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Laurent Potelle
 

LES YEUX AU CIEL
 

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Copyright Presses de Valmy 2000 - Tous droits de reproduction, traduction ou adaptation réservés pour tous pays
ISBN : 2-910733-64-5










Et pendant qu’il la regarde, il lui fait un enfant d’âme.

                              Henri Michaux
 
 

Qu'importe. Ce livre m'est étranger. Je ne voulais pas l'écrire : il ne procède d'aucun désir de ma part. L'idée même de m'asseoir devant ces feuilles m'est  insupportable, quasiment odieuse et m'apparaît comme totalement affligeante. 
Cela me fait l'effet de me jeter dans le vide avec le secret espoir qu'un bruit parasite quelconque vienne m'arracher à mon rêve avant l'écrasement final. 
Mais cela ne se produira pas, je le sais. Il y a trop longtemps que je l'envisage, que je me contente de l'envisager. Aujourd'hui, je renonce à renoncer. 
L'histoire que je vais tenter de vous rapporter est d'une banalité désespérante. Je la tiens d'une femme ivre l'ayant d'ailleurs sans doute inventée de toutes pièces. Et s'il s'agissait de la mienne... La véracité de ce récit n'est pas mon problème ; je m'en fous royalement, comme de ma première chaude-pisse. Cessez-là votre lecture si tel n'est pas votre cas. 
Amateurs de réalisme, suceurs de faits divers, adeptes du roman vrai, j'espère que vous avez emprunté ce livre. Je souhaite que vous l'ayez volé. Utilisez l'objet comme bon vous semblera et laissez-nous entre nous ! 
J'en devine certains parmi vous qui s'obstinent. Ils ont tort... Ils escomptent à coup sûr qu'il sera question d'une histoire d'amour. Tout le monde veut lire l'amour ; à commencer par ceux qui l'ont sans le savoir. Les autres sont de malsains curieux... Vous n'aurez pas un roman de rose à l'eau de gare. 
J'en rajouterai dans la sueur, le sang et les larmes. 
Exprès ! 
Aucun des protagonistes, si je peux m'exprimer ainsi, n'est vraiment l'archétype du héros humidifiant. Alors, arrêtez-vous là, fermez ce chef- d'œuvre, achetez-vous une revue merdique et prenez votre train... La suite ne vous concerne pas. 
C'est difficile d'avoir de bons lecteurs de nos jours... La littérature a toujours souffert de la médiocrité de ses usagers. Je le sais, je lis beaucoup moi-même... 
D'insignes connaisseurs, férus de belles-lettres, amoureux entichés de la noble syntaxe, amants très platoniques des prosodies haletantes et inconditionnels des subjonctifs parfaits se sont peut-être subrepticement glissés parmi vous malgré ma vigilance. Je leur dirais tout simplement : “fuck you !”
Pour ceux que j'ai délibérément oubliés : anonymes du verbe, apatrides des bonheurs simples, plénipotentiaires  faussement sceptiques et emmerdeurs notoires ; j'ajouterai qu'il n'est pas dans mes intentions de nuire à votre espèce mais que, néanmoins, vous sentez l'ammoniac. 
Il s'établit désormais, à mon insu, un rapport que l'on pourrait qualifier de complicité entre vous, qui avez vaille que vaille décidé de poursuivre votre lecture, et moi, humble narrateur de ce navrant récit. C'est sans doute ce que vous vous croyez légitimement en droit de penser. Pourtant, on ne se connaît pas, je ne vous dois rien et ne comptez pas sur moi pour tenir mes promesses. 
D'ailleurs, je ne me suis pas présenté. Il paraît qu'il s'agit d'une pratique courante entre personnes de bonne compagnie. Mais, l'êtes-vous seulement ? C'est un peu difficile de l'imaginer... 
N'y aurait-il pas au sein de votre troupeau diminuant des crétins semi-mondains estimant que Le Pen ne dit pas que des conneries, et pourquoi pas, mais je n'ose y penser, des monstres sacrilèges prétendant couper leurs spaghettis avant de les manger ? 
J'espère très sincèrement que non ; je me refuse à envisager ce merveilleux ouvrage entre les mains de la lie de l'humanité. Enfin, on m'a certifié que je n'avais aucun moyen de contrôle pour le vérifier. Croyez bien que je le regrette. Je vous l'écris tout net. 

***

Il fut un temps immémorial où je me prénommais encore Michaël. A présent, tout le monde m'appelle K. Pour les filles, j'étais plutôt Mimi et même Mi tout simplement. C'était selon le degré d'intimité établi entre nous. 
J'aimais bien pourtant mon prénom. Mais, pour cela comme pour bien d'autres choses, je m'étais résigné à laisser couler. On ne peut lutter contre l'affectation ambiante sans apparaître comme un rustre dépourvu d'émotivité. 
Et puis, K me convient assez en fin de compte. C'est court, ça claque, ça caracole comme une consonne rare... 
Plus jeune, j'adorais Buzzati. Je rêvais moi aussi de faire la connaissance d'un animal fabuleux qui me remettrait la perle de la mer. 
Malheureusement, je n'étais qu'un citoyen congénital et, hormis dans les égouts de la Ville lumière, il y avait fort peu de probabilité que je fisse pareille rencontre. 
Quand j'effectuais mes tournées, je croisais en effet peu de monstres marins légendaires animés de bonnes intentions à mon égard. Je disputais au contraire âprement ma part de bitume avec des chauffeurs de taxi décérébrés, des autobus crachant des promesses de scanners et autres pétasses minicooperisées ignorantes de l'usage de leurs rétroviseurs et de leurs clignotants. Plusieurs fractures m'avaient rendu plus perspicace dans mon travail et affirmé comme un spécialiste reconnu et incontesté de la faune motophobe urbaine. 
C'est un dur métier que le chaud-business mais, grâce à mon caisson isotherme, je livrais toujours mes pizzas à bonne température. (Je sais, elle n'est pas terrible. Moi, j'aime... Et puis, c'est mon premier roman et je vous emmerde !) Elles parvenaient parfois ensanglantées ou garnies de verre pilé mais, dans ce cas, mon patron mettait un point d'honneur à les remplacer dans la demi-heure. 
On ne fait pas impunément attendre l'estomac vorace en quête d'ulcère des classes moyennes, sans risquer une baisse significative de son chiffre d'affaires. Mon boss l'avait bien compris. 
Une fois passé le coup de feu, il s'informait auprès des hôpitaux de notre aptitude à pizza-rouler le lendemain et, accessoirement, de nos chances de survie... 
Etre un jeune loup aux bridges longs dans une société de restauration rapide exclut, en principe, toute sensiblerie superfétatoire. 
On apprend cela en premier dans toute bonne école privée de management. Il faut vite faire amortir le coût de ses études à ses parents. 
Enfin, je ne vais pas, a posteriori, cracher dans le minestrone. Surtout que ce job, ajouté à une maigre bourse acquise frauduleusement, me permettait d'être mieux poursuivi par des études d'histoire qui n'ont plus aucune chance de me rattraper à présent. Alors, en attendant de gagner à peu près le même salaire comme enseignant d'un troupeau de lycéens amorphes, j'apportais aux bons contribuables centristes la possibilité de pouvoir dîner, sans mise en scène superflue, avant le début du sacro-saint film de la soirée. Ici commençait et s'achevait ma modeste contribution à la communauté humaine. 
Il arrivait cependant que l'on fît de bien agréables services après-vente dans l'exercice de nos fonctions. Je peux bien l'avouer aujourd'hui. Qui viendrait me le reprocher jusque dans l'endroit sombre où je me trouve ? 
Souvent, ma dernière livraison effectuée, j'étais convié à prendre le café - et plus si affinités - chez de ravissantes épicuriennes esseulées. Elles me manifestaient toujours une reconnaissance démesurée eu égard à mon rôle, somme toute modeste, dans l'acheminement des pizzas du four à bois à leurs bouches gourmandes. Le matin, je n'étais, la plupart du temps, ni très frais, ni très fier mais je filais néanmoins vers la fac pour tenter d'appréhender, quasi mystiquement, les affres de l'histoire et de sa fantastique complexité redondante. 
Je ne constituais pas vraiment le modèle de l'étudiant brillant auquel rêvent tous les professeurs. J'étais plutôt du genre assoupi au fond de l'amphi ou tentant d'établir un contact plus proche de mes aspérités avec une jeune historienne en herbe. Je passais les temps morts à jouer aux cartes, au scrabble ou à vouloir conclure une affaire en cours mais surtout pas à refaire le monde ; contrairement à l'idée trop reçue qui veut que les étudiants y consacrent leur âme et leur énergie. 
Il y avait belle lurette que j'avais compris que ce serait peine perdue. Dans le genre, j'avais déjà beaucoup donné, sans succès réellement tangible. 
Aussi, souhaitais-je, désormais, m'éloigner de la "vie politique" afin de laisser à d'autres, plus idéalistes ou plus naïfs que moi, le soin de s'engager dans une tentative de refonte totale des principes rétrogrades régissant notre société ainsi que, d'une manière plus générale, l'univers cosmique dans son ensemble... 
C'est donc, si je peux dire, par choix que ma vie croupissait dans un néant existentiel absolu. 
J'évoluais sans grande joie et sans profonde tristesse dans un petit monde bien défini qui me permettrait, pensais-je, de survivre dans des conditions plus qu'acceptables. 
Entre mon boulot et l'université, je trouvais un équilibre précaire où les dates célèbres le disputaient à d'obscures olives, le plus souvent noires. 
Cependant, je n'étais pas malheureux. Une fatigue constante et insidieuse m'empêchait de prendre conscience de l'absurde de ma condition. 
J'essayais de vivre au jour le jour et c'était suffisamment accaparant sans besoin supplémentaire de m'appesantir sur des considérations éminemment philosophiques. 
Je laissais cela aux oisifs qui en avaient le temps, ou aux étudiants en psycho... Ce qui revient au même ; somme toute et tout compte fait, pour solde de tout compte ! 

***

C'est en livrant une Napolitaine que je connus celle qui allait donner un grand coup de pied dans la fourmilière de mes rêves délavés et froissés. 
J'étais en fin de service et passablement trempé en ce jour d'octobre où l'automne urbain impitoyable donnait toute sa démesure. Paris semblait entouré d'un voile grisâtre, d'un épais rideau sombre et triste, indiquant la fin de la représentation offerte par la cité aux milliers de photo-nippon-touristes venus l'admirer l'espace d'un été avant de partir par cars entiers aux premières ondées de l'heure d'hiver. 
Les rues me paraissaient plus longues que d'habitude. C'est idiot mais c'est ce que je ressentais et je ne vois pas pourquoi les gens, en général, et les géomètres, en particulier, s'obstinent à nier, à camoufler avec application l'existence de ces impressions pas si stupides qui parsèment nos journées. 
Personne ne croit en l'élasticité des chaussées, pas plus qu’en celle du temps d'ailleurs. Par convention, il vaut mieux être incrédule qu'insensé. Le cartésianisme triomphant a subtilisé toute la magie des nuits sans lune. 
L'époque est âpre pour le poète ! 
Je songeais à cela en frappant à sa porte lorsqu'elle ouvrit et apparut dans une lumière feutrée proche de la pénombre. L'ambiance était assez surprenante mais, très honnêtement, j'avais acquis une réelle expérience et l'excentricité de certains clients me laissait d'ordinaire froidement indifférent. 
Il se dégageait pourtant de sa personne quelque chose de mystérieux et de très attirant. Elle n'était pas vraiment d'une beauté évidente mais un charme envoûtant émanait de chaque parcelle de son visage lisse. Sous sa petite robe rose, on devinait un corps parfait, proche du sublime. Ses yeux noisette, très vifs, me transperçaient littéralement et trahissaient une intense activité de sa pensée. Je me faisais l'effet d'être transparent, dépossédé de mes secrets les plus intimes. 
J'étais dans cet état contemplatif affleurant la béatitude quand je m'aperçus à quel point je devais lui sembler ridicule. 
Pendant ces quelques longues secondes, je n'avais pas dit un mot. J'étais sous hypnose et elle ne m'aidait guère. Au contraire, elle semblait goûter avec délice la fascination qu'elle provoquait en moi. Elle s'en amusait presque ; même s'il était limpide qu'elle avait l'habitude de provoquer ce genre de situation. 
Ne sachant comment me sortir de cette embarrassante posture, je lui tendis le paquet que je tenais penaud en lui disant de ma plus belle voix : 
  - Vous avez bien commandé une Napolitaine ? 
  - Oui, c'est bien ça, me répondit-elle avec une douceur hallucinante qui me fit complètement fondre. 
Elle prit délicatement le carton - j'exagère peu... - et me pria de patienter quelques minutes; le temps pour elle d'aller chercher des espèces sonnantes et trébuchantes. De l'argent quoi ! 
Elle avait laissé la porte grande ouverte et je remarquai seulement à cet instant qu'une musique agréable emplissait d'harmonie son appartement. Il s'agissait de musique classique, on ne peut plus classique... Je n'aimais pas franchement cela mais, en l'occurrence, tout ce qui la concernait me parut du plus grand intérêt. 
Elle revint radieuse et me paya en souriant. J'en fus vraiment touché car il arrivait somme toute assez rarement d'avoir des clients aussi magnétiques... 
Je me risquai alors à lui demander ce qu'elle écoutait. 
 - C'est du Chopin, vous aimez ? me répondit-elle avec une moue semblant indiquer que de mon avis dépendait sa vie tout entière. 
 - Oui, beaucoup, affirmai-je avec une assurance et une franchise qui m'étonnèrent jusqu'à l'intestin grêle... 
Puis, je lui souhaitai un bon appétit et lui dit : "au revoir". J'étais déjà sur un petit nuage rose, bleu et parfumé quand elle décida de m'achever en m'envoyant, tout près du ventricule gauche, une phrase anodine, mais qui, venant d'elle, allait me fournir ma part de rêve pour un bon mois :           "A bientôt, j'espère...". 
Je ne pus répondre tant le coup avait été violent et précis. Elle me regarda attentivement pour vérifier la réussite dévastatrice de son effet puis referma sa porte sur mes illusions. 
En descendant l'escalier, j'étais pour le moins perplexe. Qu'avait-elle voulu dire par là ? Etait-elle sincère ? Pouvais-je décemment penser que je lui plaisais et qu'elle entendait fonder avec moi un foyer basé sur la confiance mutuelle et la morale judéo-chrétienne. Je décidai de ne rien décider. Néanmoins, son image et sa voix cheminaient joyeusement dans les méandres oubliés de mon esprit. J'étais complètement abasourdi par ma réaction. Elle ne me ressemblait pas. J'avais connu auparavant des femmes plus belles encore mais qui n'avaient jamais provoqué en moi un tel séisme. Quoique... 
Aussi, c'est tout à fait légitimement que je m'interrogeais sur ce qui, en elle, avait pu susciter cette soudaine émotion de tout mon pauvre mal-être. 
A cette période, je me croyais définitivement à l'abri du sentiment amoureux. Je faisais, en tout cas, tout ce qu'il était humainement possible de faire pour éviter de m'attacher à quelqu'un. 
Je considérais exclusivement la femme comme objet de conquête d'un schéma tactique de séduction. Cette attitude était sans doute très cynique mais elle constituait, à ma connaissance, la seule protection valable contre les déchirements fastidieux qu'implique souvent une relation dans laquelle l'amour s'insinue. 
Et c'était précisément ce qui me gênait avec cette femme dont j'ignorais tout. Elle me plaisait au- delà du suffisant désir d'une simple aventure. Je pressentais qu'une histoire avec elle m'obligerait à plus d'implication que je ne me sentais capable d'assumer. 
Mais après tout, je pouvais ne jamais la revoir. N'allait-elle pas trouver grotesque la pizza que je lui avais livrée ? 
N'allait-elle pas dorénavant faire appel à la concurrence qui avait d'ailleurs fâcheusement tendance à se multiplier à l'époque ? 
J'étais rongé par ces doutes mercantiles et culinaires. Aussi demandai-je à Tony, le copain qui nous attribuait les livraisons, de me réserver l'exclusivité entièrement absolue de cette cliente. Heureusement, je le connaissais bien. Nous étions les plus anciens de la boîte. Comme moi, il avait commencé en livrant à domicile et me conservait une gratitude intacte parce que je l'avais vivement recommandé au patron pour le poste de petit chef qu'il occupait brillamment à présent. 
En fait, le Big Boss m'avait proposé ce job mais je l'avais refusé. Je préférais me contenter de frôler l'asphalte. Surpris et légèrement désappointé par ma non-ambition de loser romantique, il m'avait alors demandé si je connaissais quelqu'un pour ce poste à haute responsabilité... J'avais simplement avancé le nom de Tony. Ayant appris - je ne sais comment ! - ce qu'il a pris pour de l'abnégation de ma part, il s'était rapproché de moi. Avec le temps, nous étions devenus les meilleurs amis de l'arrondissement.
Etre le copain de Tony, il faut l'avouer, faisait de moi un privilégié. Il me gardait spécialement les courses réputées faciles. Notre statut de vétérans nous évitait les remarques désobligeantes de la part des autres assujettis à la dive galette d'origine transalpine. 
Il fut vraiment très étonné de ma requête. Jamais, en trois années, je ne l'avais sollicité de la sorte. Il connaissait mon attitude avec la gent féminine et, visiblement, s'inquiétait de ma santé ainsi que de mon intégrité mentale... 
 - Tu es sûr que ça va ? me demanda-t-il en abandonnant brusquement sa comptabilité qu'il tenait pourtant méticuleusement à jour. 
 - Mais, oui... Pourquoi ? Je ne vois pas ce que cela a  d'extraordinaire. Tu peux bien me rendre ce service, non ! répliquai-je, légèrement tendu comme un chapiteau de cirque. 
 - Bien sûr. C'est vraiment pas un problème. Si elle rappelle, ce sera pour toi. C'est entendu. Je te le promets. Elle est bonne au   moins ? m'adressa-t-il, l'air de rien, mais avec la ferme intention de me tester. 
Sinon, pourquoi avait-il utilisé ce mot dont il savait pertinemment que je l'abhorrais ? 
 - Je ne sais pas, lançai-je évasivement. 
 - Comment ça, tu ne sais pas ! Ne me fais pas ce plan là, pas à  moi K. Je te connais trop bien. Ça doit être un vrai canon, non ? me questionna-t-il visiblement agacé. 
Je ne compris pas son énervement et supposai que sa journée avait été difficile. Aussi décidai-je de satisfaire son insatiable curiosité sans attendre :
 - Elle est plus mignonne que belle. C'est pas le Top si tu veux  savoir. Elle est mieux que ça... 
Je cherchai mes mots. 
 - Elle me fait penser à... 
Je butai encore. 
 - Bon ben, accouche ! s'enquit-il intéressé. 
 - A une... fée ! lâchai-je finalement, sur le cul d'avoir trouvé une comparaison si conne. 
 - Ben mon vieux !!! finit-il par dire après un respectable temps de réflexion. 
Il avait levé les yeux au ciel... 

***

Très perceptiblement, quelque chose avait changé en moi. En apparence, ce n'était pas vraiment spectaculaire mais je me demandais pourquoi et comment, en quelques semaines, ma vision profonde de la vie s'était modifiée à ce point. 
Je restais allongé des heures à contempler le plafond en espérant qu'un événement se produirait. Au fond, j'attendais de l'inattendu avec une franche impatience, imaginant même toutes sortes de stratagèmes tordus pour trouver l'opportunité de la revoir.
Perdu dans mes pensées, je tapissais mes murs de ma pitoyable passivité. 
Je me surprenais errant dans le silence sournois d'une solitude masochiste. 
Mes cours ne m'attiraient pas davantage que mon boulot. Tout m'ennuyait. Je ne me ressemblais plus : il pleuvait dans ma joie de vivre. J'étais devenu le fantôme de mes certitudes. 
Un médecin humaniste et complaisant m'avait délivré un arrêt de travail d'un mois et je végétais aux frais de la Sécurité sociale qui s'en serait bien passé. 
Comme je n'étais pas réellement souffrant, j'avais flanqué tous mes médicaments dans des oubliettes modernes surmontées d'une chasse d'eau. 
Suivre le traitement prescrit par ce Bardamu à lunettes m'aurait sans l'ombre d'un doute rendu vraiment malade. Mais, j'avais bien senti qu'il souhaitait faire de moi un bon client, le salaud ! 
Je me suis toujours méfié des personnes qui affichent pompeusement moult diplômes prestigieux, plus ou moins authentiques, dans le but sordide de se justifier l'argent qu'ils vous volent. 
Ce parjure d'Hippocrate ne risquait pas de me revoir. 
Et puis, j'étais tout simplement très las. J'avais besoin de repos, de sommeil, d'énormément de sommeil. 
Alors je dormis beaucoup plus qu'il n'est communément raisonnable. Comme un chat, je crois... 
Cette dizaine de jours d'hibernation me fit le plus grand bien. 
A mon réveil, si j'ose dire, tout me parut plus clair, limpide même. J'avais devant moi deux semaines de liberté environ. Cela ne m'était pas arrivé depuis la chute du mur de Berlin. 
Je connaissais son adresse. Je n'allais pas éternellement guetter son désir de pizza. Il me fallait agir, forcer le destin et tricher avec le hasard. 
Tony m'ayant téléphoné à plusieurs reprises pour prendre des nouvelles de ma santé, je savais qu'elle s'obstinait à n'appeler point notre société. 
Cela faisait cinquante-trois jours qu'elle observait un silence radio absolu. 
Et son "A bientôt, j'espère", c'était du vent alors ! 
J'étais dubitatif car, la plupart du temps, nos pizzas plaisaient. Les clients devenaient des habitués, presque des actionnaires... 
Une inquiétude insoutenable me suçait le cerveau. 
Je risquais de la perdre et n'égarant jamais rien    - pas même mes clefs - je ne pouvais supporter cette idée. 
Pendant des jours et des nuits, des nuits et des jours, au petit matin aussi, je traînais dans sa rue. J'achetais mon pain chez sa boulangère, ma viande chez son boucher, mes légumes sur son marché, mon journal chez son libraire et mes capotes chez son pharmacien. Tout le monde me connaissait dans son quartier. On me saluait. On me souriait. 
C'était bizarre, étrange, presque jouissif. 
Ces blaireaux pensaient que j'étais des leurs. Avec mes sacs plastique et mon oeil parisien, je leur donnais le change. Comment auraient-ils pu se douter du grand dessein qui était le mien ? 
Ma couverture était parfaite. 
Que ces anonymes le demeurent et les taches seront bien lavées ! 
L'embêtant avec elle, c'est qu'elle ne sortait jamais quand j'étais là, guettant ses guêtres. Elles sont comme ça lorsqu'elles sont amoureuses : invisibles et obsédantes.
Pourtant, avec le recul, je trouve qu'elle a eu raison de me faire lanterner de la sorte. Si je l'avais rencontrée durant cette période, j'aurais presque pu pisser de joie comme un jeune chiot. Elle tenait à me voir conserver ma dignité et ne m'appela que lorsque je cessai de rôder dans ses parfums... 

***

Après six mois de vie commune, Marie me plaisait toujours autant. J'habitais chez elle et ma brosse à dents côtoyait la sienne dans un petit gobelet bleu. C'était beau !
Au-delà de sa beauté, parfaite selon moi, sa voix me faisait complètement craquer. Claire, douce et un peu coquine, qu'elle chuchote ou qu'elle crie, qu'elle chante ou qu'elle pleure, ses mots me caressaient les oreilles. 
Loin d'être retournée du rachidien, elle en avait fait son métier, ou plutôt ses métiers. Je l'écoutais toutes les heures dire le vent, les nuages, la pluie, les dépressions et les anticyclones à la radio. 
Marie travaillait dans une célèbre station que je ne citerai pas, sauf si elle me rétribue... 
Mais le mieux, ce que je préférais, c'était quand elle annonçait du soleil. Cela vous réchauffait littéralement. 
Elle recevait, d'ici ou d'ailleurs, de nombreuses lettres d'auditeurs amoureux de son timbre suave. 
Sollicitée par les plus grandes chaînes de télévision, Marie avait refusé des ponts d'or pour conserver un anonymat auquel elle tenait par dessus-tout. 
Pour arrondir ses fins de mois et pour s'amuser surtout, elle parlait aussi avec des hommes dans un rose téléphone. Manquant singulièrement de vulgarité dans une profession où c'est souvent la règle, son succès était énorme. 
Marie, dans ce cadre, devenait Alexane et les hommes se bousculaient au standard pour débiter leurs cartes bleues avec cette fille "pas comme les autres". 
Cela ne me choquait pas le moins du monde. Je vendais bien des pizzas par correspondance alors, l'amour au téléphone, pourquoi pas ? 
De plus, nous en rigolions parfois ensemble. Elle me racontait des conversations qu'une décence et une pudeur certaines m'interdisent de vous rapporter ici. 
N'ayez pas l'oeil morne, ceci fait partie de notre jardin secret. Il n'entre pas dans mes intentions de le désherber devant des inconnus salivant de concupiscence. 
Je la chambrais un peu sur cette face cachée de sa vie. Ses collègues de la radio ignoraient totalement cet aspect de sa personnalité. Heureusement car, l'apprenant,  plusieurs pisse-froid se seraient flagellés en public et les pires immolés par le feu. 
Il lui arrivait de m'appeler son petit maquereau en riant. C'était drôle ! 
Marie ne m'aimait pas. Nous vivions ensemble. Nous nous entendions bien et c'était tout. 
Ne faites pas cette tête-là. Il n'y a rien de choquant ou de triste là-dedans. J'étais son amant de coeur à domicile et, de toute façon, de l'Amour, j'en avais pour deux. 
C'était chiant... Je vous le concède. 

***

Un jour, un type, dans un restaurant, lui a manqué de respect de la façon la plus vulgaire qui puisse exister. Marie m'a dit : 
 - Laisse, ce n'est rien. Il est ivre. 
Mais ce n'était pas rien ; ça non alors ! 
Nous avons fini de dîner tranquillement. Puis, après que Marie eut payé l'addition, je suis allé m'humecter le visage avec un peu d'eau fraîche. Les sanitaires sentaient la mauvaise adresse... 
A mon retour, je suis allé m'asseoir à côté du bonhomme indélicat, sur sa gauche exactement. Je lui ai souri et, brusquement mais très naturellement, je lui ai planté une fourchette dans la main. 
Je n'avais pas dit un mot. A quoi bon ? Il savait, je savais et nous savions mutuellement que l'autre savait.
Il s'est évanoui ce moins-que-pas-grand-chose, cette raclure de bidet à bout de souffle, cette crotte de piaf anorexique. Ses amis n'ont pas bronché. Seul, le gérant s'est mis en rogne. Sans doute parce que sa nappe ruisselait du sang de ce grossier goret. Il a sorti un fusil de chasse - au demeurant très beau - et m'a ordonné de quitter les lieux. Ce que j'ai fait de bonne grâce avec le sentiment que je ne reviendrais jamais dans ce cloaque où l'on ne savait pas servir les tagliatelles al dente. 
Je ne sais pas si Marie était fière du geste que j'avais accompli en son honneur mais elle ne m'en voulait pas. C'était bien là l'essentiel. 
Elle me demanda simplement pour quelle raison j'avais attendu la fin du repas pour trucider l'irrespectueux connard. 
 - J'avais faim, lui avais-je répondu froidement. 
A partir de ce jour, ma fée m'a regardé différemment. Ses sentiments à mon égard n'avaient pas changé, je crois, mais elle connaissait désormais la nature et la force des miens. 
Cela ne l'effrayait pas d'être aimée à ce point. C'était nouveau pour elle et Marie adorait l'inédit. 
Comme mon poussin sucré avait payé le repas avec sa carte de crédit, j'ai eu droit à la visite, dès le lendemain, de deux inspecteurs de police : un jeune et un vieux , deux cons... 
Ils m'ont interrogé sur les faits. Heureusement, Marie travaillait. Je les ai reçus dans le salon. Le vieux posait les questions tandis que le jeune prenait des notes en regardant partout. Je leur ai offert un café. Ils n'ont pas refusé. Cela m'a déçu.
Le vieux m'expliqua que la plainte émanait du patron du restaurant. Le client impoli avait eu droit à quelques points de suture et à une piqûre antitétanique. Selon moi, du curare eût été préférable. Toutefois, reconnaissant son incongruité, il n'avait pas manifesté le désir de me poursuivre outre mesure... Ma version corroborant la sienne, le vieux m'informa qu'il dépendrait du procureur de la République de donner suite ou non à cette affaire. 
Avant de partir, ils me prièrent cependant de passer au commissariat dans les deux jours afin de signer ma déposition. Ce fut chose faite l'après-midi même. Le vieux n'était pas là. Le jeune recueillit donc mes propos. Il parut surpris d'apprendre que le tôlier possédait un fusil de chasse et, surtout, qu'il m'en avait menacé. 
 - Mais, cela change tout, me déclara-t-il. 
 - Sa plainte n'est pas recevable. Je vais la lui faire retirer  immédiatement et puis c'est tout. Il n'a pas de permis de port d'arme, vous comprenez ? ajouta-t-il en guise d'explication. 
J'étais stupéfait. Je ne savais plus quoi dire. Le remercier eût été de trop. Constatant ma surprise, il tint à préciser : 
 - J'ai vu chez vous la photo de votre amie. J'ai parlé avec le type aux agrafes. Nos services connaissent bien ce restaurateur...  Après tout, je vous comprends. Moi, pour une fille comme ça, je l'aurais tué. 
Etant entendu que ces derniers mots étaient entre nous, je les gardai précieusement secrets. Je ne lui ai pas serré la main en partant. Serrer la main d'un flic, pour quelqu'un comme moi, cela n'existe que dans les romans... Sur le seuil, il a ajouté : 
 - Ne vous inquiétez pas, je m'en occupe. 
De cette journée, je n'ai rien raconté à Marie. Elle est rentrée tôt. Nous avons dîné, fait l'amour et dormi un peu. C'était déjà demain. 

***

J'étais heureux avec Marie mais, évidemment, je ne pouvais pas livrer des pizzas toute ma vie. Et puis, ma fée, bien que pas chiante, s'irritait parfois de mon côté àquoiboniste. 
Je lui répondais qu'il ne fallait pas confondre la fainéantise avec le manque de courage et que l'ambition, après tout, n'était qu'une invention du capitalisme pour tenir les pauvres. 
En général, elle éclatait de rire mais, les jours de pluie, il n'était pas rare qu'elle me boudât quand je lui balançais des vérités pareilles. 
Il faut la comprendre. Ce n'était pas tous les jours facile de partager l'existence d'un tel filousophe... 
De plus, et pour couronner l'ensemble, la postérité ne retient que très rarement le nom de ces femmes de penseurs qui passent leurs vies à se demander si elles n'auraient pas mieux fait d'entrer au Carmel plutôt que d'accompagner leurs amoureux sur le sentier peu lumineux des idées toutes faites. 
C'est là une grande injustice qui, par bonheur, s'estompe avec les temps modernes et la libération de la femme. Aujourd'hui, elles aussi en disent... des conneries. 
Et c'est tant mieux ! On se sent moins seuls. 
Mais je suis injuste car Marie, elle, ne se laissait pas trop aller à ces futiles verbiages et ne parlait que pour dire des choses outrageusement essentielles comme "passe-moi le sel", "tu n'as pas encore réparé la douche", "où est mon fond de teint ?" ou bien encore "pas ce soir, je suis vannée"... 
Je buvais ses paroles et j'embrassais son âme. Parfois, pour la surprendre, je faisais le contraire. Ce qui recquiert un entraînement certain doublé d'une pratique régulière au sein d'une initiation mystique rigoureuse... 
Marie voulait absolument me faire travailler dans sa station de radio comme assistant d'animateur mais ses collègues de l'antenne me déplaisaient au plus haut point. 
Blasés, imbus de leurs personnes et méprisants comme de vieilles carpes, ils lui tournaient tous autour et ne comprenaient visiblement pas qu'une fille comme elle pût vivre une si merveilleuse aventure libidineuse avec un anachronique de ma sorte. Lors d'un dîner à la maison auquel elle l'avait convié, François, l'un de ses directeurs, tenta de m'humilier aux yeux de ma fée, ainsi que devant les autres convives, en m'offrant un emploi de serveur-larbin à la cafétéria de la radio où, disait-il en riant, je pourrais voir Marie toute la sainte journée. 
Tout en caressant la cuisse de ma grenouille sous la table, je déclinai son offre poliment, ajoutant toutefois que, s'il insistait, nous pourrions descendre immédiatement dans la rue afin de discuter des termes du contrat qu'il me proposait. 
Les rires se turent et François devint pâle comme un poulet de batterie élevé aux granulés de synthèse. 
 - Voyons, Michaël, je plaisantais, bredouilla-t-il. Tout le monde était mal à l'aise. Bien sûr, j'avais balancé cela glacialement avec une voix blanche que je maîtrisais parfaitement depuis mes cours de théâtre au lycée. 
Plusieurs hordes d'anges passèrent... 
Marie avait posé sa main sur la mienne, comme pour me calmer. Je la caressais toujours. Elle me souriait. Tous les autres avaient le nez dans leurs assiettes. 
 - Mais, moi non plus... François, finis-je par lâcher. 
 - Rien ne presse. Nous pouvons très bien régler cela demain à l'aube dans le bois de Vincennes. Comme offensé, je choisis le sabre, ajoutai-je, franchement goguenard. 
Ils hésitèrent puis, finalement, se mirent à rire. Un peu jaune, je vous l'avoue, mais enfin le repas reprit son cours. 
Marie était resplendissante et veillait à tout. Personne ne manquait de rien. J'étais admiratif. 
Après les agapes, nous avons discuté ; surtout eux d'ailleurs... Ils parlaient boulot. Cela ne me concernait pas mais je compatissais... Alors, je suis parti laver la vaisselle. 
Au bout d'un long moment, Marie est venue préparer du café dans la cuisine. Me découvrant les mains plongées dans la bassine en train de frotter avec méticulosité, elle me déclara simplement: 
 - Je te rappelle, à toutes fins utiles, que nous avons l'immense privilège de posséder un lave-vaisselle. 
 - Je sais, ma petite dinde aux marrons, mais tu vois, ce soir, un nettoyage minutieux s'impose. Je ne voudrais pas me réveiller lobotomisé comme ton François un de ces quatre matins, lui répondis-je en me trouvant particulièrement ridicule. 
 - Tu as sans doute raison. Cela doit être contagieux. Il suffit de te regarder pour le savoir. Désinfecte-toi les neurones pendant que tu y es, balança-t-elle avant de partir sans claquer la porte car ce n'est pas son style... 
J'avais senti une once de reproche dans ses propos. Je me préparais donc à une sévère explication tout en continuant de rincer les assiettes. 
Marie repassa en effet à plusieurs reprises dans cette pièce si sensuelle mais ne daigna pas m'adresser la parole. Elle remportait chaque fois avec elle l'ustensile prétexte à sa visite amoureuse. Prenant le sucre, elle m'embrassa dans le cou. Après qu'elle eut vidé les cendriers, elle me caressa la joue en même temps que la partie la plus rebondie de mon anatomie. Enfin, revenant pour des verres, elle se frotta langoureusement contre mon dos. 
Vraiment, je ne comprenais rien avec Marie ! 
Je m'attendais à une scène des plus intenables parce que j'avais été désagréable avec l'un de ses amis. Cela paraissait plus que compréhensible. Je n'avais pas que raison... 
Et puis, voilà qu'elle se comportait avec moi comme une féline folle de mon corps, allumant à chacun de ses passages un nouveau foyer dans l'âtre sans fin de mes désirs. 
Et ses invités qui ne partaient toujours pas ! 
Que pouvaient-ils bien avoir encore à se dire ? A médire ? 
Ils se voyaient déjà tous les jours, toute la semaine... 
Qu'avaient-ils besoin de se cramponner à notre canapé à cette heure tardive ? N'étaient-ils pas fatigués ? 
Ils avaient de la route à tracer. Ce n'était pas prudent de vider ma bouteille de vieille prune comme ils s'y appliquaient. 
Ils n'allaient pas dormir là, tout de même ! 
Je décidai de revenir parmi eux pour comprendre leur acharnement parasitaire afin de pouvoir y remédier... 
Evidemment, dans le fossé qui, déjà auparavant, nous séparait, coulaient maintenant plusieurs verres de mon meilleur digestif et flottaient les volutes brumeuses des quelques pétards qu'ils avaient consciencieusement fumés jusqu'aux trous du poinçonneur, hélas électrique, de la Régie autonome des transports parisiens. 
Je n'étais pas réellement dans la même dimension qu'eux. En m'installant tout à côté de Marie, je remarquai à quel point leurs réactions pouvaient être dissemblables face à tout ce qu'ils avaient ingurgité sans modération aucune. 
François et deux filles, de jolies nymphettes bronzées,  étaient amorphes, atomisés, pulvérisés, en plein état de déliquescence morbide. Un type incolore se payait un délire paranoïaque à propos des effets pervers du shit et entraînait son pote inodore dans son mauvais trip. Marie et Juliette, sa meilleure amie, étaient dépouillées de rire pour quelque obscure raison. 
Moi, j'étais clean et frais comme un pape nouvellement élu. J'avais une furieuse envie de mettre tout ce joli petit monde devant ses responsabilités. C'est-à-dire à la porte ! 
La seule chose qui me retenait - hormis le fait que je n'étais pas chez moi... -, c'était Marie. 
Elle m'embrassait régulièrement et s'était blottie contre moi avec une infinie tendresse tout en continuant ses incohérences avec Juju, l'allumée du bulbe. 
Pour ma part, je ne fumais presque plus depuis longtemps et Marie, peu attirée par l'artifice paradisiaque habituellement, ne tirait sur le calumet ébouriffant que de manière très sporadique. 
Cela rendait ma fée extrêmement amoureuse et je n'allais pas m'en plaindre, après tout. Elle avait dans ces moments-là des gestes et des attentions qui me bouleversaient bien au-delà de moi- même... 
Je comprenais pourquoi la petite altercation du début de soirée avait si vite été oubliée. C'était mieux ainsi. François était plus con que méchant. Il ne méritait pas que je me salisse les mains. 
Je ne lui en voulais plus. Son heure viendrait toute seule... 
Adouci comme un ange lubrique, je leur offris de concocter un cocktail. Cette proposition les emballa d'emblée. Les plus véhéments me demandèrent quels ingrédients je comptais utiliser pour sa composition. 
 - Ça, c'est un secret de famille, me contentai-je de répondre. 
 - Tu connais sa recette toi, Marie ? demanda sans dissimuler son inquiétude le parano en chef. 
 - Non, je n'ai pas encore cet honneur, déclara ma fée en pensant sans doute aux petits breuvages doucereux que je lui préparais parfois. 
 - Mais, est-ce qu'il assure K au moins ? s'enquit Juliette, rieuse comme une mouette musicologue. 
 - Oui, pour les cocktails, ça va... affirma Marie un rien tendancieuse, voire espiègle... 
 - Tout le monde en veut un ? me décidai-je enfin à lancer à la cantonade en bougeant l'index dans un mouvement horizontal et, néanmoins, balayant pour couper court aux velléités contestataires qui ne demandaient qu'à s'exprimer. 
Tous acquiescèrent à cette question qui n'en était pas une...
Avec mon shaker magique, dans la cuisine, je me mis donc à leur préparer mon célèbre TGV POPE Plus. 
Il avait toutes les chances de les propulser ex abrupto dans une sphère de pensée supérieure. Ce qui ne pouvait leur nuire... 
Vous salivez d'envie, espérant que vous allez, comme ça, presque gratuitement, pouvoir bénéficier de la fiche technique détaillée de mon éruptif et volcanique cocktail. Je ne peux malheureusement pas tout vous dire... Je risquerais de réveiller la bonne morale prohibitionniste et nauséabonde qui sommeille en chacun de nos hommes politiques. 
Cependant, je peux vous révéler, sans vous en indiquer les proportions exactes, ce que signifient les initiales qui composent le nom de mon fabuleux mélange. Vous n'aurez plus qu'à procéder à une série d'essais mais - attention ! - toute erreur de dosage avec certains ingrédients peut amener le cobaye trop téméraire à commettre des actes irréversibles... 
TGV, certains connaissent déjà, c'est pour : Téquila-Gin-Vodka. Cela constitue la base de ma combinaison élargie. 
Ensuite, POPE signifie Pulpe d'Orange, Piments et Epices. Ce sont mes outsiders associés... En champ très réduit ! 
Quant au "Plus" accolé à ces lettres, eh bien c'est surtout là que réside mon secret... 
Je ne peux, par conséquent et par définition, vous le dévoiler. Il n'est pas dans mes habitudes de balancer mes atouts comme ça. Appliqué comme un bon onguent dans une petite boîte, j'ai particulièrement soigné la présentation de mon oeuvre. 
De jolis verres colorés agrémentés de pailles fantaisie donnaient du cachet à ma réalisation ainsi qu'un aspect avenant. 
De retour au salon avec mon plateau des mille et une nuits, je provoquai des exclamations de joie et d'admiration mais je restai modeste.
Ils se servirent avec avidité, frénétiquement emportés par une curiosité incontrôlable, une éthylique folie.
D'entrée, avalant les premières gorgées, ils trouvèrent cela excellentissime et agréable au palais. 
Ils me félicitèrent de nouveau, puis burent et burent encore comme s'il s'agissait d'un simple jus de fruit.
C'est pourtant ce qui est le plus extraordinaire avec mon petit truc ; il retarde l'effet atomique de quelques... verres. 
Marie étant toujours très modérée avec l'alcool, elle ne fit qu'y goûter. Je me contentai, pour ma part, d'un seul verre que je dégustai avec parcimonie. C'est d'ailleurs la dose maximale que mon initiateur recommandait vivement... 
Puis, d'un seul coup, suivant l'exemple de François qui retrouvait, croyait-il, un semblant d'énergie grâce à mon philtre, ils se mirent sur le départ. 
Cela m'a toujours étonné ! Dans ce genre de soirée, il suffit qu'une personne décide qu'elle se sent capable de partir pour que toutes les autres lui emboîtent le pas ; le syndrome du mouton sans doute ! Marie et moi sommes allés rejoindre Morphée, trouvant à peine la force de nous embrasser. 
Je dormis comme un nouveau-né malgré le rêve loufoque et inexplicable que je fis cette fameuse nuit. 
Je m'étais, en effet, vu skiant avec le maire de Paris - que je ne connais pourtant pas personnellement - et, par le plus grand des hasards oniriques, nous trouvions du pétrole... Etonnant, non ? Marie me soutint pendant longtemps que mon cocktail ne lui avait absolument rien fait. Sans doute, prétendit-elle, parce qu'elle en avait très peu bu. 
Cependant, réveillé un bon moment avant elle, je l'avais regardée dormir. J'adorais cela habituellement et je le faisais souvent. Mais, cette-fois ci, ce tendre acte d'unilatérale communion m'avait nettement moins plu.
Elle n'avait pas sa figure angélique des autres nuits, ni même ses merveilleux petits soupirs tellement suggestifs. 
Tout au contraire, elle ronflait étonnamment fort ;  comme un marin polonais assommé de mauvais alcools dans une sombre ruelle de ville portuaire. 
Ma fée bruyante n'a jamais voulu me croire car, se justifia-t-elle, on l'avait opérée des végétations dans sa prime enfance et il lui était désormais physiologiquement impossible d'émettre semblables sons. Tu parles... 
Cela me fit sourire et je regrettai de n'avoir pu l'enregistrer. Enfin, ce n'était rien en comparaison de ce que nos invités allaient vivre ce petit matin- là. 

***

Le dimanche vaseux qui suivit cette orgie d'essences, ma petite caille aux raisins de Corinthe et moi avions tétarisé toute la journée. 
Nous étions vifs comme des méduses translucides échouées sur le littoral breton. L'oeil glauque et le teint morne, j'essayai de lire mais n'y parvins pas. Marie prit possession du sofa et me demanda en baîllant si je pouvais remettre un peu d'ordre dans l'appartement dévasté. 
Cette perspective ne m'enchantait guère mais il était évident qu'il fallait que quelqu'un s'y collât et j'étais, de très loin, le plus frais de nous deux. 
J'avais obtenu cette distinction ostentatoire parce que mes paupières étaient parvenues à s'entrouvrir ; sans doute à cause de l'effet réverbérant du big bang originel... 
Ma fée carabossée, elle, ne se déplaçait qu'à tâtons. Ce qui est peu commode pour partir en croisade ménagère. 
J'accomplissais ma tâche avec l'énergie d'un fonctionnaire sous-payé lorsque le téléphone se mit à hurler un cri strident qui faillit m'arracher la boîte crânienne. 
J'espérais que Marie, dans un élan de diplomatie conjugale, allait prendre la communication. Mais elle n'était pas en état de capter les messages télépathiques subliminaux que je lui adressais alors, tel un Houdini du ramasse-miettes. 
Résigné, je répondis donc à l'importun gêneur dominical avec une amabilité d'outre-tombe : 
 - Ouais ! Qui c'est ? crachai-je dans le combiné. 
C'était Juliette et, bien sûr, elle voulait parler à Marie ; la garce ! Les garces... 
Elle passait son temps à l'appeler d'ailleurs. Elle n'avait que ça à faire. Pendant des heures, aussi souvent qu'elle le pouvait, cette nana s'insinuait dans notre vie, envahissante au possible. Elle n'hésitait pas non plus à passer à l'improviste, à des moments indus de préférence, pour déverser son trop-plein de mots - de maux ? - dans les tympans accueillants de sa copine. 
La meilleure qu'elle avait, répétait-elle sans cesse. Tu m'étonnes ! Ma douce, transformée en oreille, l'écoutait silencieusement avec une infinie et religieuse patience qui m'étourdissait de stupeur. Elle la consolait de ses sexuelles et sentimentales mésaventures, toujours l'éternelle rengaine : un mec génial mais marié, des promesses de divorce non tenues, un ras-le-bol mais le pied au lit et tellement gentil... 
Enfin, je tentai de réveiller ma belle au bois ronflant en l'embrassant doucement sur la joue. Il faut croire que je n'avais rien du prince charmant car elle ne bougea pas d'un glaire... 
 - C'est pour toi ! C'est Juliette, gueulai-je alors comme un dératé furax et vexé. 
 - Oui, OK. Ne crie pas comme ça, tu peux me la passer, susurra-t-elle en entendant ce prénom qui avait sur elle l'effet d'un sésame. 
Je continuai à aspirer les miasmes de la veille tout en regardant Marie qui reprenait visiblement conscience d'elle-même et de son corps peu à peu. 
Elle était à présent assise dans une position presque décente pour entendre l'autre lui débiter son refrain. Elle avait un air attentif et faisait preuve d'une concentration tout à fait déconcertante. 
Le salon était dégueulasse. Les cendriers débordaient de partout. La moquette exhibait de jolies brûlures en plusieurs endroits ainsi que des taches de café et de boissons diverses. 
Des déchets de toutes sortes jonchaient le sol : des capsules de canettes de bière, des bouts de gâteaux apéritif, des cacahuètes, des pistaches, des sous-vêtements peu neufs, un perroquet muet, un calendrier lunaire multicolore, un préservatif bleu aux normes en vigueur, des icônes, un plan de banlieue, le stérilet de Juju, la moumoute de François, l'anus artificiel du parano, un reste de riz cantonnais, un tube de dentifrice sec, un chat mort, une boîte de raviolis tièdes, un mètre carré de gazon factice ainsi qu'un échantillon, malheureusement ouvert, de mon incommensurable mansuétude... 
Leur conversation dura des heures. C'est simple, lorsqu'elles eurent terminé, le salon brillait de mille feux, aussi propre qu'une couche de nourrisson constipé. 
Ma fée ne jugea pas utile de me féliciter. J'en fus fort marri... Elle se dirigea vers la salle de bains sans me regarder, sans me voir. 
J'espérais l'y rejoindre comme je le faisais de temps à autre pour un bon gros câlin savonneux mais, cette fois-ci, elle avait tourné le verrou. Cela signifiait que je pouvais aller me brosser ailleurs. Quelle complicité nous avions, alors ! 
Je la comprenais à demi-mot et même sans mot... 
Un silence, une indifférence, une porte close... Je percevais tout. La longueur d'onde était la bonne. 
J'avais appris à réagir intelligemment à toutes ces petites provocations qui, si on les relève, peuvent briser des mois d'efforts en quelques phrases malencontreuses. 
J'étais un amoureux à la mode du quai d'Orsay où l'on fait passer la lâcheté pour de la finesse stratégique et les vessies onusiennes pour des lanternes pacificatrices. 
Mais, jouer un tel rôle de décomposition ne correspondait pas à mon tempérament initial et mes concessions incessantes m'amenaient, progressivement mais sûrement, au seuil tellurique de ma capacité d'inertie. 
Je devinai que Marie allait se rendre chez Juliette et qu'elle se préparait à cet effet. Ce n'était pas la première fois que cela se produisait. 
Telle une infirmière sentimentale, un pompier du coeur, Marie, en ces occasions, était apprêtée en moins de trente minutes. Chronomètre en main et chaînes au cou, un huissier du Livre des records l'eût sans aucun doute jugé apte d'y figurer ce jour-là. Habituellement, lorsque nous sortions ou recevions des amis, elle squattait la salle de bains deux bonnes heures avant de s'en extraire pour susciter en moi, il est vrai, le féroce désir de la dévêtir... En ce tristounet dimanche printanier, elle se contenta d'enfiler un vieux jean délavé, une de mes chemises ainsi que son sempiternel Perfecto qui lui donnait un petit air d'adolescente bourgeoise et, néanmoins, rebelle. 
Je sentais une sourde colère monter en moi tandis qu'elle cherchait ses clefs de voiture qui, bien évidemment, se trouvaient, comme d'habitude, noyées dans le bordel sans nom de son sac à main quand ma Lolita psychologue désamorça le tout en m'embrassant langoureusement avant de me dire : 
 - Je vais chez Juliette. Cela ne t'embête pas ? Je t'expliquerai... C'est incroyable ce qui lui est encore arrivé. 
Je n'en doutais pas le moins du monde... Cela ne m'ennuyait pas non plus : ça me trouait le cul ! 
Cependant, je ne pouvais décemment pas lui en vouloir d'être gentille avec ceux qu'elle aimait. Cela me rendait plutôt admiratif quand je parvenais à m'oublier un instant. 
Et puis, sa spontanéité me désarmait. Elle n'était pas l'une de ces froides calculatrices qui rendent service en prenant bien soin de noter le jour et l'heure afin de pouvoir ressortir le listing complet de leurs actes amicaux quasi-contractuels le jour où, par hasard ou par lucidité, on leur refuse un cure-dent... 
Marie n'avait pas cette conception "pertes et profits" que certains possèdent hélas de l'amitié. Je ne pouvais que l'en aimer davantage. 
Mais, toutes ces belles et louables considérations mises à part, ma princesse me laissa seul avec mon plumeau... 

***

Marie me téléphona vers dix heures pour me prévenir qu'elle ne rentrerait pas. Elle ne pouvait laisser Juliette seule à son lacrymal destin. Elle allait vraiment mal et risquait de faire une bêtise. 
Il n'y avait rien à dire, rien à faire. C'était comme ça. Ma petite soeur des pauvres à moi se retrouvait consignée en astreinte sentimentalo-consolante à plusieurs correspondances métropolitaines de mon souffle rauque et de mon regard attendri. 
Bien évidemment, elle me raconterait tout, mais plus tard... 
Je raccrochai le combiné en pensant que c'était parfois bien irritant de partager l'existence d'un saint-bernard à talons hauts... 
Marie et moi avions des conceptions fort différentes des notions de Bien et Mal. Je pensais que ne pas faire l'un suffisait à produire l'autre. Elle, au contraire, me soutenait - sans doute pertinemment - que c'était trop facile de raisonner de la sorte, qu'avec des gens comme moi le monde courait à sa perte. Et alors ! 
Il est vrai que ma théologienne agissait constamment pour faire avancer les choses dans le sens de ses idées. 
Elle participait à une foultitude de bonnes oeuvres; et pas uniquement financièrement... Elle donnait son temps, sa santé, son énergie pour défendre toutes les causes qui lui paraissaient justes. 
Ma fée manifestait régulièrement pour la paix, contre la guerre, pour la liberté de la femme, contre les commandos anti-IVG, contre la pollution ou les essais nucléaires. Et j'en passe, j'en repasse aussi...
Elle participait à des meetings, des conférences, des sittings, des distributions de tracts et des collages. 
A la maison, nous avions souvent des réunions de militants pseudo-intellectualisants qui discutaient pendant des heures pour décider s'il valait mieux couper la poire en deux ou les cheveux en quatre. Marie parlait peu dans ces conciliabules nocturnes. Elle symbolisait plutôt l'égérie de tous ces acharnés de la photocopieuse mais, pour les coups de force, les actions spectaculaires, son tempérament l'amenait toujours en première ligne. 
Les maniaques de la matraque, CRS et autres fachos, n'osaient pas la frapper. Ils préféraient, de loin, la placer en garde à vue. C'est le mot... 
Cette présence esthétique les changeait des habituels boutonneux qui beuglaient leurs slogans hostiles jusque dans leurs cages. 
Les renseignements généraux devaient posséder sur elle un dossier aussi épais que le brouillard putride qui leur sert de paravent. Ce qu'ils ne pouvaient savoir, connaître, tous ces illuminés de l'idéal citoyen, ces barbouzes des fichages intempestifs, c'était la motivation profonde de Marie. 
Je m'éclipsais peut-être dans notre chambre pour y bouquiner chaque fois que notre salon se transformait en cellule révolutionnaire. Ils avaient beau me haïr parce que je me foutais éperdument de leurs combats perdus d'avance. Il n'empêche. J'étais le seul à partager le secret de leur pasionaria. 
Je lui avais juré sur notre amour de ne jamais le leur dévoiler. Ils n'auraient rien compris ces obtus de la tolérance sélective, faux anars ou vrais cocos, staliniens pure souche ou anticléricaux par convenance. Ils ne pouvaient saisir sans le salir le sens de l'engagement de celle qu'ils vénéraient. 
Aussi surprenant que cela puisse leur paraître s'ils lisent ces lignes aujourd'hui (ce qui m'étonnerait, connaissant leur goût exclusif pour les essais politico-sociologico-économico-coco...), Marie agissait par foi. Eh oui, par FOI ! 
Certains vont sans doute avaler leurs cigares d'ex-gauchistes parvenus et rangés des Molotov mais c'est la stricte vérité. 
Ma diva du mot d'ordre et du préavis de grève agissait à leurs côtés parce qu'elle croyait. 
N'appartenant à aucune église, elle était libre dans sa spiritualité autant que dans ses prières, dans SA prière. 
Tous les soirs, avant de s'endormir, généralement pendant que je m'insomniais, mon ange marxiste récitait presque silencieusement - mais je tendais l'oreille... - une petite litanie qu'elle avait lentement composée, année après année.
S'y mêlaient avec émotion son amour pour Dieu, son engagement dans la vie, ses idéaux humanistes ainsi qu'un inébranlable espoir en l'avenir. 
Sans la trahir (ou si peu...), le texte, tel qu'il m'en souvient, était le suivant :
" Je te salue Jésus Christ 
Béni soit ton nom  Seigneur Jésus 
J'ai foi en toi, je crois en toi 
J'espère en ton retour prochain parmi les  hommes 
Seigneur Jésus, protège-nous du mal 
Aide-nous à faire triompher le bien 
Guide-nous sur le chemin de la bonté, de la  justice, de la  générosité 
Fais de nous des hommes dignes de ton père et de toi-même 
Aide-nous à faire stopper les guerres, les famines, les épidémies, les inégalités, les maladies et les souffrances
Inspire-nous la sagesse et la sérénité 
Et fais triompher l'Amour 
En donnant à chaque être humain le bonheur d'aimer et celui d'être aimé " 
Ce n'était pas de la grande littérature mais c'était la prière de celle qui partageait mes lentilles aux lardons. Alors... 
Parfois, le soir, il m'arrive encore de la dire avec une nostalgie qui me déchire l'âme jusqu'au soleil. Je ne sais pas si celui auquel elle s'adresse l'entend mais, ces nuits-là, où qu'elle soit, Marie n'est pas seule... 
C'est une raison suffisante en ce qui me concerne. 
Grâce à ma fée, j'ai appris à comprendre et à respecter deux choses essentielles chez l'autre : le mystère et la foi. 
La fadeur des gens trop simples m'exaspère. Je leur préfère les tordus, les compliqués, les mystérieux, les timides, les anxieux, les écorchés vifs, les anges déchus et autres poètes maudits. Ceux qui ne livrent rien d'eux-mêmes mais auxquels il faut tout arracher en s'armant de patience et d'ouverture. 
Par contre, les intrigants et les énigmatiques à la petite semaine, les microscopiques secrets ragoteux des mesquins en quête d'identité par procuration me donnent des désirs de fuite ou d'étranglement. Tout est décidément histoire de contexte... 

***

J'étais résigné à passer une soirée solitaire et téléphagique mais quelqu'un crut bon de frapper à la porte. C'était l'une des nymphettes qui accompagnaient François la veille. 
A dire vrai, pour être tout à fait sincère, elle était mignonne comme un coeur. En d'autres temps... 
Elle se faisait appeler Jane mais je la soupçonnais de se prénommer en réalité Nathalie ou Sandrine ; enfin, un truc original comme ça... Elle insistait pour nous parler à Marie et à moi. A moi ! 
Je lui répondis que Marie était sortie mais qu'elle pouvait entrer si elle le voulait ; ma B.A. du jour du Seigneur... 
Je n'avais absolument aucune idée de ce dont il s'agissait. 
Cela risquait toutefois d'être assez ennuyeux au regard de son teint pâle et de son air déconfit. Mais je n'ai jamais su résister à une jolie fille au regard triste. On a de ces faiblesses ridicules... 
Je l'invitais juste à s'asseoir lorsqu'elle se mit à sangloter de grosses larmes tièdes sur mon épaule confortable mais réservée. 
 - Allons, allons... Que se passe-t-il ? Installe-toi et raconte-moi  tout ça. J'ai tout mon temps, lui déclarai-je, soudain bassement  humanisé. 
 - François est en prison, lâcha-t-elle d'un bloc en ouvrant au maximum les vannes de ses pleurs. Ce qui faillit provoquer un dégât des eaux chez le voisin du dessous ; pas assez cependant pour le noyer, donc sans intérêt. 
Elle s'était enfin calmée et reprenait son souffle doucement, comme soulagée d'avoir déversé sa mélancolie sur notre moquette beige. 
Ce que Jane venait de m'annoncer me remplissait de bonheur mais je ne pouvais décemment rien en laisser transpirer. 
Ma joie se devait de demeurer intérieure. D'ailleurs, je préfère. C'est bien plus intense de cette façon. 
Je ne pus néanmoins comprimer totalement un sourire qui devait irradier tout mon être car elle le remarqua aussitôt : 
 - C'est tout ce que cela te fait, attaqua-t-elle immédiatement. 
 - Non, au contraire, si tu savais... lui répondis-je évasivement mais toujours profondément heureux. 
 - Tu déconnes ou quoi ! François est en taule et on dirait que ça te fait plaisir, aboya-t-elle outrée. 
 - Mais non, c'est toi qui me fait rire. Que veux-tu, je suis un émotif, moi... 
 - Ah bon, c'est ça, me coupa-t-elle, un rien dubitative. 
 - Eh oui, ce n'est que ça. Allez, raconte-moi tout, réitérai-je enfin pour tuer dans l'oeuf ses velléités d'explication de texte.
Elle n'avait sans doute pas inventé la poudre qu'elle se mettait dans le nez à l'occasion mais elle n'était pas méchante et me paraissait sincère dans son désarroi. 
Elle m'expliqua que François, peu après leur héroïque départ, avait subitement été pris de bouffées délirantes. A peine installé au volant de son coupé sport nouveau riche, il s'était mis à tenir des propos incohérents sur des entités invisibles qui, selon lui, ne cessaient de le baffer. 
Au début, Jane et l'autre fille avaient supposé qu'il plaisantait. Elles connaissaient son sens de l'humour pour le moins particulier. Théoriquement, dans leurs esprits féconds, il aurait dû déposer l'une d'entre elles à son domicile avant de tout tenter pour passer la nuit dans le lit de l'autre. Laquelle allait-il choisir ? C'était bien la seule question qu'elles se posaient à ce moment-là. 
Si même les nymphettes deviennent extralucides, il va y avoir du chômage chez les machos... 
Jane me raconta que François était un sale con     - moche de surcroît - mais qu'il n'était pas envisageable pour elle de travailler à la station sans passer par cette épreuve. 
Ce blaireau profitait de son pouvoir directorial pour abuser de la crédulité de jeunes filles passionnées de radio comme elle. Il les sautait allégrement avant de les fourrer dans un stage bidon, non rémunéré, qui durait généralement fort peu de temps et se terminait toujours en eau de boudin... 
La conscience que Nathalie-Jane avait de tout cela fut encore ce qui m'étonna le plus. 
Elle s'était résignée à y passer car, disait-elle, c'était la même chose partout. 
 - Même pour Marie ? m'inquiétai-je soudain. 
Elle me répondit que c'était différent parce qu'elle faisait partie de la rédaction et que ces pratiques moyenâgeuses n'y avaient heureusement pas cours. 
La carte de presse de ma fée avait donc le pouvoir et l'effet d'un crucifix sur ce vampire audio-sexuel. 
Cela ne me rassura qu'à moitié. J'avais bien noté qu'il regardait et qu'il écoutait Marie avec des attitudes qui ne dissimulaient en rien les sentiments qu'il éprouvait pour elle. 
Les moyens différaient mais le but semblait identique... 
Enfin, peu m'importait à présent. François se trouvait désormais entre quatre murs bien épais et bien froids. Mais pour combien de temps ? 

***

Jane-Sandrine n'oublia aucun détail dans son récit, en dépit de l'état peu ragoûtant dans lequel elle se trouvait au moment des faits. 
Sa copine, sosie conforme, s'endormait sur la ridicule petite banquette arrière de la voiture du dirlo lubrique quand elle s'aperçut qu'ils roulaient sur le périphérique. 
François avait alors les yeux exorbités, le pied collé au plancher malgré les radars qui le prenaient régulièrement en photo sous tous les angles. 
A chaque flash, il hurlait que des démons lumineux cherchaient à l'aveugler pour l'empêcher d'accomplir sa mission. 
A ces cris, Jane comprit que son éventuel employeur venait de péter un plomb façon copieuse, un fusible façon puzzle... Il risquait de tous les tuer en les écrasant sur les glissières. Ce qui aurait pu, il est vrai, compromettre prématurément sa prometteuse carrière sur les ondes. 
Elle chercha bien à lui parler, à le raisonner. Mais il ne l'écoutait pas et, de plus, chacune de ses paroles le propulsait plus loin encore dans son délire. 
Il rebondissait sur ses mots ! 
Après quelques tours de la capitale - elle ne savait plus combien! -, plusieurs motards ainsi qu'une voiture de police se décidèrent enfin à justifier la hausse constante de nos impôts en tentant d'intervenir. 
François, découvrant tous ces gyrophares à sa poursuite, fut pris de panique et assimila les lumières bleues tourbillonnantes à un danger imminent contre lequel quelqu'un - quelque    chose ? - cherchait à le mettre en garde. 
De temps en temps, il semblait répondre à une voix que lui seul entendait. Ma nymphette pâlichonne était terrorisée. Elle appelait au secours aussi fort qu'elle le pouvait, avec l'énergie de quelqu'un qui découvre qu'il aime la vie, finalement... 
Les flics motorisés comprirent la situation et lui firent des signes qui se voulaient rassurants mais qui, naturellement, l'angoissèrent au plus haut point... 
Le harceleur halluciné, sans doute sous l'effet schizophrène d'un ordre inaudible, se mit à se déshabiller intégralement en arrachant ses vêtements comme un naturiste fou furieux... 
Soudain, il décida de quitter le périphérique à la Porte Maillot. 
Ce cortège étonnant pénétra sur le rond-point désert tous phares allumés, à très vive allure. 
Jane tenta alors le tout pour le tout. Elle donna un violent coup de volant vers la gauche en écrasant la pédale de frein de ses deux escarpins. La voiture percuta le terre-plein central et s'immobilisa, fumante comme un mégot mal éteint dans un cendrier de tabagique. 
Les deux nymphettes n'avaient rien mais François, tel un Adam noctambule forcené, sortit de sa voiture et se dirigea vers ses poursuivants uniformés en les menaçant de désintégration divine.
Constatant à quel énergumène ils avaient affaire, les forces de l'ordre ne jugèrent pas utile de sortir leurs armes. Ils se contentèrent d'essayer de le maîtriser manu militari. C'est le cas de le dire... 
Nathalie-Jane vit son ex-futur-patron se battre avec les policiers. Il en étala quelques-uns avant de se retrouver menotté face contre terre. 
Les deux filles passèrent plusieurs heures au commissariat pour les vérifications d'usage. Elles furent vite mises hors de cause. 
En déposant, elles apprirent que François avait blessé très sérieusement l'un des flics. Il risquait de perdre un oeil. Deux autres poulets étaient touchés plus légèrement. 
D'après leur interlocuteur fonctionnarisé, il allait passer en comparution immédiate en correctionnelle et prendre entre six mois et deux ans de prison ferme au bas mot. Le tarif syndical en somme... 
Conduite en état d'ivresse, attentat à la pudeur, coups et blessures sur fliccards dans l'exercice de leurs fonctions, insultes, injures et rébellion, outrage à agent... Notre homme serait mis au placard pour un bon bout de temps. 
Personnellement, j'étais prêt à lui en coller pour trois ans. Mais je n'étais pas juge, hélas !
Cependant, il faut considérer que la société ne faisait pas vraiment un cadeau aux honnêtes prisonniers en leur refilant une ordure malsaine de ce calibre. Ils n'avaient pas mérité cela... 
Jane-Sandrine m'avait raconté tout ça d'un trait, sans même s'apercevoir de mon extrême jubilation. J'étais heureux comme un adolescent qui découvre ses premiers poils. 
Pour elle, c'était différent. Son billet d'entrée à la station se trouvait momentanément inutilisable. Cette sordide histoire risquait de faire grand bruit à la radio. 
J'essayai de la rassurer en lui disant que Marie pourrait peut-être faire quelque chose pour elle, la recommander ou la prendre comme assistante personnelle et l'imposer, peu à peu, si elle savait se rendre indispensable. 
Je m'avançais énormément mais son visage devint souriant en entendant ces paroles qu'elle attendait visiblement et sans aucun doute. 
 - C'est vrai ? Tu lui en parleras ? me questionna-t-elle. 
 - Je peux toujours essayer. Je ne te promets rien, tu sais, lui répondis-je pour tenter de modérer son enthousiasme. 
Elle m'avait à peine entendu... Son regard semblait perdu dans un improbable avenir hertzien. J'aurais pu profiter de la situation. C'eût été facile, trop facile... 

***

Comme je l'avais pressenti, le scandale fut total chez tous ces débiteurs de spots publicitaires à la solde de l'annonceur le plus offrant. 
Le microcosme du tuner s'agita de soubresauts glauques et visqueux. On voulut étouffer l'affaire car François passait pour un grand professionnel de la profession, selon l'expression sacrément conne. Seulement, en dépit des efforts désespérés des pontes de sa station pour garder cette information secrète et confinée au milieu judiciaire, toutes les rédactions parisiennes - les plus vicieuses surtout - furent averties et mises au poisseux parfum par un mystérieux correspondant anonyme... 
Dès le lundi matin, François eut ainsi droit à son papier dans la plupart des grands quotidiens nationaux. Certains lui firent même les honneurs de la première page. 
Un fait divers, somme toute banal, mettant en cause un personnage en vue, provoque invariablement un intérêt immédiat de la part de la majorité des rédacteurs en chef ainsi qu'une augmentation corrélative du nombre d'exemplaires imprimés. 
La frasque est, en effet, pour le notable impliqué l'équivalent du veau à cinq pattes pour l'agriculteur moyen : l'assurance d'une bonne couverture médiatique... 
Les journaux télévisés, suivant le mouvement matutinal, en firent leurs choux gras. 
Des présentateurs cravatés, poudrés comme de vieilles filles, parlèrent de "soirée trop arrosée" , de "l'obscénité et de la violence inexplicable" de cet "homme connu pour son légendaire sang-froid", ce "négociateur chevronné", ce "grand homme des médias"... 
Ils allèrent jusqu'à filmer et interroger les flics blessés par ce respectable cadre très supérieur dans leurs chambres d'hôpital.
L'actualité était si pauvre ce jour-là qu'ils invitèrent aussi de pseudo-experts, psychologues ou tartuffes cathodiques, pour nous aider à comprendre ce dérapage insensé. 
Le cas de cette fripouille fut étudié avec le plus grand soin, presque disséqué. Il alimenta grassement, l'espace d'une journée, les conversations dans tous les bistrots de France. 
Inutile de vous préciser, je pense, que je passai l'après-midi dans les troquets à me gargariser de peu ragoûtants ragots concernant le sus-nommé... 
Je tâtai le pouls de philosophes plus ou moins avinés en me délectant de la cruauté de la vox populi. 
Cela s'avéra tellement agréable que je faillis jouir plusieurs fois. Heureusement, je sais me tenir. 
La pitié n'existe pas quand, de son piédestal, le nanti tombe dans la merde. Méditez nantis ! Tremblez merdes... 
Mon seul véritable regret fut de devoir refuser des interviews à de consciencieux reporters qui voulaient savoir ce que François avait bu, et en quelle quantité. 
Marie me l'avait vivement déconseillé, pour ne pas dire interdit...
Elle ne voulait pas être licenciée à cause de cette histoire. Comme si cela se faisait ! 
Résigné mais plein d'amertume, je me tus donc. Ma fée censureuse fut virée le jour suivant. 
J'avais donc manqué mon quart d'heure de gloire pour rien... 

*** 

Comme on ne peut pas toujours être aux petits fours et au moulin-à-vent, Marie consacra beaucoup plus de temps à ses activités d'hôtesse sensuelle du sex-phone. 
Jusqu'à ce jour, elle avait toujours considéré cela comme un loisir, un amusement, une rigolade. 
Mais le fait de se glisser dans la peau d'Alexane à temps complet provoqua de singuliers changements dans le comportement de mon ex-météorologue. 
Elle adopta des tenues et des attitudes de plus en plus provocantes. Elle devint irascible et intransigeante, voire dure. 
Dans sa ravissante petite tête germaient à présent les idées les plus saugrenues. Elle envisageait parfois de se servir de ses multiples charmes pour se refaire une place sous le soleil ; exactement comme une nymphette écervelée mais machiavélique. 
Elle se mit à se prendre pour une femme fatale. Ce qu'elle était effectivement pour moi depuis le premier jour. 
L'insouciance, la gentillesse et les rires de Marie se transformèrent peu à peu en vénalité, rancoeur et froideur. Elle abandonna ses oeuvres militantes et renvoya vertement ses amis chevelus à leurs utopies. 
Elle ne disait plus sa mignonne petite prière et, dans son sommeil, un rictus affreux abîmait son visage d'ange déçu. Ses colères devinrent redoutables. La violence sourde d'Alexane ravageait notre nid d'amour. 
Ses cauchemars me terrifiaient mais, quand elle s'éveillait, haletante et sanglotante, elle se blottissait toujours contre moi avec tendresse, redevenant ma fée durant quelques trop courts instants.
Ce sont ces rares minutes qui m'ont permis de tenir. Grâce à elles, je comprenais que Marie m'était momentanément éclipsée par Alexane. Je n'ai jamais douté de son retour à elle-même. 
Il me fallait attendre en ignorant les provocations incessantes de cette inconnue qui me faisait l'amour comme une professionnelle.
Toutefois, je pris conscience qu'il me fallait de l'aide pour renvoyer Alexane dans la partie sombre du cerveau de Marie dont elle n'aurait jamais dû sortir. Se trouvant tout à fait normale, elle refusa de consulter un psy et cassa tout quand j'eus l'outrecuidance de le lui proposer. 
Et puis, il n'y avait guère besoin de sortir des testicules de Freud pour constater que Marie n'avait pas supporté son licenciement. 
De plus, ce job de "call-girl" heurtait de manière par trop évidente sa fibre intime naturelle. La première idée qui me vint à l'esprit pour tenter de "récupérer" Marie me sembla constituer une excellente solution. 
J'échafaudai donc un plan méticuleux dont les grandes lignes étaient simples mais dont la réalisation risquait de poser quelques problèmes à l'être doux mais passionné que j'étais alors... 
En effet, intoxiqué depuis des années par de douteuses séries policières, je pensai à une action radicale : rayer de la carte l'insigne entreprise qui l'employait ! 
De l'essence et des grenades incendiaires auraient fait l'affaire... En accomplissant cette oeuvre de salut privé pendant mes heures de livraison, Tony m'aurait fourni un alibi à faire rêver un dirigeant de club de football. 
Je sais que tu aurais aimé cela, ô lecteur impavide! Assoiffé que tu es de violences rapportées... 
Un joli feu, des pompiers noircis et quelques innocentes victimes auraient donné, penses-tu, du relief à ce récit. 
Cela aurait été "chouette" hein ? 
C'est certain. C'est même sûr. Disons sûr et certain... 
Cela aurait également pu me permettre d'introduire un flic dans la narration ; un bon, un vrai, un suspicieux et tout et tout, une sorte de Columbo du pauvre qui aurait mis son nez dans mes anchois pour trouver le trou dans mon emploi du temps, un faire-valoir administratif qui aurait fait de moi un génial killer assoiffé de vengeance. 
Que nenni ! Je t'avais averti. Il s'agit d'une histoire banale. Elle le fut, elle l'est, elle le restera. Merde ! Les règlements de comptes à la mords-moi-le-noeud, ce n'est pas le genre de la maison. 
Les personnages sont des gens normaux qui, s'ils peuvent claquer un fusible de temps à autre, ne vont pas jusqu'au génocide parce que leurs nanas font des grossesses nerveuses. Le crime passionnel, c'est pour la cour d'assises, pas pour la bibliothèque rose... 

                                    ***

Ayant emprunté de l'argent à mes richissimes parents, nous partîmes pour une maison isolée et néanmoins tranquille dans la campagne normande. 
Situé non loin de la mer, c'était le lieu idéal pour m'occuper des sens en vrac de ma fée. Et puis, les Normands sont des gens étonnants. Ils détestent souvent les Parisiens mais vénèrent toujours leurs cartes bleues... 
Convaincre mon amour de venir passer plusieurs mois au vert pâturage n'avait pas été simple mais je ne connais personne qui puisse me résister quand j'évoque avec écume et flamme les charmes de cette magnifique région où poussent mes fromages préférés. 
Camembert, Pont-l'Evêque, Livarot : le triangle d'or de l'amateur de croûtes, l'Eldorado de la pâte molle, le Nirvana des papilles gustatives... 
Mieux que la thalasso ou la balnéothérapie, le bon air et le lait cru me permettraient de recentrer les énergies divergentes de ma citadine déboussolée. 
La compagnie des vaches et des animaux de basse-cour, le calme rustique de cette ravissante résidence de printemps nous aideraient, j'en étais convaincu, à oublier nos déboires urbains. 
Le retour à une certaine sérénité ne pouvait s'effectuer en un jour. Il fallait du temps pour virer Alexane et retrouver Marie. J'étais prêt à utiliser le cidre et le calva si nécessaire ; enfin, surtout pour moi... 
Des amis de mes parents m'avaient en fait quasiment prêté cette maison pour trois mois. Ils m'avaient simplement demandé de l'entretenir et de régler les charges inhérentes à son fonctionnement. 
Un beau cadeau en vérité car, sans leur générosité, Marie, aujourd'hui, se trouverait quelque part entre l'asile et le cimetière. 
J'avais décidé de ne rien brusquer, de laisser les choses se faire naturellement. 
Alexane n'était pas au courant du but de ce séjour. Tout devait lui paraître absolument normal. 
Je lui avais fait gober - je ne sais comment ! - que j'étais malade et que le médecin m'avait ordonné de passer les mois d'avril à juin loin de la fureur des villes. 
Le fond de ma fée qui subsistait dans cette furie avait pris le dessus et définitivement accepté de m'accompagner pour me choyer.
Alexane fut contrainte de démissionner de son job pour permettre à Marie de jouer les aides-soignantes. 
Vraiment, je l'avais joué fine, très fine... 
Durant la première quinzaine de notre séjour, rien ne fut évident. Alexane se plaignait du manque de confort et de l'ennui profond que suscitaient en elle les longues soirées passées devant la cheminée tandis que Marie, elle, s'acclimatait parfaitement et m'emmenait tous les jours faire de longues promenades dans les bois. 
Le soir, à plusieurs reprises, Alexane prit sa voiture pour aller en boîte de nuit ou ailleurs... 
J'étais inquiet comme un producteur devant une salle vide mais je la laissais agir à sa guise. 
Elle rentrait en général au petit matin dans des états hallucinants. Sentant l'alcool et la transpiration à plusieurs mètres, la démarche chaotique, le maquillage dégoulinant, elle se heurtait à tous les  meubles en jurant comme le charretier anonyme qui inspira l'expression célèbre... 
J'aurais pu, pensez-vous sans doute, agir de la manière forte : la cloîtrer, la droguer, la maltraiter peut-être. 
Quelle différence cela aurait-il fait avec l'hôpital psychiatrique ? Je voulais récupérer Marie, pas un légume dépersonnalisé assommé de psychotropes ! 
J'avais opté pour la patience, je m'y tenais. 
Vous auriez sans doute mieux fait, c'est certain... Mais voilà, vous n'étiez pas là ! Personne n'est jamais là quand les Durit lâchent. Toute fissure nous fait peur chez l'autre. Peut-être parce cela nous renvoie trop à nous-mêmes, à nos propres faiblesses. 
En début d'après-midi, les lendemains de ses déperditions nocturnes, quand elle daignait se lever, le visage ravagé par une gueule de bois à faire baver d'envie un ébéniste, Alexane (Marie ?) ne disait pas un mot durant des heures. 
Après plusieurs cafés, une bonne douche et de nombreux cachets d'aspirine, elle apparaissait, souriante et habillée avec décontraction, pour me proposer ma balade quotidienne sur les sentiers du retour à soi. 
Je ne lui reprochais rien. Je n'évoquais pas ses escapades éthyliques. Je jouais le mec sympa mais souffrant qui avait dormi toute la nuit, qui ne s'était pas aperçu de son absence. 
N'étant pas la moitié d'un con, ce rôle m'épuisait. Je rongeais mon frein, ravalais ma colère, mes sanglots, mes amours disloquées. 
Je lui parlais de la Nature, tel un Rousseau de deuxième division. Nous observions les arbres et les oiseaux, le soleil et les nuages. Le moindre animal sauvage qui nous laissait le voir me permettait de lui parler de la beauté du monde et de la vie, malgré tout... 
Parfois, elle se réjouissait de mes digressions, les approuvait. Mais, à d'autres moments, mes mots ne l'atteignaient pas et son regard restait désespérément vide. Elle semblait perdue dans les brumes épaisses de son âme éparpillée. 
Certains soirs, quand ses démons la laissaient en paix, je l'amenais dans les champs. Nous regardions les étoiles, les galaxies. Des comètes nous souriaient. Le ciel était merveilleux. J'étais comme happé par l'espace. Cette infinie grandeur et ce vide plein de sens m'attiraient au plus haut point ; là-bas, tout là-bas... 
Je laissais mon esprit vagabonder sur des météores, se perdre dans des trous noirs, embrasser des pulsars avant de revenir s'écraser comme une fiente d'ovni sur cette pesante planète où mon amour pleurait le visage dans la terre. 
J'osais à peine lui demander les raisons de ses larmes... 
Quand je trouvais la force de pouvoir supporter sa réponse et lui tendais tristement cette perche attendue, Marie m'expliquait alors que l'univers était si beau qu'il lui donnait l'envie de s'y mêler, de n'être qu'une particule, une poussière dans le cosmos, de retourner d'où elle venait. 
Ses idées morbides étaient nouvelles alors. L'hystérique agressivité d'Alexane laissa progressivement la place à l'abattement, la dépression de Marie. 
Elle ne sortit plus du tout de la maison pendant six semaines. Ce fut, je crois, la période la plus éprouvante de sa vie et, par ricochet d'osmose, de la mienne aussi. 
Ma fée ne parlait plus, n'avait plus appétit pour rien. Quand elle ouvrait la bouche, c'était pour me supplier de la laisser mourir. Elle me demanda même de l'y aider ! 
Elle ne dormait presque pas mais restait couchée sur le dos, les yeux ouverts, pendant des heures. Je l'entendais interpeller son dieu d'une voix triste, basse et larmoyante. Elle lui demandait de la rappeler auprès de lui, le suppliait de la faire transiter durant son sommeil. 
Heureusement, Marie avait une sainte frousse de la souffrance physique. Aussi, le suicide, si elle ne cessa d'y songer, lui faisait peur à bien des titres. 
Le courage qu'implique cet acte terrible fait renoncer bon nombre de candidats. Certaines frontières sont, par bonheur, plus difficiles à franchir que d'autres. 
Je fus donc un douanier impitoyable. Je cachai tous les objets qui auraient pu lui servir à mettre fin à ses jours. Je fabriquai à la hâte un mur d'impossibilité. 
Je jetai les médicaments, les produits ménagers toxiques, les couteaux trop tranchants et mon coupe-chou. J'essayai de me mettre à sa place pour tenter d'imaginer les ustensiles de ses désirs de mort. 
Je craignais surtout qu'elle ne se pendît. Certains de ses regards, de ses mots, pourtant à peine perceptibles, me laissèrent soupçonner qu'elle avait finalement choisi ce visa. 
Immédiatement, je planquai tout ce qui aurait pu lui servir à se construire une potence d'infortune : les cordes, les ficelles, les rallonges électriques, les ceintures, les lacets... 
Je gambergeais sec pour n'oublier rien mais j'étais vanné comme un marathonien des sables. 
L'idée qu'elle pût profiter de mon sommeil pour se transformer en crémaillère m'interdisait tout repos. Le café-calva me servait de tuteur... Quand Morphée se faisait trop pressant, je prenais des douches glacées. Les cigarettes succédaient aux cigarettes. Elles me tenaient éveillé dans un brouillard d'incertitudes. 
La télévision constituait également une alliée précieuse. Je me tapais toutes sortes de documentaires animaliers pour insomniaques. 
Au bout de quelques nuits de ce régime, j'en savais plus sur la pêche, la chasse ou l'alpinisme que n'importe quel écologiste de droite... 
J'aurais été capable de donner des conférences sur la réforme agraire ou sur l'art de confectionner des appâts artificiels pour les poissons de rivière. 
L'agencement des pièces me permettait de cultiver ma connaissance des choses de ce monde sans quitter du regard la forme ovée que provoquait ma fée sous sa couverture. Je bénissais l'architecte et les propriétaires d'avoir rendu possible cette "télé-surveillance". 
Il m'arrivait de m'assoupir de courts instants mais les violents génériques des journaux télévisés de la nuit me faisaient sursauter régulièrement. Ils me tiraient de mes léthargies passagères pour me dérouler le film incessant des catastrophes planétaires ou me gaver de résultats sportifs qui m'importaient à peu près autant qu'une laitue intéresse un prédateur carnassier depuis la nuit des temps... 
Et Marie dormait... Enfin, je n'en étais jamais vraiment convaincu. Elle pouvait faire semblant, guetter les signes annonciateurs de mon sommeil, attendre un ronflement de ma part pour me quitter à tout jamais. 
Evidemment, dans une tragédie mélodramatique, fou d'amour et de douleur, je me serais supprimé à mon tour pour la rejoindre dans la mort. Seulement, à l'instar d'un comédien philosophe disparu trop tôt, je préfère le vin d'ici à l'au-delà. Et ce n'est pas peu dire ! 
Par conséquent, en dépit d'une fatigue atroce et d'un délabrement physiologique profond, je n'ai jamais laissé l'opportunité à Marie de suspendre sa mélancolie à une poutre. 

***

Aux premières heures du mois de juin, le soleil fit un retour triomphal. Marie l'imita... 
La campagne était superbe. Ma fée redevenait elle-même : rayonnante et belle comme une star débutante. Alexane croupissait sans doute dans quelque ruisseau, emportée par les pluies torrentielles des ides de mai. 
Pour ma part, après quelques vraies nuits, je retrouvai une forme de stagiaire pré-olympique. J'attribuai ce regain d'énergie au plaisir que j'éprouvais à vivre le rétablissement de ma fée. 
Quand elle fut tout à fait remise, mon ex-neurasthénique ressentit une frénésie de l'existence absolument sans limites. 
Sa gourmandise s'appliquait à tous les domaines. Nous passions nos matinées à courir les marchés locaux à la recherche des meilleurs produits frais. Nous les cuisinions ensuite avec patience et jubilation. 
Il fallait que tout cela eût du goût. Nous n'hésitions donc pas avec les épices et autres condiments. 
Certains de nos plats, ratés par pure exagération enthousiaste, provoquèrent des crises de fous rires... relevées. 
Dans ces cas-là, nous filions immédiatement en voiture, armés d'un bon guide touristique, pour tenter de découvrir la petite auberge ou le restaurant gastronomique susceptible de satisfaire nos envies de bonne chère. 
Grâce à Dieu et Michelin réunis, ils n'étaient pas rares... 
Rassasiés et repus, nous ne pouvions attendre le retour à la maison pour nous aimer. Si nos hôtes du moment possédaient une chambre libre, nous la prenions alors pour la nuit, ou pour quelques heures... Mais, les estivants précoces en squattaient déjà la plupart et nous dûmes plusieurs fois nous contenter d'un petit chemin et des sièges modulables de notre voiture. 
C'était d'un romantisme torride malgré le confort rudimentaire. 
Un soir, la maréchaussée nous a presque surpris en flagrant délit d'amour fou. Ils ont surgi de leur 4 L bleu-flicaille nous contraignant à rétrograder rapidement. 
Ces képis indiscrets ont tout de suite constaté que nous ne menacions pas la sécurité intérieure du territoire et qu'il n’entrait pas dans nos projets immédiats de renverser la Ve République.
Ils se sont contentés de nous sermonner gentiment. Pourquoi les gendarmes sont-ils donc plus fins que les flics ? 
C'est une bonne question... 
Un ami de Marie prétendait qu'il s'agissait là d'une histoire de différence entre rats des villes et rats des champs. Mais, dans sa bouche fielleuse, c'était peut-être un peu péjoratif. Si vous avez la réponse, cela vous évitera d'investir dans un coûteux camping-car.
Ces repas gargantuesques, l'amabilité de la nature et de sa faune à notre égard eurent vite fait de nous requinquer. 
Nous avions les bonnes joues roses des mômes élevés à l'abri du monoxyde de carbone. 
Le lait frais, sorti tout droit du pis des vaches d'un de nos proches voisins, nous faisait glousser de bonheur chaque matin quand nous y trempions nos tartines de bon pain. Nous retrouvions le plaisir extrême du petit déjeuner festif. 
Quelques mois encore auparavant, ce rituel n'avait rien de magique. Marie se contentait alors d'un thé rapido et moi d'un café-cloppe que je vomissais invariablement, une fois sur deux, dans le premier récipient sanitaire qui se présentait... Nous nous quittions ensuite englués de sommeil et de mauvais humour pour rallier nos boulots respectifs où des paquets de cons, aussi peu amènes que nous, espéraient mettre des bâtons dans nos silences elliptiques. 
Là, sous le somptueux ciel septentrional, nous dégustions cet instant avec le détachement mystique de ceux qui savent que le bonheur est dans le bol. 
Nous n'étions jamais stressés ou speedés. Tout était simple et beau, doux, limpide et voluptueux. L'environnement, la nourriture et le calme nous insufflaient des vigueurs insoupçonnées. 
L'amour s'élève aux nues lorsqu'il se redécouvre... 
Le mobilier des amis de mes parents, bien que parfaitement inadapté, fut le théâtre privilégié de nos fantaisies érotico-bucoliques. 
Notre imagination était débordante, seul notre manque de souplesse nous imposa quelques comiques renoncements.
Le vieux facteur, qui nous apportait régulièrement de quoi survivre, nous prenait pour des frappés du cortex parce que nous le recevions parfois peu vêtus. 
Toutefois, il était extrêmement sympathique et paraissait bien nous aimer. Il nous appelait ses    "p'tiots Parigots", nous le surnommions "l'ami apéro". Cela ne le faisait que modérément sourire mais il ne repartait jamais sans avoir consciencieusement vidé son perroquet. 
Quand ma fée malade s'était enfermée dans un long silence noir, il avait été mon seul interlocuteur pendant des semaines. Il m'apportait les généreux mandats de mes parents et, de Pastis en Ricard, nous avions fini par nous apprécier mutuellement. 
Ayant aperçu Marie-Alexane au début de notre séjour et ne la voyant plus ensuite, il s'était inquiété : 
 - Elle va pas bien la p'tiote ? m'avait-il demandé un midi. 
J'avais alors dû lui expliquer assez vaguement la déprime de ma fée, mes petits soucis quoi ! 
Et puis, j'avais besoin de parler à quelqu'un. C'est bien compréhensible après tout. Je n'étais pas un froid thérapeute mais un jeune amoureux mortellement inquiet pour sa moitié. 
Il avait les yeux bons de ceux que la férocité des autres ne peut atteindre ; un vrai gentil, Jules, pour sûr ! 
Il avait été compatissant sans mièvrerie et d'excellent conseil. En récent veuf qu'il était, mon histoire devait le toucher profondément et, chaque jour, il était venu prendre des nouvelles de Marie. Sans courrier ni brouzoufs pour moi, à la fin de sa tournée matinale, il passait pour discuter un moment. 
C'était un chic type, Jules ; bien plus chaleureux que toutes ces saloperies de machines que l'on cherche à substituer aux gens comme lui en s'abritant derrière l'opportun paravent du mot      "progrès", tout spongieux des larmes des chômeurs qui ont cru en lui. 
Ne nous laissons pas priver de pareilles rencontres. Nous y perdrions beaucoup trop ; tout peut-être... 
Jules fut très sincèrement heureux de revoir Marie en pleine santé. Il la trouvait "bien mignonne" et "belle à croquer". Je ne pouvais guère le contredire, je sentais encore sur moi l'odeur vanillée de sa peau cannelle. 
Quand nous ne jouions pas aux acrobates, Marie et moi discutions pendant de longues heures câlines dans l'herbe tendre et drue des champs alentour. Nous positivions absolument tous les sujets abordés. Notre optimisme frisait la provocation et aurait pu anéantir un bataillon de sociologues hypocondriaques. 
Ma fée relativisait désormais l'importance de son licenciement. L'arrangement conclu avec ses anciens patrons lui avait laissé de substantielles indemnités ainsi que des allocations de chômage tout à fait confortables. Elle possédait largement de quoi se retourner et aurait pu tranquillement buller pendant un an. 
Elle envisageait pourtant de retravailler rapidement en se servant de son récent échec comme d'une motivation supplémentaire. 
Son angoisse de la caméra ne l'effrayait plus. Elle se sentait prête pour affronter l'impitoyable prisme de la petite lucarne et se disait capable de supporter la notoriété télévisuelle et son cortège de contraintes alambiquées. 
Cependant, ma fée des prévisions ne voulait plus jamais entendre parler de météorologie. Diplômée d'une grande école de journalisme, elle voulait à présent exercer son vrai métier : effectuer des reportages, des enquêtes, des interviews et ne plus lire simplement des communiqués rédigés par d'autres. 
Avec cette exigence irrépressible, elle recontacterait dès notre retour ceux qui avaient déjà tenté de la convertir à la cathodique religion dans un récent passé. Elle les avait toujours éconduits poliment et ne doutait pas un instant que leurs propositions tiendraient toujours. 
Elle ne se trompait pas. J'étais subjugué par sa vivacité d'esprit retrouvée. Ses capacités d'analyse et de réflexion fonctionnaient à nouveau à plein régime. 
D'ailleurs, très opiniâtrement, dès la mi-juin, elle écrivit quelques subtiles lettres de candidature spontanée à tous ces perspicaces chasseurs de têtes, véritables Jivaros du PAF... 
Ils venaient de passer quinze jours à Roland-Garros et recevraient le courrier de Marie avec l'oeil rapide et le teint hâlé. C'était le moment idéal d'après ma tacticienne du curriculum ! 
Pour ma part, je n'étais pas vraiment fixé sur mon avenir. L'histoire, c'était du passé et l'odeur du fromage chaud commençait à me donner la nausée. 
A haute voix, j'envisageais toutes sortes de professions, plus ou moins farfelues, qui m'apporteraient fortune et gloire en une fraction d'éternité.
Marie riait beaucoup quand je lui expliquais, le plus sérieusement du monde, mon intention de devenir acteur, peintre ultra-moderne et néanmoins contemporain, footballeur professionnel, apprenti boucher ou stomatologue... 
Je dois à la vérité de dire que mes propos étaient uniquement destinés à provoquer son hilarité. C'était bien la seule chose qui m'importait. Après ces semaines, ces mois de tensions, de larmes et de souffrances, rien ne pouvait me rendre plus heureux. 
Et puis, je n'avais guère eu le loisir de penser à moi pendant cette sombre période. 
Quelle importance cela pouvait-il bien avoir ? 
S'oublier un peu ne doit pas nuire. A force d'être centré sur soi, il arrive que l'on ne voie plus les autres, qu'on les oublie aussi. Je ne le sais que trop... 
Seule Marie comptait à mes yeux. Son bonheur était mon unique but. Ses joies devenaient miennes. Je photographiais intérieurement ses sourires pour les emporter dans mes souvenirs. 
De manière absolue et définitive, dès que nos délires verbaux s'arrêtaient sur ma personne, j'esquivais par une pirouette indigne et baveuse. 
Que voulez-vous, je ne m'intéressais pas moi-même... 
Comment une âme extérieure pouvait-elle donc percevoir en moi une beauté, une luminosité, une proximité surtout, avec le doute béant qui constituait mon armature spirituelle depuis l'âge des premiers concepts.
J'étais traversé par la vacuité ! 
Par mimétisme humanoïde, j'appelais parfois Marie ma "moitié". Mais cela était pour moi à peu près aussi vide de sens que la montée des marches du festival de Cannes pour un mérou vedette dans un film du commandant Cousteau. 
Transformer l'amour en équation mathématique me paraît dangereux et présomptueux ; les inconnues prédominent en effet. 
Jamais mon histoire avec Marie n'a cessé d'être un mystère. 
Que pouvait-elle me trouver pour avoir supporté ma présence à ses côtés si longtemps ? 
Jamais je n'ai eu le courage ou la faiblesse de le lui demander. J'avais sans doute peur de lui ouvrir les yeux. 
J'ai toujours consommé le bonheur avec une louche par anticipation maladive et avisée d'un come-back fulgurant des cuillers à moka. 

***

Au cours de la première nuit de l'été, nous eûmes soudain une lancinante envie d'eau salée, d'horizon infini et de sable chaud sentant l'huile solaire et la peau cuite. 
Nous aurions pu traverser la France de part en part, rejoindre la Côte d'Azur ou virer vers la Vendée, tels des bouffeurs de bitume empêtrés dans des marées humaines d'estivants pâlichons venus d'outre-Quiévrain.
Mais, c'eût été bien irresponsable quand nous étions à quelques kilomètres à peine de Honfleur et de la lucrative côte des casinos. Et puis, nous voulions juste y passer une journée, pas davantage ! Nous partîmes sans même avoir défait notre lit... 
En milieu de semaine, préservé des milliers de Parisiens en espadrilles fluo et gourmettes apparentes, ce petit port était tout ce qu'il y a de plus charmant. Je n'y suis jamais retourné depuis... 
Nous étions arrivés très tôt avant l'aube et avions profité du sommeil des autochtones pour visiter la ville. Seuls des pêcheurs s'affairaient autour de leurs bateaux. Nous déambulions sur des pavés qui nous semblaient centenaires. 
Au milieu de l'activité impressionnante des laborieux du petit matin, notre présence jurait délicatement. La lumière naissante éveillait peu à peu les hautes demeures étroites assoupies. Les commerçants opportunistes n'allaient pas tarder à ouvrir leurs boutiques. 
Déjà, les cafés s'animaient des traditionnelles conversations à propos de la pluie et du beau temps. Ici, elles n'étaient cependant pas gratuites comme ailleurs mais d'un intérêt évident. Certes, le ton restait badin mais des vies de marins avaient dû se décider autour de ce zinc. Cela était présent dans l'air et inspirait forcément une réelle déférence. 
Notre exceptionnelle discrétion fut naturellement remarquée... Chaque nouvel arrivant nous toisait avec étonnement puis nous laissait à notre relative invisibilité. 
Nous nous faisions l'effet de vampires ayant dépassé l'heure limite de retour à leurs moelleux capitonnages séculaires. 
Mais, après une nuit blanche, l'expresso du bord de mer ne put nous empêcher de sombrer dans un envoûtant sommeil. Nous n'eûmes ni la force ni le courage de nous mettre en quête d'une chambre libre. Aussi, nous nous écroulâmes dans la voiture que, bien inspiré, j'avais garée sur un petit parking, à l'abri des regards uniformés. 
Une triplette d'heures plus tard environ, nous fûmes rappelés à la vie par un soleil goulu qui cherchait à nous cuire à l'étouffée. 
La température atteignait au moins cinquante degrés dans l'habitacle de notre petite cylindrée. Je transpirais à grosses gouttes tièdes comme un faux témoin trop émotif. Marie avait l'éclat d'une seiche accrochée depuis des lustres dans une cage de perruches anorexiques et nos vêtements étaient trop fripés pour être honnêtes. 
Ma fée décatie m'a copieusement insulté pour avoir choisi un barbecue comme emplacement. 
Sa bouche pâteuse ne tarissait pas de reproches à mon encontre.
Je ne répondis pas à ses bassesses désabusées... S'engueuler, par un si beau temps, eût été une aberration ! 
J'ai rampé hors du véhicule et, à la stupéfaction amusée de ma fée médusée, je me suis tranquillement mis à me déshabiller en posant une à une mes frusques trempées sur le capot brûlant. Cela sentait la sueur froide réchauffée ; quelque chose entre la pisse de chat et le vestiaire de sport collectif... C'était infect, une véritable agression nauséabonde mais tellement drolatique.
Puis, en caleçon à fleurs et baskets unies, chéquier poussif et portefeuille à la main, d'un pas décidé mais calme, je pris la direction d'un magasin de fringues qui se trouvait à quelques centaines de mètres. 
J'entendis le doux bruit d'une portière claquant dans mon dos puis celui plus subtil d'une démarche légère emboîtant la mienne. Ma fée sidérée me suivait à distance raisonnable : vingt longueurs ! 
Ainsi, en cas de pépins douteux avec la milice locale, elle aurait pu jurer sur la foi du serment ne pas me connaître... 
Je pénétrai en cette tenue de naturiste pudique dans la boutique de mode estivale fournissant ainsi aux deux vendeuses une anecdote mémorable qu'elles pourraient raconter à leurs progénitures joufflues jusqu'à la fin de leurs jours. 
J'étais trop bon... Vraiment ! 
En choisissant un nécessaire de Casanova-plagiste, j'observai par la vitrine mon amour qui gloussait sur un banc. Je calculai mes hésitations pour obtenir un bon timing dans mes effets comiques. 
J'optai finalement pour un short clair et une chemise hawaïenne. Je sortis de ce gouffre à dollars comme on sort de scène après un spectacle réussi, plébiscité unanimement par la critique clanique... 
Marie me sauta au cou et me roula une énorme pelle devant les mignonnes qui applaudissaient frénétiquement sur leur pas-de-porte. 
Nous les saluâmes comme il se devait avant de partir savourer notre triomphe dans l'intimité du couple enfin restaurée... 

***

Le plateau de fruits de mer avait l'opulence royale du couscous berbère et la fraîcheur d'un Bateau ivre... 
Les embarcations des fournisseurs stationnaient mollement sous nos yeux, rassurantes au possible pour des consommateurs de crustacés occasionnels et méfiants comme nous. 
La première bouteille de sancerre nous fut servie à bonne température, un peu trop froide peut-être... Les suivantes étaient tiédasses ! 
Hormis l'absence déplorable de parasols, l'amabilité de porte de prison du personnel et une addition de ministre en goguette, tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes capitalistes. 
Avant de quitter ce piège à touristes, je vérifiai, à tout hasard, le dos de ma cuiller, tire-jus éprouvé de certains restaurateurs endettés ou grippe-sous.
Je ne m'étais pas fourvoyé : elle avait servi ! 
Bien sûr, on ne nous offrit point de pousse-café. Cette coutume commerciale mais conviviale devait être ici réservée aux habitués, tous les trois ou quatre repas, ou aux notables locaux, à chaque période de calcul de la taxe foncière. Car, s'il ne fait pas le moine, l'habit fait souvent couler la mirabelle... 
Je laissai un méprisant pourboire en laiton car je n'avais pas de balles de gros calibre sur moi ; petite et basse vengeance en vérité mais tellement jouissive.
Marie voulut aller voir Deauville. Cette perspective cavalière ne m'enthousiasmait pas vraiment mais je ne pouvais ni ne voulais rien lui refuser. 
Toutefois, juste avant de prendre le volant et prétextant un urgent et génétique appel, je téléphonai à la gendarmerie. 
Feignant une bégayante panique démesurée, je les avertis qu'un hold-up saignant était en cours chez notre dealer de bigorneaux. Je me gardai bien de leur révéler que le braqueur et le patron n'étaient qu'une seule et même personne... 
Le zélé standardiste voulut connaître mon identité. Je dus lui donner le premier nom qui me vint à l'esprit : celui de François... On ne se refait pas ! 
Et puis, pour une fois, la maison d'arrêt servirait à quelque chose : un alibi en béton armé ! 
Mon interlocuteur parut plonger totalement dans ma gentille farce, convaincu sans doute par mon sens de l'improvisation. 
Je démarrai ensuite tranquillement, en toute décontraction. Marie me demanda si mes parents allaient bien. 
 - Oui, ça va... Impeccable ! lui répondis-je avec détachement. 
Sur la route, quelques instants après notre départ, nous croisâmes une armada pressée qui survolait littéralement le goudron en feu pour secourir les hors-d'oeuvre en péril.
Ma fée, toujours sur la crête aiguë de la perspicacité, supposa qu'il devait s'agir de quelque chose de grave : 
 - Un incendie ! Non, plutôt une attaque à main armée... finit-elle par trancher nettement. 
N'était-elle pas adorable ?

***

Nous marchions sur des planches blasées qui en avaient vu d'autres quand ma fée décida qu'il était temps pour nous de regagner notre  nid détaxé. 
Cette escapade deauvillaise nous avait en effet délestés de quelques sesterces de plus sans avoir eu l'impression tangible d'acheter quoi que ce fût. 
Dans ces villes aurifères, dans un proche avenir, la respiration sera assujettie à l'impôt, comme tout le reste... 
Marie, pourtant généreuse à l'excès, ne supportait plus ce racket organisé, institutionnalisé. Nous regagnâmes sur-le-champ l'intérieur des terres pour échapper aux requins des sables.
Ma révoltée de l'horodateur conduisait doucement sur les petites routes de campagne. Elle disait toujours que l'on n’était jamais à l'abri d'un tracteur, d'un troupeau de vaches en vadrouille ou d'un curé à vélo s'entraînant pour un pèlerinage... 
Il faisait beau en cette fin d'après-midi et nous profitions du paysage, toutes vitres ouvertes, narines au vent. Un agréable courant d'air voluptueux traversait poliment la voiture en faisant virevolter les cheveux de ma fée de manière tout à fait cinématographique. 
Discrètement, je l'observais, à la fois détendue et concentrée sur le ruban peu large qui défilait sous ses roues. Elle était belle quand elle râlait à l'attention des graviers voltigeurs. 
De temps en temps, je caressais sa main serrée sur le pommeau du levier de vitesses. Elle me souriait mais se méprenait sur mes pensées on-ne-pouvait-plus honnêtes... 
Cette balade aurait pu durer des heures. Hélas !, des endroits connus nous accueillaient déjà et des arbres familiers nous informaient de l'imminence de notre arrivée. J'éprouvais presque de la tristesse. 
Brusquement, je demandai à ma fée du volant de stopper. Imaginant un besoin pressant de ma part, elle m'objecta la proximité de la maison et de ses toilettes.
J'insistai fermement en lui expliquant qu'il ne s'agissait pas de ma vessie et encore moins de mes intestins. 
Devant tant de mystères anatomiques, ma conductrice effrénée finit par accepter de s'arrêter. 
En plein centre de la chaussée, à quelques lacets verdoyants de la dernière ligne droite, la voiture s'immobilisa. Nous descendîmes... Marie me rejoignit sur le bas-côté. 
Je regardais, par-delà les monts et les collines, le soleil qui terminait paisiblement sa course en se dirigeant vers la pointeuse perpétuelle du méridien d'un jour nouveau. 
 - Qu'y a-t-il ? Ça ne va pas ? s'inquiéta Marie en me découvrant adossé à un arbre, le regard perdu dans le lointain. 
Elle s'approcha et me dévisagea avec l'acuité assidue d'un apprenti cardiologue. Mais j'allais bien, beaucoup trop bien... 
Ce bonheur immense, cet amour infini que je ressentais m'étouffait presque. Je redoutais le jour où il me faudrait passer à la caisse pour en régler les intérêts. Jamais je n'aurais les moyens de m'acquitter d'une telle dette. 
 - Mais si, au contraire. Regarde cette nature magnifique, répondis-je à ma fée, après un certain temps de perditions pensives. 
En prononçant ces mots, je l'enlaçai avec force. Surprise mais intuitive, Marie m'étreignit à son tour en me serrant avec la même intensité exagérée. 
Nous restâmes ainsi scotchés l’un à l’autre pendant de longues - très longues - minutes sans dire une parole. Des gouttelettes douces dévalèrent mes joues. 
Mon amour, le visage enfoui au creux de mon épaule, ne les vit pas. 
Les eût-elle comprises, ces larmes ? 
Que n'ai-je vu les siennes ! 

***

Le portail était ouvert en grand. Une grosse voiture noire de marque allemande stationnait devant la maison tandis qu'un type âgé se relevait sportivement de la pelouse en remontant sa braguette... 
Derrière lui, dans la même foulée classieuse, Juliette, rougissante au possible, se redressait également en réajustant sa courte jupe pleine d'herbe et de plaisir furtif. 
Marie éclata de rire. Je crus bon de l'imiter pour les mettre parfaitement à l'aise. 
 - Je vous présente Jean-Luc, bafouilla Juju en tentant de dissimuler sa culotte de soie dans la ridicule petite poche de son gilet. 
Encore un qui porte bien son nom, pensai-je en serrant la main toute chaude et encore humide de cet hétéro-jardinier. 
La cinquantaine mince et dynamique, le genre cadre qui se la joue au squash le midi avec ses collaborateurs et qui laisse son alliance dans la boîte à gants quand il a rendez-vous avec l'une de ses maîtresses. 
Que lui restait-il avant son premier infarctus ? Cinq, dix ans, peut-être... 
En attendant de sucrer les fraises, ses costumes de bonne facture et sa prestance naturelle devaient lui valoir un tableau de chasse conséquent parmi le jeune cheptel féminin de son entreprise en quête de bonnes manières, d'image paternelle et d'avancement éclair... Sans doute surpris pour la première fois de sa vie dans cette embarrassante posture, il mit un bon moment avant de retrouver l'usage de la parole. 
Quand enfin il y parvint, ce fut pour nous demander s'il pouvait prendre une douche. Nous lui accordâmes de bon coeur... 
Pendant son hygiénique absence, Juliette, avec une décence retrouvée, nous expliqua avoir obtenu notre adresse de mes parents. Elle avait dû les harceler, les pauvres ! 
Inquiète à notre sujet et profitant d'un voyage à l'étranger de la femme de Jean-Luc, elle l'avait convaincu sans peine de l'accompagner. 
Ils s'étaient rencontrés par le biais de leurs activités professionnelles. Directeur de la communication dans une multinationale phagocytaire, il avait flashé sur elle, créative surdouée d'une agence de publicité en vogue. 
Le coup de foudre avait été immédiat et réciproque. Juliette paraissait très éprise. Cette relation passionnée lui durerait bien le temps d'un budget, ironisai-je intérieurement... 
Il me faut reconnaître, à mon corps défendant, que Juju, comme je l'appelais toujours pour l'agacer, me sortait plutôt par les trous de nez. Ses sentiments à mon égard avaient l'air de procéder du même orifice. 
Cependant et pour être admirablement honnête, cette chieuse de première possédait un physique de rêve qui, chaque fois que nous sortions ensemble, attirait des regards masculins pleins de convoitise charnelle. 
Juliette était une belle fille avec une jolie frimousse blonde, de longues jambes satinées légèrement hâlées et, surtout, deux superbes volumineux obus de cent capables à eux seuls de faire trembler toute la péninsule ibérique.
Bien qu'elle fût très mignonne, Marie, en sa pulpeuse compagnie, pouvait passer pour la traditionnelle copine pas terrible que tous les canons bandants se trimbalent en guise de réclame comparative pour les beaux mâles, ou de protection rapprochée contre les dragueurs trop collants. C'est selon... 
Parfois, Juju m'avait semblé souffrir de ce statut de bombe sexuelle  qui, disait-elle, ne lui procurait que des aventures instables. Tous les hommes désiraient ardemment passer une ou plusieurs nuits sur ses air-bags mais aucun, jusqu'à présent, ne lui avait demandé sa main ou ses clefs.
Un jour, elle nous avait avoué ne rien y comprendre : comment une femme attirante, intelligente, talentueuse de surcroît (et modeste !) pouvait-elle encore être célibataire à l'aube de la trentaine alors que tant de thons parvenaient à se caser sans peine.
C'était pour elle un réel sujet d'inquiétude. 
Marie, gentille et compatissante avec son amie d'adolescence, lui avait répondu qu'il s'agissait simplement d'une question de chance : la bonne rencontre avec la bonne personne, au bon moment ! Cela l'avait alors tranquillisée. 
Pour ma part, j'imaginais une autre explication mais je n'avais osé la lui révéler par crainte de la vexer et de fâcher Marie : Juliette était un inextinguible moulin à paroles doté d'un coffre puissant et d'une voix haute insupportable. Des cascades de mots sortaient de sa bouche avec un débit continu. 
Pour l'interrompre, il fallait presque lui coller une beigne ou, plus aimablement, guetter ses rares respirations pour essayer d'infiltrer une phrase dans la conversation. 
Elle était tout bonnement épuisante ! Seul un maître zen ou un scaphandrier aurait pu survivre en sa bruyante présence.
Enfin, on ne peut pas tout avoir, me direz-vous avec une logique empreinte de bon sens populaire. 
Et moi, je ne vous répondrai pas... 

***

Juliette et Jean-Luc ne quittèrent quasiment pas leur chambre du week-end. Seules quelques minutes avaient suffi à Juju pour se rassurer sur la santé psychologique de sa copine. 
Désormais, elle s'occupait ardemment d'apaiser sa libido exigeante. Ma fée du logis et moi nous activions comme des fourmis ouvrières, prévoyantes et organisées. 
Nous tentions de remettre la maison dans un état décent car les propriétaires devaient arriver dans la semaine. Et puis, nous avions hâte de rentrer à Paris. 
Durant ces trois longs mois, nous n'avions pas été très regardants sur la montée en puissance sournoise de la poussière, de la crasse ! 
L'aspirateur tournait à plein régime, le plumeau combattait vaillamment et l'eau de Javel désinfectait à tour de bras. 
Nous étions en pleine euphorie ménagère. Nous eûmes cependant la courtoisie méritoire de ne pas déranger nos hôtes dans leurs performances d'un tout autre registre. 
Nous rangerions leur nid d'amour le lundi car Jean-Luc, épuisé comme une vieille édition, devait passer prendre son épouse à l'aéroport tard dans la nuit de dimanche. 
Il déposerait auparavant sa mante religieuse dans son antre douillet du Marais des branchés. 
Les repas furent pour nous les seules occasions réellement tangibles de profiter un peu de la présence de nos "invités". 
Avec un appétit de travailleurs de force, ils dévoraient les petits plats que Marie et moi leurs décongelions avec grâce.
Les restes conservés au grand froid de nos exploits culinaires des semaines précédentes avaient toujours le goût abusivement relevé de notre épicéo-manie d'alors. 
Les suaves ardeurs de nos triathlètes adultères en furent décuplées, pour notre plus grande tranquillité. 
J'espérais simplement que Juliette ne nous ferait pas claquer Jean-Luc dans les doigts. 
Cela aurait pu poser de légers problèmes administratifs et relationnels... Les amis de mes parents n'auraient que très moyennement apprécié la présence d'un cadavre dans une de leurs chambres et la veuve légitime éplorée aurait, sans l'ombre d'un doute, exigé une explication rationnelle que ni Marie ni moi n'aurions été capables d'inventer.
Mais, fort heureusement, le "vieux" était solide. Il se prenait pour une épée, un ténor de la gaudriole, un maître ès galipettes... 
Je devinais, dans les yeux hébétés de Juliette, que ce n'était pas excessivement loin de la vérité toute nue. 
Une quiétude nouvelle envahissait doucement la folle amie de ma fée. Sa soudaine sérénité silencieuse, presque béate, était bien plus qu'appréciable. Je parvenais même à trouver agréable sa présence et j'éprouvais une sympathie certaine pour l'auteur actif de cette spectaculaire métamorphose. Je l'aurais bien décoré ! 
Et puis, pour un vieux beau très "in", Jean-Luc était plutôt cool, bon vivant et pas bégueule pour un sou. 
Son statut social élevé et son portefeuille de valeurs liquidatives ne le rendaient pas trop puant: une vraie crème bourgeoise... 
Sa bonhomie joviale naturelle lui évitait de se prendre trop au sérieux et de juger les autres. 
Apprenant ma situation professionnelle pour le moins précaire, il ne chercha pas à jouer les moralistes ou les mentors de circonstance. Il ne m'offrit point de boulot et ne se proposa pas comme pistonneur patenté. 
Ce qui m'éclaira avantageusement sur la subtilité du personnage. Les quelques rares discussions que nous avions eues lui avaient étrangement suffi pour comprendre que solliciter les coups de pouce bien placés n'était pas dans les habitudes de la maison. 
A une époque où ces pratiques absconses ont dramatiquement tendance à se généraliser, mon refus ferme et orgueilleux d'y recourir représentait ma dernière vertu... 
Et j'y tenais ! 
Je préférais ne pas réussir dans la vie plutôt que devoir à quelque inconnu plus ou moins désintéressé la petite part de génoise qui me sauverait la mise. 
Comme beaucoup, j'aurais pu prendre une carte de parti politique pour obtenir un obscur emploi dans une municipalité, un appartement de cinq pièces pour trois fois rien ou une place en crèche pour un hypothétique bébé. Il se trouve toujours un élu pour acheter la voix d'un lâche. C'est ainsi que l'on bétonne une circonscription... 
Marie, comme beaucoup d'autres personnes de mon entourage, m'avait déjà suffisamment reproché mes scrupules d'un autre temps pour savourer au mieux l'intelligente discrétion de Jean-Luc à ce sujet. 
De plus, nous fîmes un soir, après dîner, une longue et disputée partie de tarot. Il jouait divinement bien. 
Et ça, ça se respecte ! 

***

En notre absence, l'appartement de Marie n'avait pas changé... 
Une avenante et oisive voisine s'était chargée d'arroser les fleurs de ma fée ainsi que mes plantations magiques. 
Lors de notre départ pour la Normandie, cette curieuse invétérée avait trouvé judicieux de me poser une multitude de questions à propos de mon agriculture artisanale illicite. 
Irrité sur le moment, je lui avais dit qu'il s'agissait d'herbes aromatiques indiennes dont j'ignorais le nom. Menteur comme un diététicien auto-proclamé, j'avais ajouté que celles-ci se mariaient avantageusement avec les salades vertes et les viandes rouges ; un vrai régal de daltonien ! 
Elle m'avait écouté avec une attention de cordon bleu... 
En passant sur le balcon potager, du premier coup d'oeil, je constatai amèrement que la sauvage mégère s'était généreusement servie en feuilles de rêves. 
Quand elle nous rapporta son trousseau de clefs, son allure négligée et sa mine défaite m'incitèrent à penser qu'elle avait dû se les accommoder à toutes les sauces, la chienne ! Mais,  je laissai couler... 
Par la suite, un ami du quartier m'apprit qu'un soir, promenant son labrador, il l'avait surprise en grande conversation avec un container d'ordures ménagères. 
Ainsi, durant un trimestre, notre jardinière intérimaire avait parcouru à mes frais les allées pentues du monde parallèle... Bizarrement, elle ne sembla pas m'en garder rancune. Au contraire! 
Des paquets de lettres en tous genres s'étalaient sur la table du salon. Je n'avais pas voulu faire suivre le courrier afin de pouvoir m'occuper pleinement de ma fée. La tranquillité est parfois à cet épistolaire prix.
Des cartes postales envoyées du bout du monde par des amis que l'on ne voit plus mais qui vous tiennent au courant de leur diarrhées équatoriales, des mots inquiets de proches intrigués de notre longue absence, les factures habituelles, des avis périmés d'envois recommandés, quelques torchons menaçants de l'autre embastillé du PAF et, surtout, destinées à Marie, des enveloppes aux logos familiers pleines de promesses d'avenir médiatique nous occupèrent pendant trois bonnes journées. 
Je me chargeai des politesses d'usage et des insultes nécessaires tandis que ma fée signait sans discontinuer des chèques pour nos créanciers étatiques ou privés. 
Puis, décidée, parfaitement sûre d'elle-même, Marie passa plusieurs coups de téléphone qui débouchèrent sur autant de rendez-vous pour la semaine suivante. 
Comme prévu, les directeurs de l'information des principales entreprises de télévision s'intéressaient de très près à sa candidature et désiraient la rencontrer au plus vite. 
Ma fée opiniâtre prétendait que les contrats n'attendaient plus que sa céleste signature.
Pourtant, consciente de se trouver en position de force, mon amour comptait discuter âprement ses émoluments mais aussi, et par-dessus tout, la définition de ses fonctions. 
Elle étudierait toutes les propositions qui lui seraient faites mais choisirait celle qui conviendrait le mieux à sa nouvelle déontologie personnelle. 
Il n'était pas question pour elle de jouer les potiches de l'info ou du divertissement. Elle savait exactement ce qu'elle voulait et ces hertziens messieurs allaient devoir s'aligner ou se passer de ses services, forcément gagnants... 

***

Motivé comme un sous-préfet sexagénaire, j'épluchais les petites annonces de l'emploi avec l'intention de trouver un job plus digne de la gloriole future de ma fée cathodique. 
Tandis qu'on se l'arrachait en lui proposant des prisons dorées, je rayais au feutre gras toutes les perspectives d'exploitation par le travail qui me tombaient sous les yeux. 
Rien ne me convenait, j'étais désespéré par ma médiocrité. Heureusement, Marie me remontait le moral. Elle tentait de m'apprendre la patience et la ténacité ; autant enseigner la division euclidienne à une salamandre ! 
Finalement, ma fée engagea la rédaction nationale d'une grande chaîne généraliste pour lui servir d'écrin.
Dès la rentrée, elle serait chargée de réaliser de petits sujets de société destinés à combler les vides des jours sans catastrophes ni réunions gastronomiques du groupe des sept pays les plus riches.
Pour débuter à l'antenne, ces pastilles légères lui convenaient parfaitement. Moi, je n'en pensais rien... 
Je consultais les longues listes avariées de l'agence nationale pour l'emploi où des paramètres rédhibitoires s'obstinaient contre mon insertion sociale. 
Quand enfin je pouvais convenir pour un poste, invariablement, ce  dernier était déjà pourvu ; dure réalité de la mise à jour décalée des fichiers ! 
Mettre les pieds dans ces locaux infects me déprimait chaque fois davantage et savoir que nous étions plusieurs millions dans ce cas n'arrangeait pas mon état d'esprit. 
Personnellement, je ne possédais aucune qualification. Je n'avais, en quelque sorte et comme disait mon père, que ce que je méritais. Mon baccalauréat et mes deux années de fac sans diplôme ne représentaient rien. Si, de la merde ! 
Le "conseiller" qui m'avait reçu la première fois avait presque  osé me le dire en ces termes.
Par contre, des hommes et des femmes ultra-compétents, bardés de parchemins, trop jeunes ou trop vieux, trop ceci ou pas assez cela, galéraient dans ces couloirs sans fin comme des âmes damnées au rebut de la société de loisirs. 
Dans ce monde à deux vitesses, je demeurais obstinément au point mort, voire en marche arrière.
Le plus affligeant était qu'un smicard, salarié abusé, hachélémisé dans une banlieue grisâtre, pouvait passer pour un honteux privilégié au regard de certains de mes collègues pointeurs. 
Quand ceux qui n'ont rien commencent à envier ceux qui n'ont pas grand-chose, le terreau haineux de la bête immonde redevient fertile et les langues fielleuses des factieux assoupis se délient de nouveau, dans un torrent d'excréments putrides extrêmement contagieux. Le monstre ne dort que d'un oeil... 
La recrudescence inquiétante des propos xénophobes et des réflexions à caractère raciste me fit brutalement prendre conscience de l'avancée dangereuse de cette gangrène noire. 
Des gens, autrefois miteux, ne se gênaient plus pour faire étalage  de leurs idées malsaines. Ils se sentaient confortés, comme protégés par les scores croissants de leurs leaders aux diverses élections que la démocratie, souveraine, généreuse et parfaitement idiote, offrait à ces chevaux de Troie, nazillons de la fin du siècle. 
Du fait de leur seule présence, l'image de la France à l'étranger devint comparable à celle d'une jolie femme défigurée par une purulente et gerbante verrue sur la joue. 
Quand ils consacraient leurs colonnes à notre pays, les journaux du monde entier n'évoquaient plus que cette excroissance morbide. 
Je jugeais trop facile d'invoquer, à ce propos, le naturel besoin de dramatisation des médias. Pour une fois qu'ils se faisaient l'écho d'une situation réelle et préoccupante, réellement préoccupante... 
Nos hommes politiques, républicains traditionnels ou sociaux démocrates mous, me paraissaient parfaitement dépassés par la sinistre ampleur du phénomène. 
Au mieux, ils cherchaient à minimiser les résultats électoraux de cette droite extrême renaissante et condamnaient ses écarts de langage révélateurs. Au pire, ils s'inspiraient de certains points de ses thèses pour composer leurs programmes et lui piquer quelques bulletins de vote.
Où il fallait pratiquer l'ablation pure et dure, l'interdiction définitive d'un tel parti, ils cherchaient la guérison de ce cancer dans une espèce d'homéopathie doucereuse. 
Enfin, je ne voyais pas très bien, alors, ce que je pouvais y faire avec mes petits bras peu musclés. 
Autrefois, j'avais connu, à l'université, des scalpeurs de peaux de crânes rasés. J'approuvais leurs actions radicales mais je n'avais jamais vraiment ressenti l'impérieuse nécessité de les y rejoindre. De plus, je possédais déjà une théorie vétérinaire sur la question : celle de la tique ! 
Pour débarrasser l'endroit infecté par ce parasite, il faut lui arracher complètement la tête après l'avoir préalablement endormi  avec de l'éther ou du chloroforme. Et, personnellement, je n'avais pas les instruments pour une telle opération. 
Comme beaucoup de monde, je me bornais à espérer que quelqu'un, quelque part, les détenait et oserait un jour les utiliser, avant qu'il ne soit trop tard... 

***

Un matin, en me levant, je décidai de passer voir mon copain Tony en sa pizza-connection. 
Au début de notre séjour, je lui avais envoyé une petite carte de Normandie afin de le rassurer. J'imaginais que ma visite lui ferait plaisir. 
Même si j'avais tiré un trait sur cette tomateuse partie de ma vie, je souhaitais garder le contact avec lui que je considérais comme un vrai pote. 
Nous étions aussi différents que peuvent l'être l'eau et le feu, l'huile et le vinaigre, la fièvre et l'aspirine.
Tony était pour moi comme un grand frère sage, une référence morale, un juste dans le chaos, un phare tranquille dans le brouillard. 
Sa droiture, sa franchise et son sens de l'honneur tout méditerranéen faisaient de lui un être humain éminemment respectable. Il n'avait qu'une parole et je savais pouvoir compter sur lui en toutes circonstances. 
J'ai connu trop peu de gens comme lui... 
Excessivement sérieux, comme un voleur rangé des voitures, il appréciait chez moi, je crois, une certaine folie irrévérencieuse ainsi que ma faculté d'avancer sans me préoccuper outre-mesure de la médisance et de la mesquinerie ambiantes. 
Il représentait ce que je ne pouvais être : quelqu'un de profondément et viscéralement bon. 
Sa nature facile, son honnêteté et son humour percutant lui apportaient l'estime de tous mais lui, lent et prudent, mettait longtemps avant d'accorder réellement son amitié. 
J'avais la chance de faire partie du cercle restreint de ses vrais proches, ceux auxquels il pouvait tout donner. En contrepartie, il valait mieux éviter de le décevoir.
Nous avions le même âge mais lui était déjà marié et père de trois enfants absolument adorables. Isabelle, sa femme, possédait toutes les qualités d'une vraie perle et portait magnifiquement son prénom. 
Ils formaient pour tous un couple modèle respirant une intense joie de vivre, un amour simple et beau, une bouffée de réel bonheur. 
Avant de connaître Marie, leurs invitations avaient constitué pour mon âme en ébullition de véritables havres de paix, des aires de repos salutaires sur l'autoroute brûlante de ma vie sans limites. 
Aux pires moments de mes excès, chaque soirée passée chez eux m'avait apporté une dose vitale de sérénité, de force pour repartir. Leur maison sentait bon le rire absolu.
Tony me fit un accueil plus que chaleureux, digne des meilleurs clichés sur le show-biz. Mais, chez lui, cette exubérance procédait de la plus grande des sincérités... 
Ses mots et ses gestes auraient pu paraître exagérés à un néophyte. Pourtant, ils ne contenaient aucune fourberie, aucun calcul. 
Mon ami pouvait être enthousiaste à la puissance dix. Il était comme ça. 
C'est tout ! 
 - Putain, mais merde ! Où tu étais espèce d'enfoiré ? Tu aurais pu me filer ton adresse au moins, sale con ! me lança-t-il en m'accolant comme si je revenais des Enfers. 
 - Ouais, je sais... Excuse-moi, esquissai-je en guise de réponse. 
 - Je te croyais mort ! Putain, tu te rends pas compte... C'est pas vrai d'être comme ça, ajouta-t-il en me tapant sur le dos comme un ancien combattant qui retrouve un camarade porté disparu. 
 - Je t'ai envoyé une carte, tentai-je de glisser dans cette conversation courtoise et imagée.
 - Il y a plus de trois mois ! Tu déconnes ou quoi ? Faut plus  jamais me faire un truc pareil... Sinon, je t'étrangle, finit-il par dire en me tenant par les épaules et en me fixant droit dans mes yeux noirs. 
 - Jure-le-moi ! exigea-t-il sans plaisanter.
 - Oui, d'accord Tony. Je te le promets. Ça ne se reproduira plus. Je vais t'expliquer de toute façon... conclus-je en souriant tristement. 
 - Bon, ça va. Mais, n'y reviens pas, trancha-t-il soudain comme apaisé par mes propos. 
Des heures de verbes m'attendaient... 

***

Tony eut droit au récit circonstancié de notre séjour normand. Il voulait tout savoir, absolument tout ! 
Bien évidemment, vous commencez à ne pas me connaître, je ne lui dévoilai que ce qui m'apparut comme indispensable en vue de l'obtention de son amical pardon.
Durant mon long monologue et à ma grande stupéfaction, mon volubile copain demeura silencieux et attentif comme un premier communiant. Il écouta mes explications avec la concentration d'un joueur de bridge professionnel mais aussi avec l'émotion palpable de celui qui reçoit un grand secret en première exclusivité. 
Quand j'eus terminé de lui narrer le tiers de ce que vous savez presque intégralement, Tony, songeur et bien calme, se contenta de me dire sans lyrisme superflu : 
 - OK, c'est bon... Tout va bien alors. C'est parfait! 
Il fut dérangé deux ou trois fois par le téléphone ou des assistants inféodés qui commençaient à s'agiter dans tous les sens. L'heure du coup de feu approchait à grands pas huileux... 
Je sentais très perceptiblement la tension croître autour de moi. 
Cette atmosphère de pré-guerre civile qui règne souvent dans la restauration rapide, ce jour-là, me fit sourire. Autrefois, elle m'agaçait prodigieusement et j'esquivais généralement ces crispations intempestives en sirotant un expresso serré au café du coin. 
Tony me pria de l'excuser. Je lui répondis que je savais ce que c'était et qu'il me fallait partir, de toute façon. Marie m'attendait pour déjeuner. Je lui avais promis ma chômeuse présence et ne pouvais la décevoir ; pour une fois qu'elle faisait une pizza... 
Tony éclata de son bon rire franc puis, brusquement sérieux, me déclara que nous avions à parler tous les deux. Il avait eu une idée géniale dont il souhaitait m'entretenir en détails, le plus vite possible. 
 - De quoi s'agit-il ? risquai-je sans trop y croire. 
Mais, Tony, étrangement mystérieux, ne souhaita pas éclairer ma lanterne désespérément rouge... Il me répondit assez fermement que ce n'était ni le lieu, ni l'heure pour discuter de choses aussi sérieuses. 
 - Tu n'as pas le droit de m'inquiéter comme ça ! lui rétorquai-je avec force. 
 - Je trouve cela mesquin de ta part après tout ce que je viens de te raconter, ajoutai-je faussement ulcéré. 
Désarçonné par ma réaction, mon pote alambiqué me demanda de conserver mon plasma à bonne température... S'il ne pouvait m'expliquer cette étrange affaire en ce lieu, c'était parce qu'elle touchait au domaine sensible du travail. 
 - On va monter une boîte tous les deux, Michaël, me chuchota-t-il en épiant la porte comme un contre-espion sur le fil du rasoir.
J'avoue humblement que cette révélation me scia les jambes et me coupa le sifflet quelques courts instants. 
Comment pouvait-il me proposer un truc pareil ? N'était-il pas victime d'une fuite de neurones ? Ne fréquentait-il pas trop à cette période les raves hallucinogènes ? Avait-il des problèmes familiaux déstabilisants ou des hémorroïdes particulièrement agressives ? 
Toutes ces questions bizarres me traversèrent l'esprit à la vitesse d'un violent éternuement allergique. 
La surprise devait suinter sur mon visage comme la sueur sur le dessous de bras velu d'une gymnaste roumaine car Tony la remarqua immédiatement. 
Il chercha à me rassurer en m'expliquant sommairement que son plan était en béton et qu'il avait nécessairement besoin de moi comme associé. 
En gros, mon meilleur ami me demandait de me rendre directement de la case ANPE à la case Medef sans passer trois tours en prison... 
J'imaginais qu'une telle ascension ne pouvait se dérouler sans heurts mais, avec un premier de cordée comme Tony, les obstacles s'élimineraient d'eux-mêmes. J'en étais convaincu !
Ma confiance en lui était telle que ma colère relative céda la place à une jubilation mesurée.
 - Parce que toi, tu nous imagines patrons ? lui demandai-je sans chercher à dissimuler une hilarité de toute évidence incontrôlable. 
 - Ben oui ! Pourquoi pas ? me répondit-il avec une joie teintée de fierté et la voix basse du boursicoteur délictueux initié... 
 - Mmmouais... marmonnai-je, un rien dubitatif. 
Evidemment, son assurance affichée ne m'en disait pas davantage sur la nature de son audacieux projet mais, dans ma situation confuse du moment, l'opportunité phénoménale de tenter le tout pour le tout avec un ami comme lui ne pouvait raisonnablement pas se manquer. 
Je devais donner à ma fée des raisons d'être enfin fière de son lutin ! 
Aussi, sans attendre le rendez-vous au cours duquel il souhaitait m'exposer précisément le profil de notre petite entreprise, je l'atomisai littéralement en lui déclarant à brûle-pourpoint que j'étais partant pour cette aventure. 
Cette réponse enthousiaste, pour le moins précipitée, illumina le visage de Tony d'une auréole de vraie amitié éblouie. 
Nous passerions son prochain congé hebdomadaire à débroussailler le dossier baptisé, par lui et provisoirement, "couilles en or"... 
Ça lui ressemblait bien, un nom pareil ! 

***

Ma fée préféra adopter une attitude sceptique de bon aloi quand je lui annonçai sans ménagement qu'elle avait devant elle un directeur en puissance.
Comme je n'en savais guère plus qu'elle, ses multiples interrogations demeurèrent sans réponses. Elle insista lourdement pour obtenir ce que je n'aurais pu lui avouer sous la torture et je dus lui rabattre son caquet curieux en lui demandant si elle effectuait là son premier reportage... 
Ma vanne cinglante fonctionna au-delà de toutes mes espérances. 
Marie fut vexée comme une danseuse étoile se ramassant, par la faute de son partenaire, un gadin monstrueusement loufoque en pleine représentation coincée d'un ballet classique. 
Elle ne me traita pas d'abruti mais le pensa sans doute si fort que je sentis le souffle de l'offense glisser sur ma personne... 
Ma vedette du petit écran noir de mes nuits blanches eut une mimique méprisante puis pivota brusquement sur ses ballerines pour s'enfermer dans notre chambre. 
Elle y bouda longuement tandis que je rêvassais à mon costume futur. 
J'avais été bien inspiré de n'exiger aucun détail de la part de Tony. Ainsi, je pouvais imaginer tout et n'importe quoi, le meilleur comme le pire. J'ignorais jusqu'au secteur sur lequel nous allions fondre, tels de cupides prédateurs. 
J'étais impatient de revoir mon associé pour entamer le combat ; ascension spectaculaire vers le succès ou descente irréversible vers l'endettement perpétuel.
Deux heures après ma fulgurante remise en place, Marie, avec l'assurance décidée d'un mannequin teuton, passa devant mon corps amorphe étendu sur la moquette sans lui accorder le moindre regard. Son sac me parut exagérément plein.
Elle se dirigea vers la porte sans se retourner, sans m'adresser une seule parole, m'expédiant dans le néant. 
Quand elle était comme cela, en pleine crise de susceptibilité bien placée, la meilleure solution consistait à laisser passer la perturbation hormonale. 
Elle allait, à coup sûr, demander l'asile diplomatique à sa copine nymphomane et, si celle-ci n'avait pas de copulations prévues pour la soirée, elle se ferait un malin plaisir de le lui accorder. 
Ainsi, pour consoler Marie de mon humour d'acier, Juliette pourrait déblatérer sur mon compte jusqu'au petit matin. 
Je ne me faisais pas d'illusions quant à la tournure vengeresse que prendrait leur conversation. 
Chaque fois que ma fée et moi nous fâchions, Juju retrouvait, l'espace d'une nuit blanche et de quelques bouteilles de vin rosé, sa belle complicité avec son amie d'antan. 
En ces rares occasions, elle pouvait récupérer celle que je lui avais chipée. C'était ce qu'elle pensait. J'en suis certain ! 
Juju n'avait jamais accepté que sa copine puisse vivre en couple quand elle, Top parmi les taupes, devait le plus souvent se contenter seule de son grand lit froid et de divers succédanés virils.
Briser notre idylle représentait pour cette salope érotomane un objectif à moyen terme. C'était évident, clair comme de l'eau-de-vie. 
Enfin, je lui souhaitais ardemment de n'y parvenir point... 
Quelques minutes après le silencieux départ de Marie, je ressentis le besoin incongru de me rafraîchir le visage dans la salle de bains ; une bouffée d'andropause prématurée sans doute.
Au-dessus des lavabos, tracées rageusement avec ma mousse à raser sur le grand miroir qui en avait tant vu, six lettres savonneuses arrêtées par un énorme point d'exclamation me firent comprendre à quel point je connaissais ma fée. 
"ABRUTI !" bavait sous mes yeux... Pourquoi n'avait-elle donc pas utilisé son rouge à lèvres comme dans tous les films ? Pour rabaisser notre histoire ? Pour titiller mon sens artistique ? Pour me faire mal ? 
Cela aurait été beaucoup plus esthétique. Enfin, je trouve... 

***

Marie, qui avait su résister aux sirènes séparatistes de Juju, désira m'accompagner pour assister à la conférence au sommet de Tony. 
Cela ne la dérangeait pas et, de plus, Isabelle serait présente également. 
 - Comme ça, elles pourront discuter de fond de teint dans la  cuisine, avait ironisé mon comique copain au téléphone. 
Heureusement, ma fée tendue n'avait pas écouté notre conversation. 
Je pense qu'elle n'aurait pas accepté ce trait d'humour éminemment et indubitablement misogyne. Elle possédait en effet des interdits dans le domaine du rire et, particulièrement, tout le répertoire vaseux des histoires ou des vannes sexistes.
Devant elle, il valait mieux éviter de s'engager sur ce terrain glissant. La guerre des sexes constituait toujours pour ma fée une méprisable réalité. 
Ouvrir de telles hostilités avec elle relevait d'une forme prononcée de masochisme... Elle ne connaissait pas de pitié sur ce champ de bataille particulier. 
Fort heureusement, Tony, qui raffolait de ces gauloiseries plus ou moins fumantes, savait à quoi s'en tenir et, hormis sous l'effet transcendant d'une ivresse totalement libératrice, il demeurait toujours très correct en présence de ma lanceuse de pavés... 
Il nous attendait, sapé comme un détourneur de fonds, derrière une table sur laquelle il avait soigneusement disposé ses dossiers. 
Tout était rangé, trié, classé, numéroté, archivé avec la méticulosité exagérée d'un collectionneur de timbres rares. 
En fait, Tony avait plus que défriché le terrain. Sur le papier, notre entreprise prenait déjà corps. Il avait vraiment tout prévu. 
A chacune de nos questions, mon président-directeur général et ami répondit avec rigueur. 
Marie me parut impressionnée par l'ampleur et la précision du travail accompli. Elle avait toujours considéré Tony comme un sympathique rigolo de service et, visiblement, sa soudaine stature de meneur d'hommes l'étonnait au plus haut point. 
Ma fée éprouvait une véritable fascination pour les trésors enfouis dans les tréfonds des personnalités. Quand, par hasard, elle en découvrait un, cela lui redonnait confiance en l'espèce humaine. 
D'ailleurs, elle n'eut de cesse de chercher le mien... 
Ce soir-là, Tony gravit d'un bond plusieurs niveaux sur l'échelle exigeante de sa considération. 
J'en fus ravi car, habituellement, elle n'appréciait pas mes amis. C'est même un euphémisme outrancier que de le dire ainsi.
Elle les trouvait trop légers, trop superficiels et ne supportait pas leur propension remarquable à se mettre minable. Festivement parlant, cela va de soi... 
Après chaque soirée trop arrosée, ses réflexions moralisatrices m'exaspéraient tellement que je ne pouvais m'empêcher de foncer bille en tête dans le cloaque visqueux de son propre cercle de relations ; des pédants branchés pour la plupart. 
Il s'agissait bien là du seul réel sujet de divergence que nous eussions jamais eu. 
Je lui laissais toujours le dernier mot dans ces interminables discussions sur les mérites comparés des uns et des autres. Mais, sciemment et sournoisement, à chaque occasion que notre vie mondaine me procurait, je me plaisais à pulvériser en public, d'un mot ou d'une phrase, tel ou tel membre fébrile de sa clique. 
Entre ses amis et moi, il y avait toute la largeur du Gange. 
Marie en convenait aisément mais adorait ajouter que la rive sur laquelle je me trouvais n'était pas forcément la bonne. 
L'adoubement de Tony me réjouissait donc doublement... 
Le dossier ficelé et bouclé, chef-d'oeuvre d'efficacité patronale virtuelle, n'attendait plus que ma signature ainsi que mon chèque de vingt mille francs pour être officiellement transmis aux autorités compétentes. 
Avec quarante pour cent des parts, j'étais heureux comme un équipier du maillot jaune à l'arrivée du Tour... 
Tony conservait la majorité du capital. Normal ! Il était l'initiateur après tout. 
Très généreusement, je lui donnai les paraphes nécessaires pour sceller notre historique accord. 
Concernant ma participation financière, je lui tendis royalement, mais sans cérémonie, une pièce d'un franc.
Mon associé, peu attaché à la force des symboles, me donna, tout aussi royalement, une semaine pour lui apporter le reste de la somme. 
A cet instant, je lus une légère inquiétude sur le beau visage de ma fée. Je ne possédais pas le quart de cette somme et personne ne pouvait mieux le savoir que celle qui essayait de tenir serrés les cordons de ma bourse trouée... 
Je ne pouvais décemment pas solliciter de nouveau mes parents même si j'étais certain de leur appui en cette louable circonstance. 
Mon amour se demandait comment j'allais m'y prendre pour ne pas décevoir mon ami. Elle n'était pas la seule ! 
Sur le chemin du retour, tandis que je gambergeais comme un poisson devant un appât tentant mais dangereux, elle m'interrogea discrètement à ce propos pour le moins effervescent...
Avec sa bonté naturelle, elle s'excusa même de ne pouvoir m'aider immédiatement. Elle commençait à travailler à la rentrée et, trois ou quatre mois plus tard, cela ne lui aurait posé aucun problème. Je la remerciai avec chaleur de cette délicate pensée mais, Tony désirant entamer les activités de notre société dès septembre, il m'était impossible de le faire attendre si longtemps. 
En cas de non-assurance totale de ma part, mon généreux copain n'hésiterait pas à se passer de mon indispensable présence à ses côtés. Dans une situation inverse, je ne lui aurais consenti que trois jours. Et encore ! 
 - Comment vas-tu faire ? me demanda ma muse insolente. 
 - J'y arriverai ! lui répondis-je avec calme plat et froide détermination.
Je n'avais pas la moindre idée de la façon dont j'allais procéder pour gratter deux briques en sept jours mais j'étais absolument certain d'y parvenir. 
Doit-on évoquer l'inconscience ou l'optimisme face à une telle certitude ? Une subtile alchimie des deux ? 
Personnellement, j'ai toujours cru en ma bonne étoile. Même si je n'ai jamais su la nommer. J'ai dû bien des fois la décevoir, l'irriter aussi. 
Mais, à chaque carrefour important, irrésistiblement, les feux passent au vert... 

***

Une huitaine de beaux billets de cinq cents francs aux effigies radioactives jouaient les sourds sur le profond sofa du salon. 
En dépit de mes suppliques répétées, ils refusèrent avec obstination de se reproduire entre eux.
J'essayai pourtant toutes les formules magiques éculées, héritées d'une enfance pleine d'histoires merveilleuses. Je regrettai amèrement de n'être point un faiseur de miracles ou le possesseur temporaire du Veston ensorcelé... J'y aurais prélevé le compte exact avant de m'en débarrasser rapidement car, même les patates le savent, il ne faut pas jouer avec le diable.
En panne sèche de fantastique, je dus presque à regret bifurquer vers le tangible afin d'y trouver l'idoine solution. 
C'est là le triste lot des mortels.
J'écartai d'emblée toutes les hypothèses susceptibles de me ramener sur les chemins tortueux de la délinquance. Les ayant esquivé de justesse, je préférais éviter de m'y engager pour un jeu qui ne valait pas une chandelle de maison d'arrêt.
Dans le champ peu vaste des possibilités honnêtes qui s'ouvrait sous mes pas tâtonnants, la mise de ce pécule inerte sur un cheval sûr obtint la majorité de mes voix, d'une courte tête.
Evidemment, je n'osai révéler à Marie ce choix hippique. Elle n'aurait pas compris. Et puis, après tout, ses propositions flirtaient avec le néant. Alors... 
La mise en place et la réalisation de cette épopée me furent grandement facilitées par le départ de mon amour pour la région bordelaise où elle devait passer le mois d'août chez ses parents. Je n'avais pas été convié. Elle ressentait le besoin d'être seule avec eux. 
Dans un premier temps, cette éviction m'avait plutôt vexé mais, finalement, le retour aux sources familiales de mon ondine déracinée me laissait libre de tout marquage à la culotte.
De plus, j'étais censé aider Tony dans les démarches administratives qu'il comptait effectuer - l'inconscient ! - durant cette période de congés généralisés. 
J'accompagnai donc ma voyageuse avec bagages à la gare où un TGV flambant neuf s'apprêtait au décollage. Cela tombait bien, j'ai toujours eu horreur des effusions de quai ! 
J'achetai au libraire du grand hall toute la littérature concernant les courses à venir. Il y en avait tant qu'il m'offrit spontanément l'un de ces précieux sacs distribués d'ordinaire avec une telle parcimonie que l'on se demande quel plastique rare les compose.
De retour à la maison, j'épluchai cette volumineuse paperasse avec la voracité d'un rat de bibliothèque. 
Je n'y connaissais pas grand-chose et le vocabulaire technique des prétendus spécialistes me laissa longtemps pantois, à quelques longueurs de la ligne de compréhension... 
Je fus pourtant rassuré de constater qu'aucun d'entre eux ne semblait du même avis concernant les chances théoriques de tel ou tel futur steak tartare. 
La science affichée ne paraissait pas d'une exactitude extrême. 
Auquel de ces pronostiqueurs pouvais-je décemment confier mon avenir ainsi que l'estime de Tony ? 
Je repérai cependant quelques noms récurrents à fortes probabilités de victoires. Je les notai précieusement dans un petit carnet inauguré pour la circonstance. 
Estimant qu'un complément d'informations s'avérait indispensable, le lendemain, je me cramponnai dès l'ouverture au comptoir enfumé du bar-tabac-PMU du coin afin d'y laisser traîner mes oreilles. 
Les turfistes habitués du lieu discutaient bruyamment de pseudo-tuyaux en métaux divers. Je recoupai ces bribes de propos passionnés avec le bilan chiffré de mes lectures. 
Un cheval au patronyme amusant émergea de ma minutieuse enquête. Il portait le numéro sept et emportait haut le sabot la plupart des suffrages des scotchés du zinc. 
Plusieurs de ces amateurs éclairés estimaient toutefois qu'il serait beaucoup trop joué par les parieurs et, qu'en conséquence, sa cote plafonnerait aux alentours de cinq contre un. Exactement ce qu'il me fallait ! 
J'aurais pu miser mes billes à cet instant au petit guichet qui se trouvait à l'étage mais je préférais de loin me rendre sur l'hippodrome afin de voir de mes yeux avides ce cheval porteur de tous mes espoirs et de cinquante-cinq kilos... 
L'après-midi, légèrement anxieux, je traversai le bois de Boulogne et son florilège d'ex-footballeurs sud-américains pour me rendre à Longchamp. Je roulai vite et bien malgré les ralentissements provoqués par les adeptes sous-doués du téléphone-au-volant-en-seconde. 
A peine arrivé, je remarquai une foule cosmopolite et nerveuse qui s'affairait autour du rond de présentation des chevaux. 
D'autres joueurs, attentifs et crispés, observaient l'évolution des cotes sur de petits téléviseurs suspendus dans les airs comme autant de rêves envolés. 
Mon favori courant dans la cinquième course, j'avais le temps et l'instructif loisir d'assister aux épreuves précédentes. 
La première fut sans surprise : le meilleur sur le papier confirma très nettement sa supériorité sur le terrain. Mais, dans les suivantes, trois outsiders, de vrais toquards abandonnés en toute logique, supplantèrent les gagnants putatifs dans la longue ligne droite des tribunes. 
J'étais perplexe et désemparé. Cette réunion semblait être celle de toutes les aberrations. Des monceaux de tickets perdants jonchaient le sol et les jockeys malchanceux, nuls ou malhonnêtes se faisaient copieusement insulter par des hommes aux poches vides.
L'un d'eux fut même traité de tricheur par un connaisseur, apparemment. 
Il fit mine de ne pas l'entendre. Ce qui était plus sage.
En regardant dans mon calepin, je constatai, effaré, que ce crack, supposé truqueur, allait monter mon investissement à haut rendement dans la course suivante. 
Que faire, arrêter tout ? Ce n'était pas possible ! Cela devait passer ou casser, plus question de reculer. Parce qu'à force de tergiverser, on se retourne et il n'y a plus personne derrière mais, devant, au loin, la masse avance irrésistiblement en s'enchaînant au mouvement des astres... 
J'allais d'un pas glauque voir les lads présenter les adversaires de mon patronal avenir quand un vieil homme distingué s'approcha de moi en souriant comme un baron. 
Il présentait bien et avait tout du professionnel de l'entourloupe. 
 - Voyez-vous quelque chose dans la cinquième ? me demanda-t-il avec son journal sous le bras et l'oeil malicieux d'un repéreur de débutants perdus. 
 - Euh... Oui, le sept ! Enfin, je crois... lui répondis-je, surpris qu'une telle pointure me demande un tuyau. 
 - Voyons mon grand, il n'a pas la queue d'une chance ce canasson. C'est un éternel second, un habitué des places d'honneur, le genre Poulidor de petits handicaps, si vous voyez ce que je veux dire... Non, le gagnant, c'est le cinq ! Mais gardez-le pour vous. C'est cadeau... soupira-t-il avant de disparaître dans la foule dense et tremblante. 
Non ! Je ne voyais pas ce qu'il voulait dire... 
Je regardai immédiatement la cote de ce cheval sur le tableau : il affichait cinquante-sept contre un ! Une vraie épave, le chef des toquards en personne !
En le regardant gambader derrière l'imberbe garçon d'écurie, je le trouvai particulièrement chétif, presque malingre, en comparaison des autres concurrents. 
Mon cheval, le sept, lui, semblait affûté comme un sprinter anabolisé : une vraie masse de muscles saillants et une fierté de champion héréditaire.
Je cherchai alors le vieil escroc pour lui demander des explications mais ce baratineur émérite s'était évaporé dans l'humidité ambiante comme un pet-de-nonne dans un goûter d'enfants. 
Déjà, les chevaux se dirigeaient calmement vers le départ. Je devais me décider vite. Il n'y avait plus de place pour le doute. La file d'attente m'entraînait vers le guichet. Ce serait bientôt à moi de parler. Mon palpitant pulsait du trash-métal. 
En une fraction de demi-seconde, je tranchai en faveur de mon idée première mais, à ma grande stupéfaction, je m'entendis, comme dans un cauchemar, balbutier au préposé : 
 - Trois mille cinq cents francs sur le sept gagnant et cinq cents sur le cinq ! 
 - Gagnant aussi ? me demanda-t-il. 
 - Euh, oui... déglutis-je. Je guettai sa réaction mais il en avait sans doute tellement vu dans sa carrière qu'il resta impassible comme un croupier... 
Je repartis abasourdi vers les tribunes avec les deux tickets serrés dans ma main moite. Sur l'écran, la cote du cheval du vieux avait baissé de cinq points. Nous n'étions peut-être que deux à l'avoir joué.
Le départ fut donné à l'autre bout de l'hippodrome. Je ne comprenais rien aux commentaires lancinants du speaker. Des résonances parasites m'empêchaient de l'entendre convenablement. Cependant, je compris soudain que mon bourrin dominait les débats depuis les premiers hectomètres. Il se trimbalait littéralement. J'étais aux anges et à qui le voulait. 
Il déboucha nettement en tête dans la ligne droite. Je criais pour l'encourager, comme s'il en avait eu besoin ! 
Tout le monde hurlait: "Le sept , vas-y le sept , allez Connard !"... 
C'était la folie, l'hystérie collective absolue. Nous avions tous misé sur lui. C'était évident avec un tel nom... Un petit groupe de poursuivants cavalait à ses trousses. Ils ne semblaient pas très loin tout de même. Puis, progressivement, mon favori s'enlisa. Il donna l'impression de stagner, de s'essouffler. Ce n'était pas qu'une impression.
Alors, avec une facilité déconcertante, un cheval s'extirpa du lot collé à ses basques. Sa pointe de vitesse dans le final était tout bonnement extraordinaire. Il volait littéralement. Dans les cinquante derniers mètres, il avala Connard en quelques foulées et passa le poteau largement devant tous les autres. Mon placement sûr termina sixième, éprouvé au possible. 
Je n'avais pas quitté mes sous du regard. Je les avais vus cracher leurs tripes sur le gazon. J'étais sonné, comme uppercuté par un poids lourd converti à l'Islam. Pourtant, en jetant par dépit un regard au panneau de résultats, je vis que cette fusée victorieuse qui avait coiffé tout le monde portait le numéro cinq... Je dus défroisser les tickets écrasés et humides. Je touchai ensuite mon pactole et partis immédiatement pour le déposer en banque. Tony aurait son chèque dans les temps. J'aurais voulu offrir un verre au vieux mais bon...  Vingt-six mille francs ! J'avais vraiment une chance de cocu…

***

Après un exténuant et laborieux mois d'août passé à nous battre avec les diverses administrations concernées par notre projet, Tony et moi fûmes plus qu'heureux de baptiser officiellement notre "bébé" le premier septembre. 
Tout s'était exactement déroulé comme mon brillant associé l'avait prévu dans ses petits papiers. 
Une fatigue joyeuse se discernait sous nos yeux encerclés de bonheur et d'angoisse. 
A son retour, Marie avait presque eu peur en me voyant ainsi. Pas rasé, les traits tirés et pâle comme un albinos souffrant, je ressemblais au spectre de ma mauvaise conscience... 
Tony était plus présentable, comme un actionnaire majoritaire en fait. Logique ! 
Nos locaux, enfin si je peux utiliser ce terme générique, se résumaient à une pièce servant de bureau surplombant un garage où, bientôt, des motos rutilantes s'entasseraient. 
En attendant, seule la mienne, énorme et neuve, trônait fièrement en plein centre, comme une cerise démesurée sur une gigantesque pièce montée.
Tout était impeccablement refait à neuf. J'y avais passé les caniculaires journées de ce mois où l'on se contente, généralement, de tremper sa tiédeur dans l'eau fraîche ou de jouer à la pétanque sous la bienveillante protection ombragée d'arbres feuillus. 
Que voulez-vous, Tony constituait la tête pensante tandis que je me contentais d'être le bras armé d'un pinceau et d'un couteau à enduire.
Notez pourtant que pour rien au monde, hormis Marie, je n'aurais échangé ma transpirante place contre la sienne. 
Me battre du matin au soir contre des fonctionnaires acariâtres accablés de chaleur et de digestion difficile se trouvait bien au-dessus de mes forces. 
Tout au contraire, jouer les artisans décorateurs en bouffant de la poussière et de la peinture me permettait de dormir sans soucis, sans stress, comme une masse écrasée par le labeur.
Enfin, le jour J, sous les vivats de Marie, d'Isabelle et de ses enfants  - une vraie foule amie en délire ! -, nous avons inauguré ce lieu peu commun en coupant un symbolique ruban vert, jaune et rouge; ceci afin de nous placer d'emblée sous la protection ensoleillée de notre Saint Patron... 
La fête battait son plein. Tony frimait avec son ordinateur ultra-sophistiqué et ses gadgets électroniques devant les filles. Moi, tel un pilote de compétition, j'expliquais aux enfants émerveillés les rudiments de la sécurité routière. 
Ce soir-là, les deux nouveaux capitaines d'industrie que nous étions prirent une cuite mémorable avec feu d'artifice, bouquet final et tutti quanti.
Je parlai même de mariage à ma fée mais, celle-ci n'écoutant jamais les hommes saouls, mes idylliques propositions demeurèrent sans réponse. Pourtant, elles ne devaient rien au rhum... 
Le lendemain, peu frais mais propres comme des candidats à l'oral du bac, nous étions sur le pied de guerre dès l'heure ouvrable. 
Tony regardait attentivement le téléphone qui, bientôt, allait résonner de l'appel de notre premier client. Nous buvions du café en nous rongeant les ongles ; chacun les siens, bien évidemment.
Le casque à portée de main, j'étais prêt à bondir sur ma grosse cylindrée pour livrer en un temps record les plis et autres colis urgents que l'on me confierait. 
La promotion avait été assurée par Tony, depuis des mois, auprès des boîtes fanatiques des pizzas de notre ancien employeur. La majorité de ces sociétés travaillait dans le secteur de la communication. En termes clairs, nous étions partis en emportant le fichier dans son intégralité.
Ces précieuses disquettes représentaient une bonne base de données pour démarcher commercialement. Le potentiel était sans limites ! 
Nous proposions à ces entreprises d'effectuer leurs courses dans Paris intra-muros à des prix défiant toute concurrence sur de belles motos bien puissantes. 
De plus, nos coursiers - moi seul au début - seraient toujours impeccablement vêtus grâce à d'astucieuses combinaisons à fermeture Eclair sous lesquelles des costumes originaux nous permettraient de nous distinguer des autres messagers. 
Tony avait placé toutes nos billes dans la présentation. 
Pas question d'arriver casqués et dégueulasses dans les agences : les attributs du motard devaient rester dans le petit coffre aménagé à cet effet. 
Bien sûr, cette manoeuvre vestimentaire ajoutée provoquerait une légère perte de temps mais, bien vite, je m'aperçus à quel point cette idée était bonne. Et rentable ! 
On se disputa rapidement nos services et, chaque fois, l'arrivée d'un coursier en smoking provoquait, outre un intérêt évident, une bonne humeur immédiate dans les halls d'accueil. 
Les expéditeurs, comme les destinataires, paraissaient ravis. 
En quelques semaines, nous croulâmes sous les demandes. Nous avions des difficultés à toutes les satisfaire et je devais rouler comme un dingue, sans prendre le temps de déjeuner. De plus, je rentrais souvent tard car certains de nos clients faisaient appel à nous jusque vers minuit. 
Je ne vis donc pas les brillants débuts journalistiques de ma fée du micro et des ondes... Nous nous croisions à peine le matin et, le soir, quand je rentrais, lessivé comme un mur mûr, elle dormait. 
Il fut rapidement question d'embaucher un autre adepte de la vitesse en ville et de la tenue de soirée. 
Mon rôle directorial commençait là. J'étais chargé des éventuels recrutements. Je n'avais pas d'autres choix que de recevoir les candidats le dimanche après-midi. 
Au départ, nous étions en effet ouverts tous les jours. Tony s'occupait du standard, il m'avertissait des courses et se déguisait en secrétaire pour mettre à jour le courrier. Sur une autre ligne, entre deux factures, il tentait aussi de taquiner de nouveaux clients ; une vraie bête de travail ! 
Nous débordions de tous côtés, emportés par la frénésie des branchés pour la petite idée géniale de mon pote. 
Au bout de trois mois, nous avions une sténodactylo, un comptable et une dizaine de coursiers cravatés ou noeud-papillonnés qui arpentait la capitale en tous sens. 
Tony ne s'occupait plus que de chercher de nouveaux amateurs de rapidité, de prestige et de bon goût pour leurs envois. Pour ma part, je veillais au bon fonctionnement de notre dispositif. J'avais mis en place un habile quadrillage du secteur et je répartissais les courses à nos employés en fonction de leurs positions géographiques. 
On me considérait comme un stratège, un ténor du dispatching... Tous m'appréciaient. Il faut dire que je connaissais par coeur leur boulot et qu'il m'arrivait rarement, par conséquent, de les planter. La moindre petite rue n'avait pas de secret pour moi ! 
Nos nouvelles activités nous laissaient peu de temps libre. Tony m'apprit qu'Isabelle commençait à s'en plaindre. Marie se taisait étrangement à ce sujet... 
Nous étions aspirés dans une spirale infernale : grandir, se développer ou mourir... L'ultra-libéralisme ne connaît pas la pitié ! 
Nous ne pouvions nous permettre de refuser du travail. Les investissements étaient trop lourds. Les motos, les assurances, les charges diverses, nombreuses et variées nous contraignaient à avancer sans cesse. 
De plus, nous gagnions peu d'argent car nos bénéfices étaient automatiquement réinjectés dans de nouvelles embauches. 
Quand mon meilleur ami m'avait parlé de son projet, je ne pouvais pas imaginer que nous serions pris dans un tel tourbillon. Je trouvais ça effrayant et horrible. 
J'étais malheureux comme un forçat damné mais, bizarrement, tous les gens autour de moi prétendaient m'envier... Les cons ! 
Mes parents étaient fiers de leur progéniture. Mon père jubilait comme si j'avais obtenu le prix Nobel ou, plus modestement, le titre de manager de l'année.
Tony se trouvait parfaitement à l'aise dans ses nouvelles chaussures italiennes sur mesure. Isabelle et lui invitaient des notables à  dîner. Ils s'embourgeoisaient à vue d'oeil. 
Dans les soirées de ses nouveaux collègues, Marie me présentait désormais en étalant ma pseudo-réussite de chef d'entreprise. 
Putain ! Ça commençait à puer très sérieusement... 

***

Sans m'en rendre compte, sans en soupçonner l'importance relative, je vivais à présent avec une vedette naissante, une nouvelle figure du cirque médiatique. 
Marie passait de plus en plus à l'antenne. Par le câble ou par les paraboles, elle aussi pénétrait maintenant par effraction technologique dans des millions de foyers hypnotisés. 
Son professionnalisme reconnu et son joli minois hâlé l'autorisaient à gravir quatre à quatre les marches savonneuses de l'échafaud de la notoriété en couleur.
Plusieurs fois, en mon anonyme présence, des inconnus lui adressèrent la parole avec une familiarité exagérée. Certains d'entre eux allaient jusqu'à lui demander sa signature... D'autres n'hésitaient pas à la féliciter pour la qualité de son travail. Dans l'ensemble, ils restaient corrects et respectueux mais il m'arriva, cependant, de devoir en calmer un ou deux avec la paume de ma main... 
Ma fée s'habituait parfaitement à tout cela et, chaque fois que quelqu'un la reconnaissait, elle savait trouver un mot gentil. A ses pires pointes hormonales, elle parvenait à rester avenante et polie avec son balbutiant fan-club. 
Je supportais seul le poids de ses humeurs... 
Comme je n'avais pas eu l'opportunité de la voir en direct en raison de mon emploi du temps surchargé, ma pastillarde m'organisa un soir une projection privée, une sorte de compilation de ses meilleures apparitions à l'écran. 
Au début, la cassette respectant scrupuleusement l'ordre chronologique, on l'entendait commenter en voix-off de courts reportages insignifiants sur les us et coutumes de nos concitoyens puis, peu à peu mais de plus en plus, son doux visage concluait en plan serré la plupart de ses sujets. Enfin, elle intervenait en plateau pendant le journal télévisé et présentait des objets ou des services résolument nouveaux, voire futuristes. On ne voyait plus qu'elle ! 
Bientôt, j'en étais convaincu, elle piquerait la place de celui qui, bavant d'envies inavouables, lui posait des questions de pure forme. 
Pourtant, je ne pus lui livrer le fond intime de ma triste pensée. Je n'osai lui dire que tout cela, selon moi, ne cassait pas trois pâtes à un traiteur italien.
Mon amour sous les projecteurs donnait dans le futile, le léger, la décontraction opiacée du travailleur dépendant.  J'estimais, pour ma part, qu'elle valait mieux ! 
Elle m'avoua cependant qu'elle se considérait encore en période d'apprentissage, qu'elle accomplissait là ses classes télévisuelles ; indispensable passage, selon elle, avant de pouvoir devenir une diva de l'information. Ses dents poussaient à vue d'oeil. 
C'était évident d'ailleurs. On ne tarderait pas à lui proposer d'effectuer des interviews de célébrités, en attendant mieux.
Elle rencontrerait alors des gens formidables, extraordinaires : des artistes talentueux et des escrocs géniaux, des hommes politiques honnêtes et des illusionnistes patentés, des écrivains timides et des acteurs extravertis, des poètes sauvages et des fauves apprivoisés, des sportifs au firmament et des spécialistes du dopage, des vieilles gloires malades et des cancérologues contagieux, des ténors barbus et des chanteurs aphones, des morts vivants et des chercheurs sans vaccin... 
Quand elle me parlerait d'eux, rien n'existerait plus et mes efforts pour émerger se pareraient d'un masque d'invisibilité. 
Enfin, après ce douloureux aperçu, je lui déclarai que je l'avais trouvée excellemment bonne.
Cette énorme non-subtilité ne l'effleura pas. Elle n'entendit que ce qu'elle présupposait déjà. Elle crut que je la félicitais sur le fond.
Mais elle paraissait heureuse et fière. Alors, le clou n'avait pas besoin d'être enfoncé ; ma spécialité pourtant ! 
Je l'aimais et je comptais bien profiter de ces derniers mois où elle supporterait encore mon inique présence... 

***

D'un coup de feutre noir, ma fée évanescente m'a transformé en cloporte errant, solitaire et glacé... 
Sa lettre était d'une beauté sans retour, d'un tact pesé et d'une sensibilité épidermique ; un chef-d'oeuvre du genre ! Sa subtilité dans l'art de manier l'euphémisme me parut d'un autre siècle. 
Enrubannée de gentillesses et de bons sentiments, de nostalgie touchante et de précautions stylistiques, la rupture tant redoutée s'inscrivait en caractères gras, tremblants, émus. 
Ce savoir-faire me bouleversa... Je n'avais, pour ma modeste part, jamais su casser proprement une histoire, fût-elle en lambeaux. Aussi, les quelques pages de Marie emplirent mon esprit de sentiments confus où l'abattement passager côtoyait une tendresse aux allures d'éternité. 
Etonnamment, je ne ressentis pas de colère, pas même de haine. En fait, je me trouvais, je crois, dans un état second, une sorte de no man's land affectif, un boulevard circulaire des sentiments sans indication de sortie. 
Pourtant, presque tout de suite, je pris une décision honorable, très "grand seigneur". Enfin, il me sembla.
Ayant deviné entre ces lignes maudites la crainte qu'éprouvait ma fée face à ma supposée réaction, je voulus lui simplifier la tâche, lui éviter d'avoir raison... 
J'appelai d'abord Tony pour lui signifier, sans explication, que je prenais ma journée. Comme je m'y attendais, il râla parce que mon absence allait l'obliger à modifier son planning compliqué de jeune patron débordé de partout. 
Toutefois, à ma plus grande surprise d'associé minoritaire, il n'insista pas outre-mesure pour me faire changer d'avis. 
Je téléphonai ensuite à ma mère et, sans l'affoler, lui demandai les clefs de la chambre de bonne qu'elle et mon père avaient consciencieusement conservée sans la louer dans l'optique attendue de cette éventualité prévisible... 
Cela ne posa donc aucun problème. Ils n'avaient d'ailleurs rien modifié dans mon ex-repère. 
Je regroupai donc mes affaires dans une housse de couette. Assez rapidement, cet amas de vêtements, de disques, de livres et de babioles diverses accumulées, je vous prie de me croire, sans fétichisme aucun, constitua un énorme et immonde ballot que je dus nouer comme un forcené avant de le traîner jusqu'à l'entrée. 
Je fis un dernier tour dans l'appartement pour vérifier mes éventuels oublis. Il n'y en avait pas ! Mon hold-up personnel était du genre impeccable : place nette et vide absolu, effacement total de toutes mes traces.
J'ouvris la porte afin de pousser mon fardeau sur le palier. Puis, d'un geste hésitant mais suffisamment décidé, je décrochai les clefs du trousseau de mon bonheur perdu et les posai en guise de récépissé sur la petite table bancale où, tant de fois, je les avais jetées en rentrant le soir. 
Le téléphone sonna mais je claquai la porte blindée comme on ferme un cercueil. 
En descendant l'escalier, poussant mon tas d'indispensables à coups de pied, je croisai Tony qui montait les marches en courant comme un intuitif ami.
Il me toisa soigneusement sans prononcer une virgule, s'empara de l'imposant paquet et le projeta sur son large dos. Je lui emboîtai le pas sans parler. Dans la rue, en nous dirigeant vers sa voiture, je remarquai que les gens nous observaient avec curiosité. Notre cortège dut leur paraître étrange. 
Visiblement, ils ne voyaient pas tous les jours une limace atomisée suivre ainsi un escargot triste. Et pourtant... 

***

Je restai toute cette journée recroquevillé dans l'angle aigu de mon sombre réduit mansardé. Gisant en face de moi, mon ballot ne se déballait pas. Je craignais ces objets entassés par dépit. 
J'envisageai un instant de tout brûler mais une flemme farouche associée au respect de ces lieux gentiment consentis me dénéronisèrent rapidement.
Entre deux coulées de larmes, mes glandes reconstituant sans doute un magma lacrymal limité physiologiquement, je vagabondais tel un Petit Poucet mélancolique en ramassant une à une les images avariées de mon histoire périmée. 
Mon unique coeur avait un large trou... 
Cette symphonie calquée que je psalmodiais sans cesse me servait de pelle et de pioche pour creuser le lit de ma tristesse. 
Machinalement, j'avais branché le répondeur téléphonique pour me protéger de toute intrusion intempestive dans mes salades défrisées. 
Pourtant, la ligne ne fonctionnait plus depuis longtemps, depuis ma rencontre avec Marie... 
Mes bouquins poussiéreux d'étudiant emplissaient de mal-être les étagères tordues et des objets insignifiants réclamaient le vide-ordures d'une voix plaintive. 
Bientôt, je les exaucerais. Mon envie de néant n'avait pas de limites. J'aurais pu gober des cervelles de mannequins !
L'attitude de Tony, toute d'efficacité et de discrétion, m'avait légèrement réconforté. 
Posséder un tel ami, en de semblables circonstances, quelqu'un qui comprend votre besoin de solitude mais qui sait être présent, me permit de décrisper un peu ma rancoeur. 
Cependant, la fugacité de ces pensées consolatrices ne pouvait suffire à éclairer le tunnel sordide dans lequel je labyrinthais en me cognant dans des ruines. 
Par la lucarne close, je vis progressivement la nuit étendre son emprise sur mes états d'âme. 
Depuis ma lecture du matin, je n'avais rien avalé. Je n'avais pas faim. La soif ne me tourmentait pas non plus. Je me nourrissais de gangrène. 
En regardant mon poste noir et blanc, crasseux au possible mais en parfait état de fonctionnement, je pensai soudain que je pourrais, en l'allumant et avec un peu de malchance, admirer mon ex-fée en plein travail. 
Cette obsédante idée m'extirpa brutalement de mon langoureux coma. 
Je me levai d'un seul coup, tel un Zébulon frénétique, pour effectuer un drop magistral avec ce téléviseur obsolète. 
Je réussis mon coup au-delà de tout professionnalisme amateur.
L'objet nargueur explosa en dizaines de morceaux fragmentés quand ma cheville victorieuse ne fut que fêlée.
Je poussai un déchirant cri de douleur qui eût pu faire tressaillir de bonheur un tortionnaire fiché par Amnesty International. 
Brusquement, la porte s'ouvrit. Je n'avais pas même songé à tourner le verrou ; encore un acte manqué... 
Tony, les bras chargés des sacs d'un traiteur connu, apparut dans l'encadrement, illuminé en contre-jour par la lumière blafarde de l'escalier. 
Il poussa l'interrupteur et découvrit en avant-première le spectacle tragi-comique de ma connerie. Je gisais sur le sol au milieu des débris de l'écran brisé et des composants en vrac que j'avais décidé d'arracher un à un.
Je fus ébloui par la soudaine luminosité de la pièce. Visiblement, mon improvisation avait impressionné mon public.
Cependant, le rôle de marionnette au rebut que je jouais devant mon ami me désola au plus haut point. J'eus honte de moi. 
Tony posa calmement ses achats sur la table. Il sortit pêle-mêle  deux bouteilles d'un grand cru classé, des rillettes de canard, des fromages époustouflants, du pain de campagne, un bloc de foie gras d'oie, des pâtisseries fines, du champagne ainsi qu'un énorme chapon déjà cuit.
 - Alors, tu te lances dans l'électronique ? me demanda-t-il en fouillant dans le placard afin d'y dénicher le nécessaire. 
 - Les couverts sont dans le tiroir jaune, lui répondis-je en tentant de me relever de mon indécence.
J'avais vraiment un ami formidable. Constatant ma difficulté, il me tendit une main et m'installa sur une chaise qui n'attendait plus que moi. Le festin qui s'étalait sous mes yeux leur tira une inoffensive gouttelette d'émotion pure. 
Mon appétit noué ne revenait pas pour autant. Tony me servit alors un verre de ce vin divin.
Mon palais aride et fier de l'être s'humidifia à cette seule vue. Je bus une gorgée avec dévotion, puis une autre par pure gourmandise. 
Un festival de soleil pénétra mon âme doucement. Mon estomac oublié me rappela musicalement sa présence goulue. 
D'un geste ancestral, je tranchai le pain et m'emparai du pot de rillettes suantes à souhait. 
Après avoir englouti ce somptueux repas, ivre de saveurs et repu comme un fauve exigeant, je vis Tony déposer la bouteille de champagne dans un seau à glace de grande classe. Ma jolie poubelle propre effectua un bond prodigieux du sol terne au firmament de la gloire pétillante... 
Comme il s'apprêtait à faire sauter le spécifique bouchon, je m'entendis lui dire : 
 - Tu ne boirais pas un café d'abord ? Le problème, c'est que je n'ai pas fait de courses... Il n'y a rien dans cette baraque ! 
Il trouva mon idée excellente et parut se reprocher de n'y avoir lui-même songé lorsqu'il avait dévalisé les rayons onéreux du traiteur. 
Très naturellement, il se confia la mission de descendre au café du coin et d'obtenir du serveur versatile la permission exceptionnelle d'emporter deux expressos bien mousseux. Ce n'était pas gagné d'avance mais Tony savait parfois faire preuve de persuasion.
Tous les jours, il se battait pied à pied avec les clients, les concurrents, les fournisseurs, les agents du fisc et autres ponctionneurs de cotisations. Jamais, je ne l'avais vu baisser les bras devant tel ou tel véhément détenteur d'une parcelle de pouvoir. Il en bouffait régulièrement plusieurs dans une matinée.
Je l'imaginais donc mal se laisser pourrir la vie par un pingouin mal luné. Il allait le travailler au corps dans le sens du poil, le javelliser, le flatter, le ruser peut-être, l'hypnotiser sans doute, le faire céder enfin. 
En quelques minutes de traitement, cette terreur de comptoir deviendrait son esclave, sa chose. Il lui mangerait des crottes de lépreux dans la main! 
C'était écrit... 
Je profitai du départ de mon ami dresseur pour tenter de remettre un peu de décence dans la pièce ravagée. Je balayai les bouts d'opium du peuple et enfournai le tout dans un solide carton sans usage précis. Je débarrassai rapidement la table orgiaque et remplis mon réfrigérateur de ces restes grandioses. La vue du chapon à peine entamé me fit lâcher un joli rot protéiforme.
Cette soudaine activité ménagère réveilla ma douleur à la cheville. La fulgurance me traversa jusqu'au cervelet.
Je dérobai alors quelques glaçons du céleste seau et les plongeai dans le fond d'eau d'une bassine orange. 
Le pantalon relevé, le pied nu dans ce récipient au-delà de tout ridicule, assis à côté du flûteux nécessaire à champagne, j'attendais le retour de mon extrémité à une taille normale ainsi que celui, théoriquement plus proche, de mon meilleur ami.
D'ailleurs, il devait avoir des difficultés pour mater ce benêt constipé. Je commençais à trouver le temps long et je songeais même à rejoindre Tony pour l'aider à le finir avec ma cheville intacte quand il frappa enfin à la porte. 
Cela me fit sourire. Il devait bien se douter que je n'avais pas remonté le pont-levis derrière lui.
 - Putain ! Entre, bordel ! gueulai-je avec affection.
Il y eut une courte et surprenante hésitation puis, portant sur le bras un plateau rond de bistrot pouilleux avec deux tasses fumantes de chaude amertume, Marie pénétra dans mon refuge... 
Mon extra-lucidité me stupéfia cruellement. 

***

Paradoxalement, cette soirée avec mon ex-fée fut l'une des plus belles de notre histoire foireuse, la plus intense dans l'émotion en tout cas. 
Tout d'abord, sa visite m'avait complètement pris au dépourvu. La surprise m'avait séché en plein vol, tétanisé jusque dans mes facultés d'indignation. 
Elle avait rompu le matin même. En ce qui me concernait, tout était clair, net, précis et sans bavures inutiles : fini, F-I-N-I ! 
Ma peine insondable trouverait bien des combustibles ici ou là... Ma douleur n'avait pas besoin des braises de sa présence pour pisser du sang d'amertume. 
Cela prendrait du temps. Je le savais. La résignation m'avait envahi comme un staphylocoque doré.
La roue d'infortune tournait inexorablement. J'avais fait souffrir bien des fois, je souffrais à mon tour. J'admettais presque cette déchirure atroce qui me ravageait l'âme et me bouffait les tripes avec voracité. Je m'y complaisais aussi... 
Cette sensation nouvelle me rendait palpable mon existence jusqu'ici indolore. J'allais enfin pouvoir régler mes crédits cumulés dans l'insouciance de mes cages métalliques dorées. Et cash, s'il vous plaît ! 
Je devrais revendre à prix sacrifiés mes plus belles chimères. Mes somptueuses bâtisses espagnoles redeviendraient poussières, seraient emportées dans un flot violent de sanglots et de regrets. 
Et puis, je n'étais ni le premier, ni le dernier. Cela n'avait certes rien de consolant mais c'est ainsi.
Marie prit possession du fauteuil abandonné par Tony avec une évidente hésitation empreinte de maladresse. Elle tripota sensiblement le dossier usé avant de se décider à poser son postérieur hypothéqué dans mon champ de vision. 
Je ne bougeai pas. Mes lèvres demeurèrent closes avec obstination. Mon pied désenflait tranquillement. 
Je bus mon café par petites gorgées espacées sans prononcer la moindre parole.
Mon silence me fascinait... 
Ma moitié perdue fit la même chose ; un reliquat d'osmose ? 
Une chaude ambiance régnait. L'atmosphère se situait à mi-chemin entre une fin de fête foraine où les déchets polluent la vue et un enterrement anonyme dans une fosse commune de bourg désertique. 
C'est terrible de l'avouer, mais il le faut pourtant, je n'avais strictement rien à dire. J'étais sec comme une palette de peintre oubliée dans un grenier de doutes. Aucune de mes multiples pensées du moment ne parvenait à trouver le chemin perdu de l'expression. 
En silence toujours, je nous servis deux coupes de champagne. Marie esquissa un remerciement dans un murmure à peine audible. Nous ne trinquâmes pas... 
Elle ne me quittait plus du regard, observant discrètement jusque la plus futile de mes attitudes. Je devinais ses égarements, ses sentiments exacerbés, ses mots refoulés. Enfin, je les imaginais surtout. 
Elle ne devait pas compter sur moi pour l'aider. Mon indécision était catégorique à ce sujet ! 
Je ne lui offrirais pas non plus le spectacle attendu de la rage, de la colère, de la violence ordinaire de l'amoureux éconduit. Je ne l'effleurerais pas de ma vérité. La dignité serait la dernière image qu'elle emporterait de moi dans son bouillon de souvenirs incertains. Et cela, malgré le récipient atrocement orange dans lequel barbotait mon pied bleui... 
Je me repassais le film de notre histoire sans montage, sans triche. L'autocensure viendrait plus tard, dans un sens ou dans l'autre. 
Je pesais, je soupesais, je balançais et contrebalançais : un vrai funambule du flash-back, un procureur du soupir comme du meilleur. 
Puis, peu à peu, le générique passé, je revins à la réalité absurde de la situation que j’endurais autant que je la créais. Les minutes duraient effectivement soixante secondes. Le temps ne subissait pas là de distorsions. Par acquis de conscience et par provocation, je le vérifiai à plusieurs reprises. 
Marie me regardait toujours. Que cherchait-elle ? Qu'espérait-elle pouvoir capter en restant hors de la salle de projection ? 
Je contrôlais fermement toutes les sorties de secours et le billet d'entrée se trouvait hors de prix... 
Enfin, elle parla ; longtemps, très longtemps, trop longtemps ! Elle démarra en sprinteuse du verbe pour finir en spécialiste du demi-fond sémantique.
Si structurée habituellement, sa prose, émotionnelle et charnue, prit toutes sortes de directions intempestives. Je suivis les fils épars de cette confusion verbale comme je pus. 
Hermétique et vaseux, je tentai pourtant de remettre de l'ordre dans le courant continu de ses mots fléchés. Le plus important, me sembla-t-il, ce sur quoi elle s'attarda avec application mesurée et tentative de délicatesse, fut l'existence de l'autre.
Ainsi, c'était cela ! Un invisible, un inexistant prenait corps et me ravissait mon essence, insidieusement. 
J'eus soudain envie de frapper le mur de toutes mes faibles forces mais je n'allais pas ajouter une main à l'addition de mes plaies. Celle-ci était déjà suffisamment salée et, de plus, je risquais de leur faire beaucoup trop plaisir. 
Ils se connaissaient, m'expliqua-t-elle, depuis l'enfance. Ils s'aimaient depuis toujours et s'étaient promis, un peu comme dans un conte pour inadaptés sentimentaux, de se retrouver un jour, de se marier, d'avoir des enfants aussi beaux et cons que lui.
Je cauchemardais littéralement ! Ce moment venait d'arriver. Ils s'étaient revus en août à Bordeaux tandis que je plâtrais ici mon avenir de naïveté liquide.
Ce pot de glu provincial fréquentait avec la régularité métronomique du destin en marche la maison bourgeoise de ses futurs beaux-parents qui, bien sûr, l'adoraient... Il venait de terminer brillamment ses études de droit : un vrai bonheur, le gendre rêvé ! 
Mon concurrent était une sorte de Montesquieu procédurier, une graisse de yak, un avocat du diable. Il ferait un mari idéal, un père solide et attentionné, un beau parti comme on n'ose plus en espérer pour sa progéniture femelle. 
De loin, sans jamais se manifester, ce vampire des alinéas avait assisté à l'ascension de Marie ainsi qu'à l'inéluctable chemin de notre séparation. Sûr de lui, froid et déterminé, il avait dû attendre son heure en récitant à l'envers son code pénal.
Elle n'avait pas osé me parler de lui, de leur pacte sur l'avenir, de leur monstrueux contrat sur ma tête de noeud. 
J'apprenais incidemment mon rôle d'intermède dans leur histoire écrite d'avance. Cela fait toujours plaisir.
Ainsi, ensemble, durant ces vacances girondines, ils avaient tiré un trait épais sur l'amant transitoire, illégitime par inadvertance. D'un geste, d'un mot, ils avaient décidé de me gommer de leur existence, de m'effacer de leur bonheur. 
Marie me révéla que cela n'avait pas été facile pour elle de m'écrire cette lettre. Elle prétendit m'aimer beaucoup ; comme un frère, osa-t-elle me dire... Elle ne voulait surtout pas me faire de mal. C'était réussi ! 
Elle avait eu besoin de plusieurs mois pour trouver le moment, la force et le courage. 
J'imaginais l'autre juriste l'épaulant dans ces moments pénibles, la relançant sans cesse, la poussant à m'éjecter au plus vite dans les égouts du vide, lui dictant des phrases toutes faites pour sa missive. C'était immonde !
Je supposais leurs coups de fil à la dérobée, leurs stratégies élaborées dans l'intimité puis abandonnées au gré des événements, leur connivence dans mon dos, leur complicité de comploteurs assurés du succès de leur entreprise. C'était écoeurant, presque gerbant ! 
Marie pleura soudain à grosses gouttes. Eut-elle conscience à cet instant de son ignominie ? Je l'espère pour elle... 
Je la pris dans mes bras, l'entourant sans la serrer, un peu comme on console un enfant. En dépit du caractère odieux de ce qu'elle venait de me révéler, j'éprouvais toujours une tendresse inouïe pour elle. 
On est con ou on ne l'est pas ! 
Ce câlin dura un long moment. De temps en temps, nous nous caressions le visage ou les cheveux. Nos regards se fondaient tristement l'un dans l'autre. Je voyais son âme en ébullition et j'imagine qu'elle devait apercevoir la mienne en plein naufrage d'incohérence. 
Elle m'aimait bien. C'est vrai... 
Se relevant, elle décréta que le mieux, pour tous les deux, serait  de ne jamais nous revoir, de couper définitivement toute relation afin d'éviter des souffrances insupportables... 
Après ce que nous avions vécu ensemble, l'amitié lui paraissait impossible entre nous. 
Sur le coup, je la trouvai dure, voire injuste. Mais, pour mon amour envolé, je consentis à me contenter de si peu. De rien ! 
Elle parut étonnée que j'acceptasse une séparation si radicale. Mais bon, pour conserver ma ligne de conduite, je n'avais guère le choix.
Dans un premier temps, j'ai énormément souffert de ne plus la revoir mais, aujourd'hui, je sais qu'elle avait raison. 
Cela me coûte de le reconnaître. Sans doute en ai-je les moyens... 
Nous avons bu un dernier verre. Elle est partie. 
Ce fut mon premier baiser d'adieu. 

***

Ce morceau de nuit sans Marie me laissa sur le carreau du coin cuisine. Je m'adressais à Dieu et à ses Saints, à mes ancêtres ou amis disparus trop tôt, emportés par du métal meurtrier, au bout d'une seringue, d'un volant ou d'un revolver. 
Tour à tour, dans une unique seconde parfois, je maudissais et je bénissais, je demandais de l'aide, des mots ou du silence. Je criais ma rage. Je mortifiais ma bêtise et crucifiais ma bonté factice, ma façade noire ravalée... 
Mon autocritique ne connut pas de trêve. Je laissai mon ex-fée ainsi que son blaireau provincial en robe de chambre correctionnelle aux contours sinueux de ma haine immense. 
Je pris tous les torts à ma charge. Le constat me sembla, en effet, sans équivoque possible et puis, incidemment, je ne m'étais pas acquitté de mes dernières primes d'assurance. Alors... 
L'aube incertaine me découvrit flasque et sanguinolent de l'intérieur. L'amertume accumulée gicla dans les toilettes dans une ultime tentative désespérée de libération bilieuse. Je faillis m'étrangler. 
Ecoeuré, je liquidai d'un trait le fond de champagne éventé. Il me parut buvable... Quelle ineptie ! 
J'arrivai au bureau bien avant Tony pour rattraper le retard de la veille qui pouvait encore l'être. Le ventre vide et retourné, je me jetai à corps éperdu dans un travail pointilleux afin d'occuper par la force mon esprit chancelant. 
Mais, ce réflexe inné, bateau commun des dérivants vidés, se révéla vite illusoire. Chaque blanc, chaque temps mort, même infime, me renvoyait sonné dans les cordes de ma désillusion. Je visualisais sans arrêt le visage de Marie. J'entendais ses rires ou ses gémissements plaintifs dans un écho lointain de plus en plus imperceptible. J'éprouvais un besoin viscéral de me gaver du son de sa voix. 
Je l'appelais plusieurs fois par jour. Elle répondait et, lâchement repu, je raccrochais sans parler. 
Elle n'était pas du genre à s'inquiéter pour quelques coups de fil anonymes qu'elle considérait, de toute façon, comme une inévitable rançon de sa gloire. De plus, je suis persuadé - je sais ! - qu'elle connaissait l'identité de son mystérieux correspondant muet.
Un matin, excédée, elle lâcha : 
 - Ecoute Michaël, ça suffit maintenant ! Ça commence à bien faire ! Tout est fini... Tu le sais... Alors fous-moi la paix ! Ne m'oblige pas à porter plainte. 
Elle ne m'avait pas tant parlé depuis des jours et des nuits... 
J'écoutai religieusement ses menaces, dictées sans doute par l'aspirant bavard, sans pouvoir mettre fin à la non-communication. 
Un adorable silence se fit entendre. Elle soupira merveilleusement puis raccrocha. J'étais comblé.
Toutefois, je cessai ce puéril petit jeu après plusieurs semaines. J'avais décidé de me sevrer à la dure. 
Au boulot, je commettais boulette sur boulette. Je plantais tout le monde dans une triste allégresse... Tony, les coursiers et certains clients fidèles semblaient par moment vouloir m'extraire les dents sans anesthésie ou me serrer la tête dans un étau. 
Cela ne pouvait plus durer. Je devais absolument parvenir à effacer Marie de ma mémoire. Il me fallait passer à autre chose, aller vers de nouvelles fragrances. 
Un soir, épuisé mais terriblement lucide, je proposai à Tony de lui revendre mes parts. Mon ras-le-bol atteignait alors l'intensité paroxystique d'une cellule de crise européenne durant un choc pétrolier.
Après l'exposé confus de mes arguments décousus, mon associé accepta de devenir actionnaire unique. 
Je lui avais présenté le deal de telle sorte qu'il n'avait pas eu le choix. En cas de refus de sa part, j'aurais pu céder mon torchon de paperasse à n'importe qui, y compris à la concurrence.
Et puis, la boîte s'étant développée, nous faisions tous deux une excellente affaire. Tony se retrouvait seul à la tête d'une entreprise en plein essor et, avec cinq unités, je pouvais, pour ma part, accéder sans retenue aux chemins de traverse, aux vices cachés de l'oubli sans ordonnance... 
Mon pote abattu n'essaya pas de me convaincre de changer d'avis. Il savait ma décision irrévocable et il comprit, je crois, mon envie de rayer de mon inexistence tout ce qui pouvait me rattacher à mon proche et féerique passé. 
Il regretta simplement d'en faire partie, de passer à la trappe avec tout le reste, d'être jeté avec les eaux de mon bain de douleur. 
Je souhaitais revenir au stade insignifiant qui était le mien avant de rencontrer Marie. Je voulais qu'elle sût à quel point je me foutais de ma réussite, de ce statut envié que j'avais acquis uniquement par amour. 
Seul, mon succès ne voulait plus rien dire. Personne ne récolterait les fruits pourris de sa transcendance. 
Un jour, elle aussi en boirait, de la soupe de regrets. Je ne savais pas encore comment mais, dans mon esprit, cela ne faisait aucun doute. Elle connaîtrait à son tour le goût sordide de cette potion ancestrale, en laperait les gouttes amères sur son sol marbré, étoufferait de son épaisseur fadasse, crèverait de ne pouvoir s'en débarrasser. 
Ce jour-là seulement, notre histoire sera terminée...

***

Les cadavres de bouteilles d'alcools forts provoquaient un bruit infernal en s'écrasant lamentablement dans le fond du container. 
Le vague souvenir de ces litres descendus suffisait à me donner la nausée. Mon foie, spongieux et imbibé, supportait mal ce douloureux traitement d'amnésie. Il se rebellait parfois. Mais, d'un cul sec, je le mettais au pas... Je commandais encore la machine et je savais lui faire comprendre ! 
Mon magot fondait à perte de gosier. Je sortais tous les soirs. J'errais sur les boulevards éblouissants à la recherche de ma fatalité éphémère. De bars sordides en bistrots louches, je catapultais ma colère à coups de canettes. Je dissertais sur la pourriture ambiante avec de la moisissure de zinc... 
Je ne dessoûlai pas pendant plus d'un mois, comblant à moi seul une part non négligeable du trou endémique de l'assurance maladie.
De bonnes âmes à l'oeil acéré me repérèrent et, dans un élan spontané de philanthropie marchande, me proposèrent diverses substances susceptibles de m'aider à bâtir plus rapidement mon tombeau de défonce... Je les goûtai toutes ! 
Sans retenue, je mis en particulier mon nez dans des collines d'excitation pure. La coke emporta mon adhésion promptement, ma raison progressivement. 
Entre autres, speedé comme un Scarface à la petite semaine, je branchais toutes les filles mignonnes croisées le long de mes lignes continues.
Je descendais ces pistes vertigineuses sans sourciller. Les mots se précipitaient hors de ma bouche. Mes pensées se télescopaient dans un invraisemblable désordre chaotique. 
Je pris des vestes monumentales ; assez pour remplir les armoires de Versailles et de la zone industrielle du nord de Paris.
Ces râteaux m'importaient peu. J'amorçais avec un semi-remorque et je pêchais au pain de plastique. Le déchet ne comptait pas ! 
Avec cette méthode de chacal, inspirée de la loi des grands nombres, je fis pourtant la connaissance de trois perles rares d'océans différents. 
Contrairement aux effarouchées du cortex qui prirent peur face à mon regard de chien fou, elles m'acceptèrent tel que j'étais alors. 
Chacune d'elles, séparément, me ramena doucement dans le monde des humains dont j'avais égaré le plan d'accès. 
Je les fréquentai simultanément sans jamais leur dissimuler qu'elles étaient trois à me supporter.
Je fus d'une franchise irréprochable qu'elles parurent apprécier. 
Enfin, il me sembla... 
Kim, par sa douceur et sa sensibilité, Angela, par son humour et sa grande sensualité, Fatou, par son intelligence et sa beauté ; elles me rappelaient toutes un peu Marie.
Sans le vouloir, j'avais constitué un ignoble puzzle avec ces amours de filles. Grâce à elles, j'avais repris goût à mes vies. Elles m'avaient aidé à m'extirper de mon bourbier gluant. 
A ma façon, comme je le pouvais à ce moment-là, je les ai aimées. 
J'espère simplement leur avoir donné mieux que le pire de moi-même, un souvenir pas trop malsain. M'apercevant de ma propre monstruosité, je disparus lâchement de leurs sublimes horizons. La solitude était la solution... 

***

Plusieurs mois de retrait du monde et d'antidépresseurs n'eurent pas raison de ma mélancolie. 
Je décidai de me réinscrire à l'université des courants d'air sans objectif précis, juste pour reprendre contact avec l'humanité ambiante, connaître de nouvelles têtes, m'occuper en somme ! 
Un jour semblable aux autres, je rencontrai l'Insulaire à la cafétéria des étudiants sans amphis. Il discutait de politique avec une fille analphabète et jolie. J'entendais tout de leur conversation, de sa conversation.
Le discours de ce type me passionna. Enfin, je croisais sur ma route quelqu'un qui me ressemblait, en plus dur peut-être. 
Au détour d'une phrase, je pris part à leur débat d'idées avec la délicatesse qui me caractérise. En deux phrases, je renvoyai la truffe mignonne à son abécédaire... Je n'aimais plus le temps perdu! 
Avec l'Insulaire, nous sympathisâmes immédiatement. Nous étions faits du même intransigeant alliage. Une alchimie détonante entre conscience désabusée et jusqu'au-boutisme refoulé nous rapprochait en effet considérablement. 
Nous avions tous deux accompli nos classes dans le militantisme traditionnel, en avions fait le tour sans y trouver notre compte. 
Sa culture et son expérience en ce domaine me surclassaient de très loin. Il avait été de tous les mouvements importants, de toutes les manifestations cruciales des dix dernières années. 
Mais ses combats idéalistes l'avaient laissé amer, avec le sentiment que les choses évoluent rarement par la seule force du papier. Le pouvoir des mots le fascinait pourtant. Il paraissait avoir tout lu : une vraie bibliothèque ambulante ! 
Nous nous sommes beaucoup revus à la suite de cette rencontre. Parler des choses de ce monde avec lui n'était jamais ennuyeux. Il était extrêmement différent des amis de Marie auprès desquels je n'avais jamais éprouvé le besoin de vider mon sac de rancoeur. 
A l'époque, je me trouvais déjà bien au-delà de leurs petites aspirations. Je n'espérais plus modifier la société à coups de tracts ou de mégaphones saturés.
Et puis, j'aimais Marie. Cela me calmait ! Je la laissais être le porte-parole politique de notre couple. Elle seule savait modérer mes tentations violentes. 
Avec l'Insulaire, je sentis tout de suite mon naturel revenir au grand galop. La modération, j'en avais soupé ! 
Comme beaucoup de monde, j'avais porté la petite main multicolore sur mon blouson. Comme la plupart, j'avais marché contre le racisme et l'antisémitisme. Comme beaucoup moins déjà, j'avais eu ma part d'affrontements musclés avec les fachos. 
Pour quel résultat ? Quel bilan ? 
Cela nous avait certes permis de nous compter entre jeunes et moins jeunes de même sensibilité mais, fondamentalement, nous n'étions pas parvenus à enrayer l'expansion métastatique des idées nationalistes et xénophobes. 
Au contraire, je pense que nous les avons aidées à s'accroître en suscitant la réaction au grand jour de l'isoloir de la part de ceux qui les partageaient dans l'ombre de leurs ressentiments mesquins. 
L'Insulaire et moi partagions la même analyse concernant ce douloureux échec. 
Nous avions lutté contre des panzers avec des badges, contre une armée noire en marche avec des banderoles de tissu, contre un dictateur en puissance avec des guitares... Ils avaient dû bien rire dans leur bunker bourgeois ! 
Durant des semaines, nous n'avons parlé que de cela. Nous arrivions invariablement à une terrible conclusion. Nos méthodes pacifistes avaient malheureusement fait la preuve de leur redoutable inefficacité. L'ennemi étant clairement identifié, l'action devait désormais succéder aux mots... C'était pour nous inéluctable ! 
Un soir, chez moi, dans le plus absolu secret inhérent à ce genre de choix, nous avons scellé un pacte, mis en route un irréversible engrenage. Nous entrions froids et déterminés dans une logique d'élimination physique de ces nazis masqués. La Brigade Antifasciste était née.
Nous abandonnions le terrain des luttes classiques aux militants traditionnels pour rejoindre celui, plus obscur, de l'action clandestine violente. 
Une discrétion totale devenant nécessaire, nous décidâmes de ne plus nous fréquenter à la fac. Nos contacts allaient désormais avoir lieu de manière irrégulière grâce à un astucieux système combinant boîtes vocales électroniques et cabines de téléphone publiques. 
Au début, cette mise en scène paranoïaque me fit songer à un jeu de rôles mais, assez rapidement, l'Insulaire recruta deux nouveaux membres prêts à nous suivre sur notre sentier de sang. 
Avant tout, il me chargea de nous procurer des armes. Nous devions, estimait-il, pouvoir faire face à toutes les situations qui se présenteraient. Cela ne s'avéra pas sans difficultés mais j'y parvins sans laisser la moindre trace.
Ensuite, une rencontre eut lieu en plein jour dans un entrepôt désaffecté de la proche banlieue. Cela faisait moins "grillé" ! 

Je fis la connaissance de l'Aigle et d'Evita, mes futurs camarades de guerre en quelque sorte.
Nous devions ignorer nos identités mutuelles. Les surnoms de chacun suffisaient amplement pour notre mission. Ils constituaient de plus un indispensable palier de sécurité en cas d'arrestation de l'un d'entre nous. 
A peine réunis, je remis à chacun son "matériel". Ils semblèrent satisfaits de mon travail... Puis le débat s'engagea sous la direction de l'Insulaire, notre incontesté leader. 
Il s'agissait de définir un objectif, une cible. 
La discussion devint vite houleuse. Evita, brune glaciale au regard sombre, voulait éliminer le chef afin de porter un coup décisif à ces nazis modernes. J'étais assez de son avis... 
Les autres trouvaient plus efficace et plus facile de rayer des cadres le numéro deux du mouvement, l'idéologue, le théoricien, la bête à penser, le pense-bête, le roquet teigneux de l'aspirant Duce.
Selon eux, il était nettement moins protégé que le faux blond et sa disparition provoquerait à coup sûr d'interminables luttes intestines au sein de ce parti, le ferait imploser peut-être.
Nous nous rangeâmes finalement à leur logique implacable. 
Les repérages d'usage pouvaient commencer... Ils durèrent plusieurs longs mois ; chacun notre tour pour éviter d'être "photographiés". 
Au début, nous ne trouvions pas de faille dans son impressionnant dispositif de protection et commencions à désespérer quand la chance décida d'entrer dans notre macabre danse. 
Nous ressentîmes alors comme un formidable coup de pouce du destin, un clin d'oeil complice du Grand Horloger. 
Evita avait appris de l'une de ses relations d'un soir que notre cible venait de réserver deux tables dans un petit restaurant de l'ouest parisien. Ce blaireau nu, cuisinier de son état, s'était vanté dans les bras de notre Mata Hari de recevoir une telle personnalité de la politique et de lui composer un menu spécial. 
Evita, belle comme la mort, avait même obtenu de lui l'heure, la date et le nombre de ses gardes du corps grâce au plan de table que ce cake aux fruits confits lui avait montré fièrement. 
Une telle opportunité ne se représenterait sans doute jamais. 
Nous dûmes nous décider vite, trop vite à mon goût... 
Evita et l'Aigle dînèrent un soir dans ce nid de fafs. A la fin du repas, elle demanda à son loquace cuistot de lui obtenir une réservation pour fêter, prétendit-elle, l'anniversaire d'un ami. 
Il ne pouvait rien lui refuser et se fit fort de lui obtenir auprès de son patron. Ce dernier accepta de faire mousser son orgueilleux employé devant une si jolie fille et inscrivit son faux nom juste sous celui du macchabée virtuel.
Evita le vit de ses yeux ! 
Au cours d'une ultime séance de réglages, nous mîmes au point tous les détails de l'opération. 
Il serait inutile et dangereux de les porter à votre connaissance. Et puis, vous n'aviez qu'à lire vos journaux. Ils ont largement supputé tout et n'importe quoi à propos de cette affaire. 
Tout semblait parfait, minuté comme une machine infernale. Chacun savait son rôle à la seconde près : du caviar sur un plateau ! 
Pourtant, ce grand soir n'a pas eu lieu... 

***

Calfeutré depuis des semaines dans cette cave humide et sombre comme ma destinée, je ne comprends toujours pas comment ils ont su. 
Il est absolument impensable que l'un de nous ait pu trahir. Je n'envisage pas un instant cette hypothèse d'école de police. Elle m'exaspère. 
Les services secrets de la démocratie ont sans doute parfaitement accompli leur paradoxale mission en empêchant l'effacement de l'un de ceux qui éclateraient bien le visage de la République à coups de bottes.
Aujourd'hui, écrivant ces lignes à la lueur d'une faible bougie, je me demande si ce n'est pas mieux ainsi. Ne risquions-nous pas, en atteignant notre but, de provoquer le contraire de ce que nous souhaitions ? 
Donner un martyr à ces gens-là aurait pu leur profiter. Ils s'en seraient servi pour augmenter leur audience et que sais-je encore... 
Non, la solution doit être ailleurs ! 
Et puis, de toute façon, un monstre à deux têtes n’est pas une espèce biologiquement viable. L’un cherche toujours à manger l’autre mais il déglutit sa propre chair en se repaissant de l’encombrant cadavre de son double diabolique. Finalement, il semble préférable de laisser faire la nature humaine. L’ambition démesurée, la soif acharnée du pouvoir, le goût de l’argent, les compromissions politicardes en tous genres, quoi qu’ils prétendent, des chefs de cette droite extrême ne constituent-ils pas, aussi effrayant que cela puisse paraître, les plus fiables garants de nos libertés, de notre liberté !
Je me suis fourvoyé dans cette entreprise radicale et violente. Je le comprends aujourd’hui mais je ne regrette rien. Aller au bout de quelque chose d’insensé devait représenter pour moi une nécessité vitale. Si cela m‘était passé par ce qu’il me restait d’esprit, j’aurais tout aussi bien pu choisir de faire le tour du monde en trottinette ou de passer le cap Horn en matelas pneumatique.
Dans ma quête effrénée d’absolu et d’idéal, j’ai naïvement cru pouvoir substituer un engagement sans limites à un autre. Comme si mon amour pour Marie pouvait être comparable à n’importe quelle cause. Fût-elle bonne…
Lorsque je suis arrivé, ils étaient là, triomphants et gyropharants devant le petit peuple au balcon. Ils venaient d'interpeller, comme ils disent, mes trois amis sur le lieu de notre rendez-vous. Leur légendaire discrétion, sans doute héritée d’une lointaine époque équestre, m'a heureusement permis de les voir de loin. 
Ma non-ponctualité atavique m'avait une nouvelle fois sauvé la mise.
Je compris immédiatement qu'ils seraient aussi chez moi. Ils savaient tout. C'était évident ! 
Tous ces lourdauds de flics à la recherche d’un amoureux déçu, cette armada de gilets pare-balles étatiques à la poursuite d’un cœur blessé, nu et à découvert ; cette pensée presque céleste parvint à  m’arracher un triste sourire au fond, au fin fond de ma douleur.
Sans réfléchir, j'ai mis mon clignotant à gauche... J'ai repris exactement le même itinéraire de petites routes que j'avais emprunté avec Marie des siècles auparavant.  Comme elles me semblaient différentes ces putains de petites routes. Quel air sinueux, sournois, vicieux prenaient-elles alors pour me mener à ma dernière demeure. Chaque pylône, chaque arbre, chaque gravier, chaque particule minérale ou végétale, élémentaire ou non, semblait m’en vouloir personnellement de mon inconséquence. Cependant, cette colère sourde de la matière n’était rien au regard de la mienne. Vraiment rien !
A la nuit tombante, je suis arrivé à proximité de la maison. Je me suis arrêté sur le même bas-côté, adossé au même arbre. Il n'y avait personne. La clef se trouvait toujours sous la tuile d'autrefois. 
J'ai caché la voiture dans le garage, laissé les volets clos et allumé la télévision. 
Derrière Marie, qui lisait sans émotion apparente mes exploits avortés sur le prompteur, apparaissait ma photo. En bas de l'écran, à hauteur de son ventre si merveilleusement doux, un numéro de téléphone engageait les délateurs à se manifester pour aider à mon arrestation. 
Je sus à cet instant précis que notre histoire était terminée... 
Je ne suis pas un terroriste. Je cherche à tuer le temps. C'est tout.
 
 

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Merci à…

Maman pour tout.

Bernard, Christian, Colette,  Gaëlle et ses parents, Pascal, Pic, Serge, Valou ; pour leur aide et leur amitié.

Claude Frochaux ; pour une petite lumière dans le brouillard…

Roger Gaillard et Marc Autret du CALCRE ; pour leurs conseils très avisés aux jeunes auteurs.

Un livre n’est pas qu’une aventure personnelle. 

Sans vous tous, il n’aurait pas vu le jour.

Je vous le dédie.

Laurent

 

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