magne-toi ! sors de là !
Antoine
regarda vers sa boîte à gants. Son
colt 45 ne la quittait jamais. Il
songea quelques instants à le
sortir pour ramener l’impoli à des
considérations plus respectueuses
mais se ravisa vite.
Julien,
sanglé dans le siège-baquet,
l’observait de ses grands yeux
d’enfant délicat.
Non,
il ne pouvait décidément faire
cela devant son petit-fils. Il
n’en était pas question.
Regardant
alors froidement l’excité du bâton
qui trépignait d’impatience à
l’idée de se taper un bourgeois,
il lui déclara glacialement :
-
Toi, mon petit père, tu as de la
chance ! Tu n’en as peut-être pas
conscience mais tu as une foutue
satanée chance ! C’est moi qui te
le dit et tu peux me croire…
-
Quoi, quoi ! Qu’est-ce que tu dis,
enculé ? Sors de ta tire au lieu
de raconter des conneries !
T’avais des couilles toute à
l’heure au volant. C’était plus
facile, hein ? explosa de nouveau
le jeune homme
-
Si j’étais seul… esquissa Antoine.
-
Quoi ? Mais vas te faire foutre !
C’est pas parce que t’es avec un
morpion que tu vas t’en tirer
comme ça. Ce serait trop facile
mon pote ! Fallait y penser avant,
espèce de tête de cul ! Sac à
foutre !
En
prononçant cette dernière insulte,
le jeune troubadour abattit un
énorme coup de batte sur le capot
rutilant du bijou d’Antoine.
Julien se mit aussitôt à pleurer.
-
Espèce de petit salaud ! Tu vas me
le payer, ça ! Je te promets que
l’on va se retrouver. Et plus tôt
que tu ne le crois ! menaça
Antoine qui ne plaisantait pas…
Il
n’avait pas terminé le bout du
bout de sa phrase que le petit
salaud en question assénait un
second coup, plus terrible encore,
sur le pare-brise, cette fois, de
la voiture au cheval cabré.
Une
étoile mystérieuse et malsaine s’y
dessina instantanément. Un bruit
sourd et creux retentît dans le
même éclair.
Antoine
comprit qu’il ne pouvait rien
faire à cause de la présence de
Julien.
Il
ne voulait pas le choquer
davantage. Se battre devant son
petit-fils lui apparût comme
totalement impensable, déplacé et
odieux.
Sans
aucune visibilité, il enclencha la
première, accéléra à fond et
relâcha l’embrayage brusquement
dans l’espoir de se dégager de
cette situation puante.
La
fusée italienne démarra sur les
chapeaux de roue en chassant du
train arrière avec
brutalité.
Le
jeune fut heurté par le bolide
vrombissant et projeté violemment
sur un trottoir vengeur. La batte
de base-ball fit un bruit ridicule
en tombant par terre.
Le
feu rouge qu’Antoine venait de
brûler sans le voir esquissa une
larme de sang.
Un
camion gigantesque, un
semi-remorque lancé à pleine
allure et arrivant sur la droite,
percuta de plein fouet les rêves
d’enfants de Julien.
La
Ferrari s’encastra sous la cabine
et les roues énormes. Elle fut
poussée horriblement sur une
centaine de mètres, dans un fracas
terrible et destructeur.
Terriblement destructeur !
Le
cortège tragique s’arrêta en
venant percuter, par l’arrière et
en biais, une file de voitures en
stationnement. Le chauffeur du
poids-lourd et Julien furent tués
sur le coup. Sans appel. Sans
recours.
Ils
partirent ensemble rejoindre
l’interminable liste des victimes
innocentes de la bêtise humaine.
Le
jeune teigneux n’avait, pour sa
part, qu’une jambe cassée. Il
était inconscient quand les
secours sont arrivés.
Il
fut transporté dans le même
hôpital qu’Antoine…
*****
Mathilde
ne reconnut pas immédiatement ce
corps martyrisé que Martineau lui
présentait pourtant comme étant
celui de l’homme qu’elle avait
épousé trente-cinq ans
auparavant.
Antoine,
qu’elle aimait plus que tout -
plus qu’elle-même sans doute ! -,
était méconnaissable. Des plâtres
et des pansements immaculés
recouvraient presque
intégrale-ment son anatomie d’une
blancheur d’incertitude lasse.
La
chambre elle-même donnait froid
dans le dos. Stérile, austère et
gelée, on ne pouvait y pénétrer
qu’affublés de masques, chaussons,
blouses et gants protecteurs. Cet
accoutrement aseptique lui permit
de prendre conscience de la
gravité de l’état de son mari
avant même de recevoir un avis
médical.
Elle
était effondrée, médusée de voir
son amour dans un tel état de
fragilité et de dépendance. Les
bruits stridents des
électrocardiogrammes et
électroencéphalogrammes lui
rappelaient ceux des jeux
électroniques de Julien…
Combien
de fois s’était-elle emportée
contre lui à propos de ces gadgets
qu’elle jugeait stupides et sans
intérêt pour son éducation ?
Combien de fois avait-elle tenté
de lui faire prendre un bon livre,
sans succès ? Combien de
fois avait-elle râlé auprès de
Frédéric ou d’Antoine qui lui
achetaient toujours les dernières
nouveautés abrutissantes.
Comme
elle aurait aimé que Julien puisse
continuer à jouer avec ses
consoles pendant des années !
Elle
contemplait Antoine, pleurant en
lui tenant sa main indemne. La vie
ne transpirait pas en lui. Son
visage n’était pas visible.
Heureusement, sans doute.
Cette
momie qui respirait grâce à un
mécanisme précieux, il lui fallut
croire et accepter qu’il
s’agissait de Mauzac, comme elle
le nommait parfois lorsqu’elle
était en colère.
Il
venait de passer plus de dix
heures sur la table d’opération et
avait dû subir plusieurs
interventions chirurgicales
complexes et sans garantie. Ses
deux jambes étaient brisées en
plusieurs endroits. Il avait
également un bras cassé, un poumon
perforé et de multiples plaies un
peu partout.
Mais
ce n’était pas le plus grave…
-
Un hématome au cerveau m’oblige à
demeurer extrêmement prudent et
réservé sur le pronostic vital,
Mathilde. Vous me comprenez,
j’espère… dit soudain le
Professeur et ami, brisant
l’assourdissant silence qui
engluait la pièce.
-
Pas vraiment, Jean-Pierre.
Pardonnez-moi… chuchota Mathilde
dans un murmure aphone.
-
Comment vous dire ? En fait, tout
s’est bien déroulé en salle
d’opération. Dans l’ensemble, cela
devrait aller mais…
-
Il y a donc un « mais », le
coupa-t-elle.
-
Euh, oui Mathilde. Il y en a un
effectivement. Et il est de taille
: Antoine a été victime d’un choc
très sérieux au cerveau. Et…
-
Et ? l’interrompit-t-elle.
-
Et ce traumatisme a provoqué un
important hématome qui n’est pas
opérable. Pour le moment, tout du
moins, poursuivit-il.
-
Qu’essayez vous de me dire,
Jean-Pierre ? lui demanda-t-elle
légèrement irritée par toutes ces
précautions oratoires.
-
Antoine est dans un profond coma,
avoua-t-il soudain.
-
Qu’est-ce que cela signifie
exactement ? Je vous en prie,
Jean-Pierre, dîtes-moi la vérité.
Pas de gants, s’il vous plaît !
Nous nous connaissons trop bien et
je suis sûre qu’il n’apprécierait
pas. Suis-je claire ?
demanda-t-elle sur un ton amical
mais ferme.
-
Oui, certainement Mathilde,
souffla-t-il
-
Alors, soyez-le vous aussi !
insista-t-elle prestement.
-
Je comprends… La vérité ? Puisque
vous y tenez absolument, je vais
vous la dire ! Antoine peut rester
dans cet état pendant des
semaines, des mois et même des
années. Sans assistance
respiratoire, il mourrait en
quelques minutes. Il est
absolument impossible d’en dire ou
d’en savoir plus aujourd’hui. Il
faut laisser du temps au temps. Il
n’y a que cela que nous puissions
faire : attendre ! Il vous faudra
être patiente. C’est
malheureusement le lot des
familles de gens plongés dans le
coma. Un jour on espère, le
lendemain on doute… Cela se passe
comme ça ! Vous vouliez la vérité
? Elle est dure cette vérité,
Mathilde. Très dure, n’est-ce pas
?
-
Oui, Jean-Pierre, c’est un fait ,
sanglota-t-elle
-
Ne pleurez-pas ! Vous le
connaissez comme moi. Que dis-je ?
Bien mieux que moi ! Ce n’est pas
n’importe qui… C’est Antoine !
C’est un homme fort et volontaire.
Il reviendra. J’en suis convaincu,
essaya-t-il pour la rassurer un
peu.
-
J’aimerais l’être autant que vous.
Il préférera peut-être rejoindre
Julien où il est, non ? lui
demanda-t-elle, implorante.
-
Ne dîtes pas cela ! tonna soudain
le Professeur d’habitude si lisse
et si courtois.
Mais
elle l’avait dit…
-
Et l’autre ? Le meurtrier, veux-je
dire… Enfin, le jeune homme qui
est responsable de tout cela,
apparemment… Quel est son nom ? Où
en est-il lui ? demanda-t-elle
d’un seul coup.
-
Il s’appelle Bruno Guerrain. Il a
vingt-neuf ans. L’âge de votre
belle-fille, je crois…
-
Oui ! Et alors ? s’emporta-t-elle
à nouveau.
-
Nous l’avons opéré d’une triple
fracture ouverte au fémur. Sa
jambe est bardée de broches. Il
est en salle de réveil
actuellement. Je crois bien qu’il
boitera toute sa vie, si vous
voulez mon avis… dit le grand
chirurgien, oubliant soudain les
contraintes pesantes d’un lourd
secret médical qui ne peut
résister bien longtemps devant la
femme d’un ami…
-
Je m’en moque bien, Jean-Pierre !
Pourquoi n’est-il pas mort ce
salaud ? Ce drame est de sa faute,
paraît-il.
Elle
avait dit cela sur un ton si dur,
si déterminé. Presque effrayant
aussi…
-
Ecoutez, Mathilde ! Je n’en sais
pas plus que vous sur les
responsabilités de l’accident. Je
suis médecin, uniquement médecin.
La police attend le réveil de
Guerrain pour l’interroger. Et
puis, vous savez, il faut penser à
Antoine. Uniquement à Antoine !
Laissez faire la justice avec cet
homme. C’est de son ressort
maintenant. Soyez sûre qu’elle
tiendra son rôle.
-
Cela ne nous rendra pas Julien !
Et Antoine non plus !
s’exclama-t-elle.
-
C’est vrai, Mathilde, mais, que
voulez-vous, c’est le destin… Il
faut l’accepter, non ?
esquissa-t-il.
-
N’utilisez jamais plus ce mot en
ma présence, Jean-Pierre. Cela n’a
rien a voir avec le destin, comme
vous dîtes. Antoine a croisé la
route d’une petite frappe, d’un
petit voyou qui a tué mon
petit-fils et qui l’a mis dans cet
état-là ! Un commissaire me l’a
dit. Il sait de quoi il parle, lui
! Non ? Le voyez-vous, Docteur,
votre cher ami Antoine sur ce lit
! Je suis désolée mais cela n’a
vraiment rien, mais alors vraiment
rien de commun avec une quelconque
fatalité. Oubliez ce genre de
langage quand vous parlez d’un
assassin. Me fais-je bien
comprendre ? demanda-t-elle avec
une colère non dissimulée.
-
Euh, oui… tout à fait, bredouilla
Martineau qui admettait
parfaitement la réaction de cette
femme qu’il avait toujours admiré
secrètement.
Mathilde
quitta alors la pièce sans le
saluer, sans le voir peut-être.
Elle adressa juste un regard
tendre et triste à ce qu’il lui
restait d’Antoine et qui gisait
là, inerte, sur cet horrible lit.
Martineau
se surprit à songer que son ami
avait vraiment une femme à sa
mesure…
*****
Les
deux officiers de police judiciaire
pénétrèrent dans la chambre de Bruno
Guerrain sans frapper. La courtoisie
élémentaire n’était pas dans leurs
habitudes. Et puis, de toute façon,
leur intime conviction de fins
limiers, d’as de la lutte contre la
criminalité, organisée, complètement
anarchique voire même impromptue,
possédait déjà, en cet instant
prématuré, la consistance épaisse et
ferme d’un métal rare.
Les
quelques témoins présents sur les
lieux du carambolage sanglant
avaient, en effet, rapporté très
précisément l’enchaînement des
événements et établi de manière
définitive et absolue la
responsabilité de l’homme au fémur
en morceaux.
Cette
visite ne constituait donc pour
eux qu’une simple formalité à
accomplir. Avant de transmettre ce
dossier vite ficelé au Parquet qui
désignerait un Juge d’Instruction,
ils devaient simplement obtenir
les aveux du condamné
d’avance…
Ensuite
et ensuite seulement, ils
pourraient retourner à leurs
belotes et autres demi-pressions.
Les
voyant entrer de manière si peu
cavalière, une jeune femme brune
avec des yeux d’un bleu perçant
comme une lame de profondeur se
leva brusquement et leur lança :
-
Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?
Vos mères ne vous ont pas appris
la politesse dans votre enfance ?
Celui
qui devait être le chef parce
qu’il avait le plus grand nombre
de points pour sa retraite, lui
répondit avec une amabilité toute
relative eu égard à la très haute
opinion qu’il avait de lui-même et
de sa fonction…
-
Police ! Alors, tu la fermes !
C’est moi qui pose les questions
ici… Tu as dû déjà entendre ça
quelque part, j’imagine, non ? lui
demanda-t-il avec une voix de
petit roquet teigneux, arrogant et
assermenté.
Elle
le toisa froidement sans lui
répondre. Bruno n’avait pas
esquissé un mouvement, pas
bronché. Il attendait la suite.
-
Qui es-tu d’abord et que fais-tu
là ? gueula-t-il cette fois en
lâchant toute sa puissance sonore.
D’une
beauté rare et farouche, la fille
devait en avoir vu des moins
vertes et des moins mûres car elle
ne se démonta en aucune
manière.
Sereinement,
en
fixant droit le regard autoritaire
et agressif du décidément trop
familier fonctionnaire de police,
elle lui répliqua du tac au tac :
-
Ah bon, on se tutoie donc ! T’es
un flic, alors ?
Elle
réfléchit quelques courtes
secondes et enchaîna avec un
sourire ambigu et déterminé :
-
Eh bien, tu vas me montrer
gentiment ta jolie carte tricolore
avec ta sale tronche dessus… Et
ton collègue aussi par la même
occasion ! Sinon…
-
Sinon quoi ! s’exclama le flic
demeuré muet jusqu’alors.
-
Sinon, j’appuie immédiatement sur
ce joli petit bouton rouge et tu
vas devoir t’expliquer avec les
médecins. Je crois savoir qu’ils
n’apprécient pas trop que l’on
torture leurs patients dans leur
établissement… balança-t-elle sans
frémir en saisissant la
télécommande filaire destinée aux
appels d’urgence.
-
Mais nous n’avons encore torturé
personne ! rétorqua le flic
hiérarchiquement supérieur.
-
Justement ! Montrez-moi vos
cartes, je ne le répéterai pas !
Suis-je claire ? demanda-t-elle en
mimant un très probable geste de
déclenchement des hostilités…
-
OK, c’est bon… soupira le flic en
chef qui comprenait qu’il n’avait
pas affaire à une petite rigolote.
Mais alors pas du tout…
-
Bon, très bien, je préfère cela,
jubila-t-elle visiblement.
Les
deux pandores adoucis sortirent
donc assez fébrilement leurs
identités plastifiées et
officielles.
La
jolie dresseuse de fonctionnaires
oublieux de leurs obligations les
prit, les lut attentivement et les
remit au leader en affirmant avec
malice:
-
On dirait bien qu’elles sont
vraies… Je vous écoute messieurs
les inspecteurs.
Elle
avait appuyé fortement sur la
dernière liaison.
Le
policier en second poursuivit
ironiquement
-
Mademoiselle, voudriez-vous avoir
l’extrême obligeance et
l’amabilité de me donner une pièce
d’identité afin que les civilités
d’usage soient tout à fait
réciproques entre-nous…
Il
devait avoir quarante-cinq ans
bien sonnés et des problèmes au
foie. Son fond d’œil était
pisseux.
-
Mais bien sûr, tout cela est
demandé si poliment, si gentiment
presque. J’aurais mauvaise grâce à
ne point m’exécuter dans la
minute… lui répondit-elle sur le
même ton tortueux pour bien lui
faire comprendre qu’elle pouvait
jouer avec n’importe qui, dans
n’importe quelle cour.
Elle
tendit son passeport vierge de
tout visa en tirant la langue
intérieurement. Ce qu’elle
maîtrisait depuis sa plus tendre
enfance.
Il
le lui arracha des mains
rageusement, espérant encore
pouvoir l’inonder d’effroi en
plantant ses yeux jaunes globuleux
dans l’océan intrépide de son
regard insoumis.
Elle
ne faiblit pas un instant dans
cette oculaire et ridicule
confrontation. Les flics, petits
ou grands, importants ou basiques,
de la ville ou des alpages, ne
l’avaient jamais - mais alors en
aucun cas ! -
intimidée.
-
Laetitia Jabot, vingt-neuf ans…
C’est bien ça ? demanda
l’hépatique OPJ.
Complètement
ahurie
devant cette sagacité soudaine,
elle riposta hargneusement :
-
C’est bien ce qu’il y a d’écrit
là-dessus, non ? Ça doit être moi,
alors ! Pfffff…
«
Crétin ! » ajouta-t-elle,
pour elle-même seulement.
-
Avez-vous un lien de parenté
quelconque avec lui ?
poursuivit-il sans relever et en
désignant d’un hochement de tête
dédaigneux Bruno Guerrain, déjà
prisonnier, allongé sur son lit,
la jambe soutenue par un tortueux
système de poulies alambiquées.
-
C’est mon copain… chuchota-t-elle
dans un léger mais pourtant
perceptible soupir d’exaspération.
-
Votre copain ? s’enquit-il, l’air
soudainement heureux.
-
Enfin mon fiancé, si vous préférez
! C’est plus un terme de votre
époque, non ? le provoqua-t-elle.
-
Oui, c’est ça… Mon époque…
Et vous vivez ensemble ?
continua-t-il imperturbable comme
un chasseur de biche aux abois.
-
Evidemment ! Qu’est-ce que vous
croyez ? s’exclama-t-elle, en
colère car elle comprenait où le
salaud voulait l’emmener,
irrémédiablement.
-
En concubinage ? En PACS ? Dans un
cadre juridique quelconque,
Mademoiselle ?
Il
avait appuyé sur ce mot
intentionnellement.
-
Non, juste comme ça. Nous vivons
ensemble, c’est tout ! dut-elle
avouer, contrainte et forcée.
-
Eh bien, Mademoiselle. Je suis au
regret de vous informer que vous
n’avez rien à faire ici. Vous
allez sortir bien gentiment, sans
faire d’histoires. Nous devons
l’interroger et lui signifier des
choses assez désagréables pour
lui. Vous comprenez ? débita-t-il,
tout content d’avoir trouvé un
argument à ce point imparable.
-
Mais… tenta-t-elle
-
Ecoutez, si vous tenez absolument
à provoquer un scandale, je vous
fais immédiatement coffrer pour
entrave au bon fonctionnement
d’une enquête criminelle en cours.
L’OPJ
en chef avait repris la parole
pour proférer ces menaces bien
réelles. Il poursuivit, implacable
:
-
Vous croyez sans doute que je
plaisante ? dit-il en la
saisissant par l’épaule et en
portant la main à ses menottes qui
alourdissaient son ceinturon de
cuir noir d’une autorité
métallique.
-
Euh… Non je comprends. Lâchez-moi,
s’il vous plaît. demanda-t-elle à
ce Robocop de banlieue.
-
Lâchez-là ! Elle n’a rien à voir
avec tout ça. Foutez-lui la paix,
bordel ou je ne vous dirai rien !
Bruno
avait hurlé ces mots depuis son
lit, s’il avait pu se déplacer à
ce moment-là, les flics auraient,
sans aucun doute, pu aller se
faire recoudre deux étages plus
bas…
Mais
voilà, il était bloqué, coincé,
par son fémur disloqué. Il dut se
contenter de protéger sa Laetitia
en menaçant les poulets acides de
se taire et de faire traîner
l’enquête.
Ils
le comprirent parfaitement. Le
silence éventuel de Bruno risquait
de leur faire perdre un temps
précieux en heures supplémentaires
non payées…
Le
plus jeune des deux flics tendit
alors à Laetitia son adorable
anorak couleur crème et son sac à
main fourre-tout en lui indiquant
du bras la direction de la
sortie.
-
Puis-je lui dire au revoir ? leur
demanda-t-elle sans émotion
apparente, sans supplier le moins
du monde en tout cas.
-
Pas de problème. Vous avez une
minute et une seule ! Profitez-en
bien car vous risquez fort de ne
plus pouvoir l’embrasser avant
plusieurs années. C’est moi qui
vous le dit, belle enfant…
expliqua le chef sur un ton
sentencieux qui en disait long sur
l’objectivité qu’il comptait
donner à l’interrogatoire qui
allait suivre…
Laetitia
s’approcha doucement de Bruno en
l’observant attentivement,
savourant du mieux qu’elle le
pouvait ses derniers instants où
elle pouvait le voir à peu près
libre.
Se
penchant vers lui, elle lui roula
un énorme et très profond patin
bien baveux qui fit saliver de
jalousie les deux voyeurs à qui
rien n’échappait,
décidément.
Elle
lui caressait tendrement les
cheveux tout en tournant
passionnément la langue, les yeux
fermés et humides. Ces deux-là
s’aimaient. Et pas qu’un peu !
C’était évident.
A
la vue de ce spectacle, le plus
jeune flic ressentit un léger
fourmillement au fond de son slip
Kangourou en coton. Il mit cet
événement trop rare pour lui sur
le compte de la fatigue…
-
A bientôt, mon amour. Ne les
écoute pas. Ils disent n’importe
quoi, je t’assure.
Elle
espérait sincèrement ce qu’elle
disait. Y croyait-elle ?
-
Oui, oui mon cœur… Tu as raison. A
bientôt, lui répondit Bruno avec
son boulet accroché solidement au
pied.
Elle
l'enlaça une dernière fois, lui
fit un petit bec tout sec et tout
doux puis quitta hâtivement la
chambre sans un mot et sans un
regard pour les flics impatients
d’en découdre.
En
se retrouvant dans le couloir
javellisé de l’hôpital, elle
comprit d’un coup la gravité de la
situation de Bruno.
Deux
plantons en uniformes bleus et
ternes encadraient scrupuleusement
la porte blanche de son amant
maudit dans le pétrin noir…
*****
Julien
fut enterré dans la plus stricte
intimité familiale. Frédéric,
Alexandra et Mathilde, surtout,
avait particulièrement tenu à
préserver cette solennelle et
déchirante cérémonie de toute
compassion mondaine à l’hypocrisie
souvent sous-jacente.
Aucun
faire-part n’avait donc été
envoyé. Il n’était pas davantage
question de fleurs ou de
condoléances, forcément déplacées
en un tel contexte.
Les
imposants carnets, fournis
d’adresses prestigieuses, avaient
dû demeurer dans les tiroirs
profondément secrets et patinés
des secrétaires d’acajou.
Le
tout petit cercueil blanc en chêne
massif et désuet, seul, dans cette
grande église aux murs tapissés de
prières, soulignait atrocement la
pathétique absurdité de cette mort
injuste. La mort d’un enfant ne
saurait trouver la moindre
explication, la moindre
justification ; même au sein d’un
édifice purement religieux.
Frédéric,
assommé
de tranquillisants et déchiré
jusqu’au plus profond de son âme,
était soutenu par sa mère et sa
femme. Il trouva à peine la force
d’avancer ses pas jusqu’aux bancs
que surplombait un autel lumineux
comme une étoile polaire.
Ils
prirent place sans un mot, sans un
souffle de vie, livides.
Quelques
sanglots féminins étouffés
rompaient de temps à autre un
silence si pesant qu’il écrasait
tout de sa main délétère.
Affalé
sur
son siège d’amertume infinie, le
regard de ce père mutilé se
perdait dans des horizons glauques
peuplés de sombres desseins et de
photos jaunies.
Le
prêtre, accompagné de deux enfants
de chœur à peine plus âgés que ne
l’était Julien, entra par une
ouverture dérobée. Il connaissait
bien Mathilde. Les autres membres
de la famille, il ne le apercevait
généralement - et encore, très peu
! - qu’aux baptêmes, aux
mariages et aux enterrements…
Il
était très ému et prononça
difficilement quelques paroles
pour accompagner le petit ange
ensanglanté vers son Dieu et pour
tenter aussi d’aider ses proches
abattus à traverser cette
épreuve inhumaine, démesurée.
Frédéric
n’écoutait
pas. Mathilde et la maman de
Julien ne pouvaient entendre non
plus. Les mots du curé
s’envolèrent tristement vers la
nef pour y suinter à jamais.
Pourtant,
à un unique moment, l’oreille de
Frédéric fut accrochée par quelque
chose qui le secoua. Il s’agissait
d’un passage de Matthieu que
l’ecclésiastique lisait durement :
«
Qui
est le plus grand dans le royaume
des cieux ? »
Jésus
fit
signe à un petit enfant, le mit
devant eux et dit :
«
Oui, je vous le déclare, si vous
ne redevenez comme de petits
enfants, vous n’entrerez point
dans le royaume des cieux.
Celui-là donc qui se fera petit
comme cet enfant, sera le plus
grand dans le royaume des cieux.
Celui qui reçoit en mon honneur un
tel enfant, me reçoit. Mais si
quelqu’un fait tomber dans le
péché l’un de ces petits qui
croient en moi, il vaudrait mieux
pour lui qu’on lui suspendît au
cou la meule d’un moulin et qu’on
le précipitât dans la mer ».
Toute
l’articulation subtilement belle
du discours philo-sophique et
religieux alentour échappa
irrémédiablement à Frédéric comme
du sable fuyant dans une paume
désespérée. L’amour, le pardon et
la rédemption évoqués ensuite par
l’homme de foi trouvèrent le cœur
de Frédéric fermé, perdu avec
obstination dans ses désirs de
vengeance.
Non,
il ne pouvait entendre cela ; pas
à ce moment-là !
Quelques
prières d’usage plus tard, ce
cauchemar à l’encens et aux
bougies blanches prit fin dans un
souffle d’absolution.
Le
soleil automnal escorta
sinistrement le corbillard et la
voiture qui le suivait jusqu’au
cimetière voisin. Le chauffeur de
Mathilde essuyait ses pleurs comme
un automate.
Sans
voir le paysage blafard et
crépusculaire de cette matinée
pluvieuse, les regards intérieurs
se perdaient au-dehors…
Alexandra
dut insister pour sortir Frédéric
de la voiture noire. Il ne voulait
venir, prétendit qu’il ne pouvait
pas. Mathilde le tira fermement
par le bras. Il la suivit.
Résigné, il se dirigea, entouré
des deux femmes, vers un petit
attroupement. Les employés des
pompes funèbres entouraient le
trou béant.
Trois
poignées de terre plus tard,
Julien était enseveli sous des
tonnes de regrets et de larmes. Le
ciel pleurait.
*****
Laurent Potelle