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Laurent Potelle
LES
YEUX AU CIEL
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Presses de Valmy 2000 - Tous droits
de reproduction, traduction ou
adaptation réservés pour tous pays
ISBN
: 2-910733-64-5
Et
pendant qu’il la regarde, il lui
fait un enfant d’âme.
Henri
Michaux
Qu'importe.
Ce livre m'est étranger. Je ne voulais
pas l'écrire : il ne procède d'aucun
désir de ma part. L'idée même de
m'asseoir devant ces feuilles
m'est insupportable, quasiment
odieuse et m'apparaît comme totalement
affligeante.
Cela
me fait l'effet de me jeter dans le
vide avec le secret espoir qu'un
bruit parasite quelconque vienne
m'arracher à mon rêve avant
l'écrasement final.
Mais
cela ne se produira pas, je le sais.
Il y a trop longtemps que je
l'envisage, que je me contente de
l'envisager. Aujourd'hui, je renonce
à renoncer.
L'histoire
que
je vais tenter de vous rapporter est
d'une banalité désespérante. Je la
tiens d'une femme ivre l'ayant
d'ailleurs sans doute inventée de
toutes pièces. Et s'il s'agissait de
la mienne... La véracité de ce récit
n'est pas mon problème ; je m'en
fous royalement, comme de ma
première chaude-pisse. Cessez-là
votre lecture si tel n'est pas votre
cas.
Amateurs
de réalisme, suceurs de faits
divers, adeptes du roman vrai,
j'espère que vous avez emprunté ce
livre. Je souhaite que vous l'ayez
volé. Utilisez l'objet comme bon
vous semblera et laissez-nous entre
nous !
J'en
devine certains parmi vous qui
s'obstinent. Ils ont tort... Ils
escomptent à coup sûr qu'il sera
question d'une histoire d'amour.
Tout le monde veut lire l'amour ; à
commencer par ceux qui l'ont sans le
savoir. Les autres sont de malsains
curieux... Vous n'aurez pas un roman
de rose à l'eau de gare.
J'en
rajouterai dans la sueur, le sang et
les larmes.
Exprès
!
Aucun
des protagonistes, si je peux
m'exprimer ainsi, n'est vraiment
l'archétype du héros humidifiant.
Alors, arrêtez-vous là, fermez ce
chef- d'œuvre, achetez-vous une
revue merdique et prenez votre
train... La suite ne vous concerne
pas.
C'est
difficile d'avoir de bons lecteurs
de nos jours... La littérature a
toujours souffert de la médiocrité
de ses usagers. Je le sais, je lis
beaucoup moi-même...
D'insignes
connaisseurs,
férus de belles-lettres, amoureux
entichés de la noble syntaxe, amants
très platoniques des prosodies
haletantes et inconditionnels des
subjonctifs parfaits se sont
peut-être subrepticement glissés
parmi vous malgré ma vigilance. Je
leur dirais tout simplement : “fuck
you !”
Pour
ceux que j'ai délibérément oubliés :
anonymes du verbe, apatrides des
bonheurs simples,
plénipotentiaires faussement
sceptiques et emmerdeurs notoires ;
j'ajouterai qu'il n'est pas dans mes
intentions de nuire à votre espèce
mais que, néanmoins, vous sentez
l'ammoniac.
Il
s'établit désormais, à mon insu, un
rapport que l'on pourrait qualifier
de complicité entre vous, qui avez
vaille que vaille décidé de
poursuivre votre lecture, et moi,
humble narrateur de ce navrant
récit. C'est sans doute ce que vous
vous croyez légitimement en droit de
penser. Pourtant, on ne se connaît
pas, je ne vous dois rien et ne
comptez pas sur moi pour tenir mes
promesses.
D'ailleurs,
je
ne me suis pas présenté. Il paraît
qu'il s'agit d'une pratique courante
entre personnes de bonne compagnie.
Mais, l'êtes-vous seulement ? C'est
un peu difficile de
l'imaginer...
N'y
aurait-il pas au sein de votre
troupeau diminuant des crétins
semi-mondains estimant que Le Pen ne
dit pas que des conneries, et
pourquoi pas, mais je n'ose y
penser, des monstres sacrilèges
prétendant couper leurs spaghettis
avant de les manger ?
J'espère
très
sincèrement que non ; je me refuse à
envisager ce merveilleux ouvrage
entre les mains de la lie de
l'humanité. Enfin, on m'a certifié
que je n'avais aucun moyen de
contrôle pour le vérifier. Croyez
bien que je le regrette. Je vous
l'écris tout net.
***
Il fut un
temps immémorial où je me prénommais
encore Michaël. A présent, tout le
monde m'appelle K. Pour les filles,
j'étais plutôt Mimi et même Mi tout
simplement. C'était selon le degré
d'intimité établi entre nous.
J'aimais
bien pourtant mon prénom. Mais, pour
cela comme pour bien d'autres
choses, je m'étais résigné à laisser
couler. On ne peut lutter contre
l'affectation ambiante sans
apparaître comme un rustre dépourvu
d'émotivité.
Et
puis, K me convient assez en fin de
compte. C'est court, ça claque, ça
caracole comme une consonne
rare...
Plus
jeune, j'adorais Buzzati. Je rêvais
moi aussi de faire la connaissance
d'un animal fabuleux qui me
remettrait la perle de la mer.
Malheureusement,
je
n'étais qu'un citoyen congénital et,
hormis dans les égouts de la Ville
lumière, il y avait fort peu de
probabilité que je fisse pareille
rencontre.
Quand
j'effectuais mes tournées, je
croisais en effet peu de monstres
marins légendaires animés de bonnes
intentions à mon égard. Je disputais
au contraire âprement ma part de
bitume avec des chauffeurs de taxi
décérébrés, des autobus crachant des
promesses de scanners et autres
pétasses minicooperisées ignorantes
de l'usage de leurs rétroviseurs et
de leurs clignotants. Plusieurs
fractures m'avaient rendu plus
perspicace dans mon travail et
affirmé comme un spécialiste reconnu
et incontesté de la faune motophobe
urbaine.
C'est
un dur métier que le chaud-business
mais, grâce à mon caisson isotherme,
je livrais toujours mes pizzas à
bonne température. (Je sais, elle
n'est pas terrible. Moi, j'aime...
Et puis, c'est mon premier roman et
je vous emmerde !) Elles parvenaient
parfois ensanglantées ou garnies de
verre pilé mais, dans ce cas, mon
patron mettait un point d'honneur à
les remplacer dans la
demi-heure.
On
ne fait pas impunément attendre
l'estomac vorace en quête d'ulcère
des classes moyennes, sans risquer
une baisse significative de son
chiffre d'affaires. Mon boss l'avait
bien compris.
Une
fois passé le coup de feu, il
s'informait auprès des hôpitaux de
notre aptitude à pizza-rouler le
lendemain et, accessoirement, de nos
chances de survie...
Etre
un jeune loup aux bridges longs dans
une société de restauration rapide
exclut, en principe, toute
sensiblerie superfétatoire.
On
apprend cela en premier dans toute
bonne école privée de management. Il
faut vite faire amortir le coût de
ses études à ses parents.
Enfin,
je ne vais pas, a posteriori,
cracher dans le minestrone. Surtout
que ce job, ajouté à une maigre
bourse acquise frauduleusement, me
permettait d'être mieux poursuivi
par des études d'histoire qui n'ont
plus aucune chance de me rattraper à
présent. Alors, en attendant de
gagner à peu près le même salaire
comme enseignant d'un troupeau de
lycéens amorphes, j'apportais aux
bons contribuables centristes la
possibilité de pouvoir dîner, sans
mise en scène superflue, avant le
début du sacro-saint film de la
soirée. Ici commençait et s'achevait
ma modeste contribution à la
communauté humaine.
Il
arrivait cependant que l'on fît de
bien agréables services après-vente
dans l'exercice de nos fonctions. Je
peux bien l'avouer aujourd'hui. Qui
viendrait me le reprocher jusque
dans l'endroit sombre où je me
trouve ?
Souvent,
ma dernière livraison effectuée,
j'étais convié à prendre le café -
et plus si affinités - chez de
ravissantes épicuriennes esseulées.
Elles me manifestaient toujours une
reconnaissance démesurée eu égard à
mon rôle, somme toute modeste, dans
l'acheminement des pizzas du four à
bois à leurs bouches gourmandes. Le
matin, je n'étais, la plupart du
temps, ni très frais, ni très fier
mais je filais néanmoins vers la fac
pour tenter d'appréhender, quasi
mystiquement, les affres de
l'histoire et de sa fantastique
complexité redondante.
Je
ne constituais pas vraiment le
modèle de l'étudiant brillant auquel
rêvent tous les professeurs. J'étais
plutôt du genre assoupi au fond de
l'amphi ou tentant d'établir un
contact plus proche de mes aspérités
avec une jeune historienne en herbe.
Je passais les temps morts à jouer
aux cartes, au scrabble ou à vouloir
conclure une affaire en cours mais
surtout pas à refaire le monde ;
contrairement à l'idée trop reçue
qui veut que les étudiants y
consacrent leur âme et leur
énergie.
Il
y avait belle lurette que j'avais
compris que ce serait peine perdue.
Dans le genre, j'avais déjà beaucoup
donné, sans succès réellement
tangible.
Aussi,
souhaitais-je, désormais, m'éloigner
de la "vie politique" afin de
laisser à d'autres, plus idéalistes
ou plus naïfs que moi, le soin de
s'engager dans une tentative de
refonte totale des principes
rétrogrades régissant notre société
ainsi que, d'une manière plus
générale, l'univers cosmique dans
son ensemble...
C'est
donc, si je peux dire, par choix que
ma vie croupissait dans un néant
existentiel absolu.
J'évoluais
sans
grande joie et sans profonde
tristesse dans un petit monde bien
défini qui me permettrait,
pensais-je, de survivre dans des
conditions plus
qu'acceptables.
Entre
mon boulot et l'université, je
trouvais un équilibre précaire où
les dates célèbres le disputaient à
d'obscures olives, le plus souvent
noires.
Cependant,
je
n'étais pas malheureux. Une fatigue
constante et insidieuse m'empêchait
de prendre conscience de l'absurde
de ma condition.
J'essayais
de
vivre au jour le jour et c'était
suffisamment accaparant sans besoin
supplémentaire de m'appesantir sur
des considérations éminemment
philosophiques.
Je
laissais cela aux oisifs qui en
avaient le temps, ou aux étudiants
en psycho... Ce qui revient au même
; somme toute et tout compte fait,
pour solde de tout compte !
***
C'est en
livrant une Napolitaine que je connus
celle qui allait donner un grand coup
de pied dans la fourmilière de mes
rêves délavés et froissés.
J'étais
en
fin de service et passablement
trempé en ce jour d'octobre où
l'automne urbain impitoyable donnait
toute sa démesure. Paris semblait
entouré d'un voile grisâtre, d'un
épais rideau sombre et triste,
indiquant la fin de la
représentation offerte par la cité
aux milliers de
photo-nippon-touristes venus
l'admirer l'espace d'un été avant de
partir par cars entiers aux
premières ondées de l'heure
d'hiver.
Les
rues me paraissaient plus longues
que d'habitude. C'est idiot mais
c'est ce que je ressentais et je ne
vois pas pourquoi les gens, en
général, et les géomètres, en
particulier, s'obstinent à nier, à
camoufler avec application
l'existence de ces impressions pas
si stupides qui parsèment nos
journées.
Personne
ne croit en l'élasticité des
chaussées, pas plus qu’en celle du
temps d'ailleurs. Par convention, il
vaut mieux être incrédule
qu'insensé. Le cartésianisme
triomphant a subtilisé toute la
magie des nuits sans lune.
L'époque
est
âpre pour le poète !
Je
songeais à cela en frappant à sa
porte lorsqu'elle ouvrit et apparut
dans une lumière feutrée proche de
la pénombre. L'ambiance était assez
surprenante mais, très honnêtement,
j'avais acquis une réelle expérience
et l'excentricité de certains
clients me laissait d'ordinaire
froidement indifférent.
Il
se dégageait pourtant de sa personne
quelque chose de mystérieux et de
très attirant. Elle n'était pas
vraiment d'une beauté évidente mais
un charme envoûtant émanait de
chaque parcelle de son visage lisse.
Sous sa petite robe rose, on
devinait un corps parfait, proche du
sublime. Ses yeux noisette, très
vifs, me transperçaient
littéralement et trahissaient une
intense activité de sa pensée. Je me
faisais l'effet d'être transparent,
dépossédé de mes secrets les plus
intimes.
J'étais
dans
cet état contemplatif affleurant la
béatitude quand je m'aperçus à quel
point je devais lui sembler
ridicule.
Pendant
ces quelques longues secondes, je
n'avais pas dit un mot. J'étais sous
hypnose et elle ne m'aidait guère.
Au contraire, elle semblait goûter
avec délice la fascination qu'elle
provoquait en moi. Elle s'en amusait
presque ; même s'il était limpide
qu'elle avait l'habitude de
provoquer ce genre de
situation.
Ne
sachant comment me sortir de cette
embarrassante posture, je lui tendis
le paquet que je tenais penaud en
lui disant de ma plus belle voix
:
- Vous avez bien commandé une
Napolitaine ?
- Oui, c'est bien ça, me
répondit-elle avec une douceur
hallucinante qui me fit complètement
fondre.
Elle
prit délicatement le carton -
j'exagère peu... - et me pria de
patienter quelques minutes; le temps
pour elle d'aller chercher des
espèces sonnantes et trébuchantes.
De l'argent quoi !
Elle
avait laissé la porte grande ouverte
et je remarquai seulement à cet
instant qu'une musique agréable
emplissait d'harmonie son
appartement. Il s'agissait de
musique classique, on ne peut plus
classique... Je n'aimais pas
franchement cela mais, en
l'occurrence, tout ce qui la
concernait me parut du plus grand
intérêt.
Elle
revint radieuse et me paya en
souriant. J'en fus vraiment touché
car il arrivait somme toute assez
rarement d'avoir des clients aussi
magnétiques...
Je
me risquai alors à lui demander ce
qu'elle écoutait.
-
C'est du Chopin, vous aimez ? me
répondit-elle avec une moue semblant
indiquer que de mon avis dépendait
sa vie tout entière.
-
Oui, beaucoup, affirmai-je avec une
assurance et une franchise qui
m'étonnèrent jusqu'à l'intestin
grêle...
Puis,
je lui souhaitai un bon appétit et
lui dit : "au revoir". J'étais déjà
sur un petit nuage rose, bleu et
parfumé quand elle décida de
m'achever en m'envoyant, tout près
du ventricule gauche, une phrase
anodine, mais qui, venant d'elle,
allait me fournir ma part de rêve
pour un bon mois
:
"A bientôt, j'espère...".
Je
ne pus répondre tant le coup avait
été violent et précis. Elle me
regarda attentivement pour vérifier
la réussite dévastatrice de son
effet puis referma sa porte sur mes
illusions.
En
descendant l'escalier, j'étais pour
le moins perplexe. Qu'avait-elle
voulu dire par là ? Etait-elle
sincère ? Pouvais-je décemment
penser que je lui plaisais et
qu'elle entendait fonder avec moi un
foyer basé sur la confiance mutuelle
et la morale judéo-chrétienne. Je
décidai de ne rien décider.
Néanmoins, son image et sa voix
cheminaient joyeusement dans les
méandres oubliés de mon esprit.
J'étais complètement abasourdi par
ma réaction. Elle ne me ressemblait
pas. J'avais connu auparavant des
femmes plus belles encore mais qui
n'avaient jamais provoqué en moi un
tel séisme. Quoique...
Aussi,
c'est tout à fait légitimement que
je m'interrogeais sur ce qui, en
elle, avait pu susciter cette
soudaine émotion de tout mon pauvre
mal-être.
A
cette période, je me croyais
définitivement à l'abri du sentiment
amoureux. Je faisais, en tout cas,
tout ce qu'il était humainement
possible de faire pour éviter de
m'attacher à quelqu'un.
Je
considérais exclusivement la femme
comme objet de conquête d'un schéma
tactique de séduction. Cette
attitude était sans doute très
cynique mais elle constituait, à ma
connaissance, la seule protection
valable contre les déchirements
fastidieux qu'implique souvent une
relation dans laquelle l'amour
s'insinue.
Et
c'était précisément ce qui me gênait
avec cette femme dont j'ignorais
tout. Elle me plaisait au- delà du
suffisant désir d'une simple
aventure. Je pressentais qu'une
histoire avec elle m'obligerait à
plus d'implication que je ne me
sentais capable d'assumer.
Mais
après tout, je pouvais ne jamais la
revoir. N'allait-elle pas trouver
grotesque la pizza que je lui avais
livrée ?
N'allait-elle
pas
dorénavant faire appel à la
concurrence qui avait d'ailleurs
fâcheusement tendance à se
multiplier à l'époque ?
J'étais
rongé
par ces doutes mercantiles et
culinaires. Aussi demandai-je à
Tony, le copain qui nous attribuait
les livraisons, de me réserver
l'exclusivité entièrement absolue de
cette cliente. Heureusement, je le
connaissais bien. Nous étions les
plus anciens de la boîte. Comme moi,
il avait commencé en livrant à
domicile et me conservait une
gratitude intacte parce que je
l'avais vivement recommandé au
patron pour le poste de petit chef
qu'il occupait brillamment à
présent.
En
fait, le Big Boss m'avait proposé ce
job mais je l'avais refusé. Je
préférais me contenter de frôler
l'asphalte. Surpris et légèrement
désappointé par ma non-ambition de
loser romantique, il m'avait alors
demandé si je connaissais quelqu'un
pour ce poste à haute
responsabilité... J'avais simplement
avancé le nom de Tony. Ayant appris
- je ne sais comment ! - ce qu'il a
pris pour de l'abnégation de ma
part, il s'était rapproché de moi.
Avec le temps, nous étions devenus
les meilleurs amis de
l'arrondissement.
Etre
le copain de Tony, il faut l'avouer,
faisait de moi un privilégié. Il me
gardait spécialement les courses
réputées faciles. Notre statut de
vétérans nous évitait les remarques
désobligeantes de la part des autres
assujettis à la dive galette
d'origine transalpine.
Il
fut vraiment très étonné de ma
requête. Jamais, en trois années, je
ne l'avais sollicité de la sorte. Il
connaissait mon attitude avec la
gent féminine et, visiblement,
s'inquiétait de ma santé ainsi que
de mon intégrité mentale...
-
Tu es sûr que ça va ? me
demanda-t-il en abandonnant
brusquement sa comptabilité qu'il
tenait pourtant méticuleusement à
jour.
-
Mais, oui... Pourquoi ? Je ne vois
pas ce que cela a
d'extraordinaire. Tu peux bien me
rendre ce service, non !
répliquai-je, légèrement tendu comme
un chapiteau de cirque.
-
Bien sûr. C'est vraiment pas un
problème. Si elle rappelle, ce sera
pour toi. C'est entendu. Je te le
promets. Elle est bonne
au moins ?
m'adressa-t-il, l'air de rien, mais
avec la ferme intention de me
tester.
Sinon,
pourquoi avait-il utilisé ce mot
dont il savait pertinemment que je
l'abhorrais ?
-
Je ne sais pas, lançai-je
évasivement.
-
Comment ça, tu ne sais pas ! Ne me
fais pas ce plan là, pas à moi
K. Je te connais trop bien. Ça doit
être un vrai canon, non ? me
questionna-t-il visiblement
agacé.
Je
ne compris pas son énervement et
supposai que sa journée avait été
difficile. Aussi décidai-je de
satisfaire son insatiable curiosité
sans attendre :
-
Elle est plus mignonne que belle.
C'est pas le Top si tu veux
savoir. Elle est mieux que
ça...
Je
cherchai mes mots.
-
Elle me fait penser à...
Je
butai encore.
-
Bon ben, accouche ! s'enquit-il
intéressé.
-
A une... fée ! lâchai-je finalement,
sur le cul d'avoir trouvé une
comparaison si conne.
-
Ben mon vieux !!! finit-il par dire
après un respectable temps de
réflexion.
Il
avait levé les yeux au ciel...
***
Très
perceptiblement, quelque chose avait
changé en moi. En apparence, ce
n'était pas vraiment spectaculaire
mais je me demandais pourquoi et
comment, en quelques semaines, ma
vision profonde de la vie s'était
modifiée à ce point.
Je
restais allongé des heures à
contempler le plafond en espérant
qu'un événement se produirait. Au
fond, j'attendais de l'inattendu
avec une franche impatience,
imaginant même toutes sortes de
stratagèmes tordus pour trouver
l'opportunité de la revoir.
Perdu
dans mes pensées, je tapissais mes
murs de ma pitoyable
passivité.
Je
me surprenais errant dans le silence
sournois d'une solitude
masochiste.
Mes
cours ne m'attiraient pas davantage
que mon boulot. Tout m'ennuyait. Je
ne me ressemblais plus : il pleuvait
dans ma joie de vivre. J'étais
devenu le fantôme de mes
certitudes.
Un
médecin humaniste et complaisant
m'avait délivré un arrêt de travail
d'un mois et je végétais aux frais
de la Sécurité sociale qui s'en
serait bien passé.
Comme
je n'étais pas réellement souffrant,
j'avais flanqué tous mes médicaments
dans des oubliettes modernes
surmontées d'une chasse d'eau.
Suivre
le traitement prescrit par ce
Bardamu à lunettes m'aurait sans
l'ombre d'un doute rendu vraiment
malade. Mais, j'avais bien senti
qu'il souhaitait faire de moi un bon
client, le salaud !
Je
me suis toujours méfié des personnes
qui affichent pompeusement moult
diplômes prestigieux, plus ou moins
authentiques, dans le but sordide de
se justifier l'argent qu'ils vous
volent.
Ce
parjure d'Hippocrate ne risquait pas
de me revoir.
Et
puis, j'étais tout simplement très
las. J'avais besoin de repos, de
sommeil, d'énormément de
sommeil.
Alors
je dormis beaucoup plus qu'il n'est
communément raisonnable. Comme un
chat, je crois...
Cette
dizaine de jours d'hibernation me
fit le plus grand bien.
A
mon réveil, si j'ose dire, tout me
parut plus clair, limpide même.
J'avais devant moi deux semaines de
liberté environ. Cela ne m'était pas
arrivé depuis la chute du mur de
Berlin.
Je
connaissais son adresse. Je n'allais
pas éternellement guetter son désir
de pizza. Il me fallait agir, forcer
le destin et tricher avec le
hasard.
Tony
m'ayant téléphoné à plusieurs
reprises pour prendre des nouvelles
de ma santé, je savais qu'elle
s'obstinait à n'appeler point notre
société.
Cela
faisait cinquante-trois jours
qu'elle observait un silence radio
absolu.
Et
son "A bientôt, j'espère", c'était
du vent alors !
J'étais
dubitatif
car, la plupart du temps, nos pizzas
plaisaient. Les clients devenaient
des habitués, presque des
actionnaires...
Une
inquiétude insoutenable me suçait le
cerveau.
Je
risquais de la perdre et n'égarant
jamais rien - pas
même mes clefs - je ne pouvais
supporter cette idée.
Pendant
des jours et des nuits, des nuits et
des jours, au petit matin aussi, je
traînais dans sa rue. J'achetais mon
pain chez sa boulangère, ma viande
chez son boucher, mes légumes sur
son marché, mon journal chez son
libraire et mes capotes chez son
pharmacien. Tout le monde me
connaissait dans son quartier. On me
saluait. On me souriait.
C'était
bizarre,
étrange, presque jouissif.
Ces
blaireaux pensaient que j'étais des
leurs. Avec mes sacs plastique et
mon oeil parisien, je leur donnais
le change. Comment auraient-ils pu
se douter du grand dessein qui était
le mien ?
Ma
couverture était parfaite.
Que
ces anonymes le demeurent et les
taches seront bien lavées !
L'embêtant
avec
elle, c'est qu'elle ne sortait
jamais quand j'étais là, guettant
ses guêtres. Elles sont comme ça
lorsqu'elles sont amoureuses :
invisibles et obsédantes.
Pourtant,
avec le recul, je trouve qu'elle a
eu raison de me faire lanterner de
la sorte. Si je l'avais rencontrée
durant cette période, j'aurais
presque pu pisser de joie comme un
jeune chiot. Elle tenait à me voir
conserver ma dignité et ne m'appela
que lorsque je cessai de rôder dans
ses parfums...
***
Après six
mois de vie commune, Marie me plaisait
toujours autant. J'habitais chez elle
et ma brosse à dents côtoyait la
sienne dans un petit gobelet bleu.
C'était beau !
Au-delà
de
sa beauté, parfaite selon moi, sa
voix me faisait complètement
craquer. Claire, douce et un peu
coquine, qu'elle chuchote ou qu'elle
crie, qu'elle chante ou qu'elle
pleure, ses mots me caressaient les
oreilles.
Loin
d'être retournée du rachidien, elle
en avait fait son métier, ou plutôt
ses métiers. Je l'écoutais toutes
les heures dire le vent, les nuages,
la pluie, les dépressions et les
anticyclones à la radio.
Marie
travaillait dans une célèbre station
que je ne citerai pas, sauf si elle
me rétribue...
Mais
le mieux, ce que je préférais,
c'était quand elle annonçait du
soleil. Cela vous réchauffait
littéralement.
Elle
recevait, d'ici ou d'ailleurs, de
nombreuses lettres d'auditeurs
amoureux de son timbre suave.
Sollicitée
par
les plus grandes chaînes de
télévision, Marie avait refusé des
ponts d'or pour conserver un
anonymat auquel elle tenait par
dessus-tout.
Pour
arrondir ses fins de mois et pour
s'amuser surtout, elle parlait aussi
avec des hommes dans un rose
téléphone. Manquant singulièrement
de vulgarité dans une profession où
c'est souvent la règle, son succès
était énorme.
Marie,
dans ce cadre, devenait Alexane et
les hommes se bousculaient au
standard pour débiter leurs cartes
bleues avec cette fille "pas comme
les autres".
Cela
ne me choquait pas le moins du
monde. Je vendais bien des pizzas
par correspondance alors, l'amour au
téléphone, pourquoi pas ?
De
plus, nous en rigolions parfois
ensemble. Elle me racontait des
conversations qu'une décence et une
pudeur certaines m'interdisent de
vous rapporter ici.
N'ayez
pas l'oeil morne, ceci fait partie
de notre jardin secret. Il n'entre
pas dans mes intentions de le
désherber devant des inconnus
salivant de concupiscence.
Je
la chambrais un peu sur cette face
cachée de sa vie. Ses collègues de
la radio ignoraient totalement cet
aspect de sa personnalité.
Heureusement car, l'apprenant,
plusieurs pisse-froid se seraient
flagellés en public et les pires
immolés par le feu.
Il
lui arrivait de m'appeler son petit
maquereau en riant. C'était drôle
!
Marie
ne m'aimait pas. Nous vivions
ensemble. Nous nous entendions bien
et c'était tout.
Ne
faites pas cette tête-là. Il n'y a
rien de choquant ou de triste
là-dedans. J'étais son amant de
coeur à domicile et, de toute façon,
de l'Amour, j'en avais pour
deux.
C'était
chiant...
Je vous le concède.
***
Un jour,
un type, dans un restaurant, lui a
manqué de respect de la façon la plus
vulgaire qui puisse exister. Marie m'a
dit :
-
Laisse, ce n'est rien. Il est
ivre.
Mais
ce n'était pas rien ; ça non alors
!
Nous
avons fini de dîner tranquillement.
Puis, après que Marie eut payé
l'addition, je suis allé m'humecter
le visage avec un peu d'eau fraîche.
Les sanitaires sentaient la mauvaise
adresse...
A
mon retour, je suis allé m'asseoir à
côté du bonhomme indélicat, sur sa
gauche exactement. Je lui ai souri
et, brusquement mais très
naturellement, je lui ai planté une
fourchette dans la main.
Je
n'avais pas dit un mot. A quoi bon ?
Il savait, je savais et nous savions
mutuellement que l'autre savait.
Il
s'est évanoui ce
moins-que-pas-grand-chose, cette
raclure de bidet à bout de souffle,
cette crotte de piaf anorexique. Ses
amis n'ont pas bronché. Seul, le
gérant s'est mis en rogne. Sans
doute parce que sa nappe ruisselait
du sang de ce grossier goret. Il a
sorti un fusil de chasse - au
demeurant très beau - et m'a ordonné
de quitter les lieux. Ce que j'ai
fait de bonne grâce avec le
sentiment que je ne reviendrais
jamais dans ce cloaque où l'on ne
savait pas servir les tagliatelles
al dente.
Je
ne sais pas si Marie était fière du
geste que j'avais accompli en son
honneur mais elle ne m'en voulait
pas. C'était bien là
l'essentiel.
Elle
me demanda simplement pour quelle
raison j'avais attendu la fin du
repas pour trucider l'irrespectueux
connard.
-
J'avais faim, lui avais-je répondu
froidement.
A
partir de ce jour, ma fée m'a
regardé différemment. Ses sentiments
à mon égard n'avaient pas changé, je
crois, mais elle connaissait
désormais la nature et la force des
miens.
Cela
ne l'effrayait pas d'être aimée à ce
point. C'était nouveau pour elle et
Marie adorait l'inédit.
Comme
mon poussin sucré avait payé le
repas avec sa carte de crédit, j'ai
eu droit à la visite, dès le
lendemain, de deux inspecteurs de
police : un jeune et un vieux , deux
cons...
Ils
m'ont interrogé sur les faits.
Heureusement, Marie travaillait. Je
les ai reçus dans le salon. Le vieux
posait les questions tandis que le
jeune prenait des notes en regardant
partout. Je leur ai offert un café.
Ils n'ont pas refusé. Cela m'a déçu.
Le
vieux m'expliqua que la plainte
émanait du patron du restaurant. Le
client impoli avait eu droit à
quelques points de suture et à une
piqûre antitétanique. Selon moi, du
curare eût été préférable.
Toutefois, reconnaissant son
incongruité, il n'avait pas
manifesté le désir de me poursuivre
outre mesure... Ma version
corroborant la sienne, le vieux
m'informa qu'il dépendrait du
procureur de la République de donner
suite ou non à cette affaire.
Avant
de partir, ils me prièrent cependant
de passer au commissariat dans les
deux jours afin de signer ma
déposition. Ce fut chose faite
l'après-midi même. Le vieux n'était
pas là. Le jeune recueillit donc mes
propos. Il parut surpris d'apprendre
que le tôlier possédait un fusil de
chasse et, surtout, qu'il m'en avait
menacé.
-
Mais, cela change tout, me
déclara-t-il.
-
Sa plainte n'est pas recevable. Je
vais la lui faire retirer
immédiatement et puis c'est tout. Il
n'a pas de permis de port d'arme,
vous comprenez ? ajouta-t-il en
guise d'explication.
J'étais
stupéfait.
Je ne savais plus quoi dire. Le
remercier eût été de trop.
Constatant ma surprise, il tint à
préciser :
-
J'ai vu chez vous la photo de votre
amie. J'ai parlé avec le type aux
agrafes. Nos services connaissent
bien ce restaurateur... Après
tout, je vous comprends. Moi, pour
une fille comme ça, je l'aurais
tué.
Etant
entendu que ces derniers mots
étaient entre nous, je les gardai
précieusement secrets. Je ne lui ai
pas serré la main en partant. Serrer
la main d'un flic, pour quelqu'un
comme moi, cela n'existe que dans
les romans... Sur le seuil, il a
ajouté :
-
Ne vous inquiétez pas, je m'en
occupe.
De
cette journée, je n'ai rien raconté
à Marie. Elle est rentrée tôt. Nous
avons dîné, fait l'amour et dormi un
peu. C'était déjà demain.
***
J'étais
heureux avec Marie mais, évidemment,
je ne pouvais pas livrer des pizzas
toute ma vie. Et puis, ma fée, bien
que pas chiante, s'irritait parfois de
mon côté àquoiboniste.
Je
lui répondais qu'il ne fallait pas
confondre la fainéantise avec le
manque de courage et que l'ambition,
après tout, n'était qu'une invention
du capitalisme pour tenir les
pauvres.
En
général, elle éclatait de rire mais,
les jours de pluie, il n'était pas
rare qu'elle me boudât quand je lui
balançais des vérités
pareilles.
Il
faut la comprendre. Ce n'était pas
tous les jours facile de partager
l'existence d'un tel
filousophe...
De
plus, et pour couronner l'ensemble,
la postérité ne retient que très
rarement le nom de ces femmes de
penseurs qui passent leurs vies à se
demander si elles n'auraient pas
mieux fait d'entrer au Carmel plutôt
que d'accompagner leurs amoureux sur
le sentier peu lumineux des idées
toutes faites.
C'est
là une grande injustice qui, par
bonheur, s'estompe avec les temps
modernes et la libération de la
femme. Aujourd'hui, elles aussi en
disent... des conneries.
Et
c'est tant mieux ! On se sent moins
seuls.
Mais
je suis injuste car Marie, elle, ne
se laissait pas trop aller à ces
futiles verbiages et ne parlait que
pour dire des choses outrageusement
essentielles comme "passe-moi le
sel", "tu n'as pas encore réparé la
douche", "où est mon fond de teint
?" ou bien encore "pas ce soir, je
suis vannée"...
Je
buvais ses paroles et j'embrassais
son âme. Parfois, pour la
surprendre, je faisais le contraire.
Ce qui recquiert un entraînement
certain doublé d'une pratique
régulière au sein d'une initiation
mystique rigoureuse...
Marie
voulait absolument me faire
travailler dans sa station de radio
comme assistant d'animateur mais ses
collègues de l'antenne me
déplaisaient au plus haut
point.
Blasés,
imbus
de leurs personnes et méprisants
comme de vieilles carpes, ils lui
tournaient tous autour et ne
comprenaient visiblement pas qu'une
fille comme elle pût vivre une si
merveilleuse aventure libidineuse
avec un anachronique de ma sorte.
Lors d'un dîner à la maison auquel
elle l'avait convié, François, l'un
de ses directeurs, tenta de
m'humilier aux yeux de ma fée, ainsi
que devant les autres convives, en
m'offrant un emploi de
serveur-larbin à la cafétéria de la
radio où, disait-il en riant, je
pourrais voir Marie toute la sainte
journée.
Tout
en caressant la cuisse de ma
grenouille sous la table, je
déclinai son offre poliment,
ajoutant toutefois que, s'il
insistait, nous pourrions descendre
immédiatement dans la rue afin de
discuter des termes du contrat qu'il
me proposait.
Les
rires se turent et François devint
pâle comme un poulet de batterie
élevé aux granulés de
synthèse.
-
Voyons, Michaël, je plaisantais,
bredouilla-t-il. Tout le monde était
mal à l'aise. Bien sûr, j'avais
balancé cela glacialement avec une
voix blanche que je maîtrisais
parfaitement depuis mes cours de
théâtre au lycée.
Plusieurs
hordes d'anges passèrent...
Marie
avait posé sa main sur la mienne,
comme pour me calmer. Je la
caressais toujours. Elle me
souriait. Tous les autres avaient le
nez dans leurs assiettes.
-
Mais, moi non plus... François,
finis-je par lâcher.
-
Rien ne presse. Nous pouvons très
bien régler cela demain à l'aube
dans le bois de Vincennes. Comme
offensé, je choisis le sabre,
ajoutai-je, franchement
goguenard.
Ils
hésitèrent puis, finalement, se
mirent à rire. Un peu jaune, je vous
l'avoue, mais enfin le repas reprit
son cours.
Marie
était resplendissante et veillait à
tout. Personne ne manquait de rien.
J'étais admiratif.
Après
les agapes, nous avons discuté ;
surtout eux d'ailleurs... Ils
parlaient boulot. Cela ne me
concernait pas mais je
compatissais... Alors, je suis parti
laver la vaisselle.
Au
bout d'un long moment, Marie est
venue préparer du café dans la
cuisine. Me découvrant les mains
plongées dans la bassine en train de
frotter avec méticulosité, elle me
déclara simplement:
-
Je te rappelle, à toutes fins
utiles, que nous avons l'immense
privilège de posséder un
lave-vaisselle.
-
Je sais, ma petite dinde aux
marrons, mais tu vois, ce soir, un
nettoyage minutieux s'impose. Je ne
voudrais pas me réveiller lobotomisé
comme ton François un de ces quatre
matins, lui répondis-je en me
trouvant particulièrement
ridicule.
-
Tu as sans doute raison. Cela doit
être contagieux. Il suffit de te
regarder pour le savoir.
Désinfecte-toi les neurones pendant
que tu y es, balança-t-elle avant de
partir sans claquer la porte car ce
n'est pas son style...
J'avais
senti une once de reproche dans ses
propos. Je me préparais donc à une
sévère explication tout en
continuant de rincer les
assiettes.
Marie
repassa en effet à plusieurs
reprises dans cette pièce si
sensuelle mais ne daigna pas
m'adresser la parole. Elle
remportait chaque fois avec elle
l'ustensile prétexte à sa visite
amoureuse. Prenant le sucre, elle
m'embrassa dans le cou. Après
qu'elle eut vidé les cendriers, elle
me caressa la joue en même temps que
la partie la plus rebondie de mon
anatomie. Enfin, revenant pour des
verres, elle se frotta
langoureusement contre mon
dos.
Vraiment,
je ne comprenais rien avec Marie
!
Je
m'attendais à une scène des plus
intenables parce que j'avais été
désagréable avec l'un de ses amis.
Cela paraissait plus que
compréhensible. Je n'avais pas que
raison...
Et
puis, voilà qu'elle se comportait
avec moi comme une féline folle de
mon corps, allumant à chacun de ses
passages un nouveau foyer dans
l'âtre sans fin de mes désirs.
Et
ses invités qui ne partaient
toujours pas !
Que
pouvaient-ils bien avoir encore à se
dire ? A médire ?
Ils
se voyaient déjà tous les jours,
toute la semaine...
Qu'avaient-ils
besoin
de se cramponner à notre canapé à
cette heure tardive ? N'étaient-ils
pas fatigués ?
Ils
avaient de la route à tracer. Ce
n'était pas prudent de vider ma
bouteille de vieille prune comme ils
s'y appliquaient.
Ils
n'allaient pas dormir là, tout de
même !
Je
décidai de revenir parmi eux pour
comprendre leur acharnement
parasitaire afin de pouvoir y
remédier...
Evidemment,
dans
le fossé qui, déjà auparavant, nous
séparait, coulaient maintenant
plusieurs verres de mon meilleur
digestif et flottaient les volutes
brumeuses des quelques pétards
qu'ils avaient consciencieusement
fumés jusqu'aux trous du
poinçonneur, hélas électrique, de la
Régie autonome des transports
parisiens.
Je
n'étais pas réellement dans la même
dimension qu'eux. En m'installant
tout à côté de Marie, je remarquai à
quel point leurs réactions pouvaient
être dissemblables face à tout ce
qu'ils avaient ingurgité sans
modération aucune.
François
et
deux filles, de jolies nymphettes
bronzées, étaient amorphes,
atomisés, pulvérisés, en plein état
de déliquescence morbide. Un type
incolore se payait un délire
paranoïaque à propos des effets
pervers du shit et entraînait son
pote inodore dans son mauvais trip.
Marie et Juliette, sa meilleure
amie, étaient dépouillées de rire
pour quelque obscure raison.
Moi,
j'étais clean et frais comme un pape
nouvellement élu. J'avais une
furieuse envie de mettre tout ce
joli petit monde devant ses
responsabilités. C'est-à-dire à la
porte !
La
seule chose qui me retenait - hormis
le fait que je n'étais pas chez
moi... -, c'était Marie.
Elle
m'embrassait régulièrement et
s'était blottie contre moi avec une
infinie tendresse tout en continuant
ses incohérences avec Juju,
l'allumée du bulbe.
Pour
ma part, je ne fumais presque plus
depuis longtemps et Marie, peu
attirée par l'artifice paradisiaque
habituellement, ne tirait sur le
calumet ébouriffant que de manière
très sporadique.
Cela
rendait ma fée extrêmement amoureuse
et je n'allais pas m'en plaindre,
après tout. Elle avait dans ces
moments-là des gestes et des
attentions qui me bouleversaient
bien au-delà de moi- même...
Je
comprenais pourquoi la petite
altercation du début de soirée avait
si vite été oubliée. C'était mieux
ainsi. François était plus con que
méchant. Il ne méritait pas que je
me salisse les mains.
Je
ne lui en voulais plus. Son heure
viendrait toute seule...
Adouci
comme un ange lubrique, je leur
offris de concocter un cocktail.
Cette proposition les emballa
d'emblée. Les plus véhéments me
demandèrent quels ingrédients je
comptais utiliser pour sa
composition.
-
Ça, c'est un secret de famille, me
contentai-je de répondre.
-
Tu connais sa recette toi, Marie ?
demanda sans dissimuler son
inquiétude le parano en chef.
-
Non, je n'ai pas encore cet honneur,
déclara ma fée en pensant sans doute
aux petits breuvages doucereux que
je lui préparais parfois.
-
Mais, est-ce qu'il assure K au moins
? s'enquit Juliette, rieuse comme
une mouette musicologue.
-
Oui, pour les cocktails, ça va...
affirma Marie un rien tendancieuse,
voire espiègle...
-
Tout le monde en veut un ? me
décidai-je enfin à lancer à la
cantonade en bougeant l'index dans
un mouvement horizontal et,
néanmoins, balayant pour couper
court aux velléités contestataires
qui ne demandaient qu'à
s'exprimer.
Tous
acquiescèrent à cette question qui
n'en était pas une...
Avec
mon shaker magique, dans la cuisine,
je me mis donc à leur préparer mon
célèbre TGV POPE Plus.
Il
avait toutes les chances de les
propulser ex abrupto dans une sphère
de pensée supérieure. Ce qui ne
pouvait leur nuire...
Vous
salivez d'envie, espérant que vous
allez, comme ça, presque
gratuitement, pouvoir bénéficier de
la fiche technique détaillée de mon
éruptif et volcanique cocktail. Je
ne peux malheureusement pas tout
vous dire... Je risquerais de
réveiller la bonne morale
prohibitionniste et nauséabonde qui
sommeille en chacun de nos hommes
politiques.
Cependant,
je
peux vous révéler, sans vous en
indiquer les proportions exactes, ce
que signifient les initiales qui
composent le nom de mon fabuleux
mélange. Vous n'aurez plus qu'à
procéder à une série d'essais mais -
attention ! - toute erreur de dosage
avec certains ingrédients peut
amener le cobaye trop téméraire à
commettre des actes
irréversibles...
TGV,
certains connaissent déjà, c'est
pour : Téquila-Gin-Vodka. Cela
constitue la base de ma combinaison
élargie.
Ensuite,
POPE signifie Pulpe d'Orange,
Piments et Epices. Ce sont mes
outsiders associés... En champ très
réduit !
Quant
au "Plus" accolé à ces lettres, eh
bien c'est surtout là que réside mon
secret...
Je
ne peux, par conséquent et par
définition, vous le dévoiler. Il
n'est pas dans mes habitudes de
balancer mes atouts comme ça.
Appliqué comme un bon onguent dans
une petite boîte, j'ai
particulièrement soigné la
présentation de mon oeuvre.
De
jolis verres colorés agrémentés de
pailles fantaisie donnaient du
cachet à ma réalisation ainsi qu'un
aspect avenant.
De
retour au salon avec mon plateau des
mille et une nuits, je provoquai des
exclamations de joie et d'admiration
mais je restai modeste.
Ils
se servirent avec avidité,
frénétiquement emportés par une
curiosité incontrôlable, une
éthylique folie.
D'entrée,
avalant
les premières gorgées, ils
trouvèrent cela excellentissime et
agréable au palais.
Ils
me félicitèrent de nouveau, puis
burent et burent encore comme s'il
s'agissait d'un simple jus de fruit.
C'est
pourtant ce qui est le plus
extraordinaire avec mon petit truc ;
il retarde l'effet atomique de
quelques... verres.
Marie
étant toujours très modérée avec
l'alcool, elle ne fit qu'y goûter.
Je me contentai, pour ma part, d'un
seul verre que je dégustai avec
parcimonie. C'est d'ailleurs la dose
maximale que mon initiateur
recommandait vivement...
Puis,
d'un seul coup, suivant l'exemple de
François qui retrouvait, croyait-il,
un semblant d'énergie grâce à mon
philtre, ils se mirent sur le
départ.
Cela
m'a toujours étonné ! Dans ce genre
de soirée, il suffit qu'une personne
décide qu'elle se sent capable de
partir pour que toutes les autres
lui emboîtent le pas ; le syndrome
du mouton sans doute ! Marie et moi
sommes allés rejoindre Morphée,
trouvant à peine la force de nous
embrasser.
Je
dormis comme un nouveau-né malgré le
rêve loufoque et inexplicable que je
fis cette fameuse nuit.
Je
m'étais, en effet, vu skiant avec le
maire de Paris - que je ne connais
pourtant pas personnellement - et,
par le plus grand des hasards
oniriques, nous trouvions du
pétrole... Etonnant, non ? Marie me
soutint pendant longtemps que mon
cocktail ne lui avait absolument
rien fait. Sans doute,
prétendit-elle, parce qu'elle en
avait très peu bu.
Cependant,
réveillé
un bon moment avant elle, je l'avais
regardée dormir. J'adorais cela
habituellement et je le faisais
souvent. Mais, cette-fois ci, ce
tendre acte d'unilatérale communion
m'avait nettement moins plu.
Elle
n'avait pas sa figure angélique des
autres nuits, ni même ses
merveilleux petits soupirs tellement
suggestifs.
Tout
au contraire, elle ronflait
étonnamment fort ; comme un
marin polonais assommé de mauvais
alcools dans une sombre ruelle de
ville portuaire.
Ma
fée bruyante n'a jamais voulu me
croire car, se justifia-t-elle, on
l'avait opérée des végétations dans
sa prime enfance et il lui était
désormais physiologiquement
impossible d'émettre semblables
sons. Tu parles...
Cela
me fit sourire et je regrettai de
n'avoir pu l'enregistrer. Enfin, ce
n'était rien en comparaison de ce
que nos invités allaient vivre ce
petit matin- là.
***
Le
dimanche vaseux qui suivit cette orgie
d'essences, ma petite caille aux
raisins de Corinthe et moi avions
tétarisé toute la journée.
Nous
étions vifs comme des méduses
translucides échouées sur le
littoral breton. L'oeil glauque et
le teint morne, j'essayai de lire
mais n'y parvins pas. Marie prit
possession du sofa et me demanda en
baîllant si je pouvais remettre un
peu d'ordre dans l'appartement
dévasté.
Cette
perspective ne m'enchantait guère
mais il était évident qu'il fallait
que quelqu'un s'y collât et j'étais,
de très loin, le plus frais de nous
deux.
J'avais
obtenu cette distinction
ostentatoire parce que mes paupières
étaient parvenues à s'entrouvrir ;
sans doute à cause de l'effet
réverbérant du big bang
originel...
Ma
fée carabossée, elle, ne se
déplaçait qu'à tâtons. Ce qui est
peu commode pour partir en croisade
ménagère.
J'accomplissais
ma
tâche avec l'énergie d'un
fonctionnaire sous-payé lorsque le
téléphone se mit à hurler un cri
strident qui faillit m'arracher la
boîte crânienne.
J'espérais
que
Marie, dans un élan de diplomatie
conjugale, allait prendre la
communication. Mais elle n'était pas
en état de capter les messages
télépathiques subliminaux que je lui
adressais alors, tel un Houdini du
ramasse-miettes.
Résigné,
je
répondis donc à l'importun gêneur
dominical avec une amabilité
d'outre-tombe :
-
Ouais ! Qui c'est ? crachai-je dans
le combiné.
C'était
Juliette
et, bien sûr, elle voulait parler à
Marie ; la garce ! Les
garces...
Elle
passait son temps à l'appeler
d'ailleurs. Elle n'avait que ça à
faire. Pendant des heures, aussi
souvent qu'elle le pouvait, cette
nana s'insinuait dans notre vie,
envahissante au possible. Elle
n'hésitait pas non plus à passer à
l'improviste, à des moments indus de
préférence, pour déverser son
trop-plein de mots - de maux ? -
dans les tympans accueillants de sa
copine.
La
meilleure qu'elle avait,
répétait-elle sans cesse. Tu
m'étonnes ! Ma douce, transformée en
oreille, l'écoutait silencieusement
avec une infinie et religieuse
patience qui m'étourdissait de
stupeur. Elle la consolait de ses
sexuelles et sentimentales
mésaventures, toujours l'éternelle
rengaine : un mec génial mais marié,
des promesses de divorce non tenues,
un ras-le-bol mais le pied au lit et
tellement gentil...
Enfin,
je tentai de réveiller ma belle au
bois ronflant en l'embrassant
doucement sur la joue. Il faut
croire que je n'avais rien du prince
charmant car elle ne bougea pas d'un
glaire...
-
C'est pour toi ! C'est Juliette,
gueulai-je alors comme un dératé
furax et vexé.
-
Oui, OK. Ne crie pas comme ça, tu
peux me la passer, susurra-t-elle en
entendant ce prénom qui avait sur
elle l'effet d'un sésame.
Je
continuai à aspirer les miasmes de
la veille tout en regardant Marie
qui reprenait visiblement conscience
d'elle-même et de son corps peu à
peu.
Elle
était à présent assise dans une
position presque décente pour
entendre l'autre lui débiter son
refrain. Elle avait un air attentif
et faisait preuve d'une
concentration tout à fait
déconcertante.
Le
salon était dégueulasse. Les
cendriers débordaient de partout. La
moquette exhibait de jolies brûlures
en plusieurs endroits ainsi que des
taches de café et de boissons
diverses.
Des
déchets de toutes sortes jonchaient
le sol : des capsules de canettes de
bière, des bouts de gâteaux
apéritif, des cacahuètes, des
pistaches, des sous-vêtements peu
neufs, un perroquet muet, un
calendrier lunaire multicolore, un
préservatif bleu aux normes en
vigueur, des icônes, un plan de
banlieue, le stérilet de Juju, la
moumoute de François, l'anus
artificiel du parano, un reste de
riz cantonnais, un tube de
dentifrice sec, un chat mort, une
boîte de raviolis tièdes, un mètre
carré de gazon factice ainsi qu'un
échantillon, malheureusement ouvert,
de mon incommensurable
mansuétude...
Leur
conversation dura des heures. C'est
simple, lorsqu'elles eurent terminé,
le salon brillait de mille feux,
aussi propre qu'une couche de
nourrisson constipé.
Ma
fée ne jugea pas utile de me
féliciter. J'en fus fort marri...
Elle se dirigea vers la salle de
bains sans me regarder, sans me
voir.
J'espérais
l'y
rejoindre comme je le faisais de
temps à autre pour un bon gros câlin
savonneux mais, cette fois-ci, elle
avait tourné le verrou. Cela
signifiait que je pouvais aller me
brosser ailleurs. Quelle complicité
nous avions, alors !
Je
la comprenais à demi-mot et même
sans mot...
Un
silence, une indifférence, une porte
close... Je percevais tout. La
longueur d'onde était la
bonne.
J'avais
appris à réagir intelligemment à
toutes ces petites provocations qui,
si on les relève, peuvent briser des
mois d'efforts en quelques phrases
malencontreuses.
J'étais
un
amoureux à la mode du quai d'Orsay
où l'on fait passer la lâcheté pour
de la finesse stratégique et les
vessies onusiennes pour des
lanternes pacificatrices.
Mais,
jouer un tel rôle de décomposition
ne correspondait pas à mon
tempérament initial et mes
concessions incessantes m'amenaient,
progressivement mais sûrement, au
seuil tellurique de ma capacité
d'inertie.
Je
devinai que Marie allait se rendre
chez Juliette et qu'elle se
préparait à cet effet. Ce n'était
pas la première fois que cela se
produisait.
Telle
une infirmière sentimentale, un
pompier du coeur, Marie, en ces
occasions, était apprêtée en moins
de trente minutes. Chronomètre en
main et chaînes au cou, un huissier
du Livre des records l'eût sans
aucun doute jugé apte d'y figurer ce
jour-là. Habituellement, lorsque
nous sortions ou recevions des amis,
elle squattait la salle de bains
deux bonnes heures avant de s'en
extraire pour susciter en moi, il
est vrai, le féroce désir de la
dévêtir... En ce tristounet dimanche
printanier, elle se contenta
d'enfiler un vieux jean délavé, une
de mes chemises ainsi que son
sempiternel Perfecto qui lui donnait
un petit air d'adolescente
bourgeoise et, néanmoins,
rebelle.
Je
sentais une sourde colère monter en
moi tandis qu'elle cherchait ses
clefs de voiture qui, bien
évidemment, se trouvaient, comme
d'habitude, noyées dans le bordel
sans nom de son sac à main quand ma
Lolita psychologue désamorça le tout
en m'embrassant langoureusement
avant de me dire :
-
Je vais chez Juliette. Cela ne
t'embête pas ? Je t'expliquerai...
C'est incroyable ce qui lui est
encore arrivé.
Je
n'en doutais pas le moins du
monde... Cela ne m'ennuyait pas non
plus : ça me trouait le cul !
Cependant,
je
ne pouvais décemment pas lui en
vouloir d'être gentille avec ceux
qu'elle aimait. Cela me rendait
plutôt admiratif quand je parvenais
à m'oublier un instant.
Et
puis, sa spontanéité me désarmait.
Elle n'était pas l'une de ces
froides calculatrices qui rendent
service en prenant bien soin de
noter le jour et l'heure afin de
pouvoir ressortir le listing complet
de leurs actes amicaux
quasi-contractuels le jour où, par
hasard ou par lucidité, on leur
refuse un cure-dent...
Marie
n'avait pas cette conception "pertes
et profits" que certains possèdent
hélas de l'amitié. Je ne pouvais que
l'en aimer davantage.
Mais,
toutes ces belles et louables
considérations mises à part, ma
princesse me laissa seul avec mon
plumeau...
***
Marie me
téléphona vers dix heures pour me
prévenir qu'elle ne rentrerait pas.
Elle ne pouvait laisser Juliette seule
à son lacrymal destin. Elle allait
vraiment mal et risquait de faire une
bêtise.
Il
n'y avait rien à dire, rien à faire.
C'était comme ça. Ma petite soeur
des pauvres à moi se retrouvait
consignée en astreinte
sentimentalo-consolante à plusieurs
correspondances métropolitaines de
mon souffle rauque et de mon regard
attendri.
Bien
évidemment, elle me raconterait
tout, mais plus tard...
Je
raccrochai le combiné en pensant que
c'était parfois bien irritant de
partager l'existence d'un
saint-bernard à talons
hauts...
Marie
et moi avions des conceptions fort
différentes des notions de Bien et
Mal. Je pensais que ne pas faire
l'un suffisait à produire l'autre.
Elle, au contraire, me soutenait -
sans doute pertinemment - que
c'était trop facile de raisonner de
la sorte, qu'avec des gens comme moi
le monde courait à sa perte. Et
alors !
Il
est vrai que ma théologienne
agissait constamment pour faire
avancer les choses dans le sens de
ses idées.
Elle
participait à une foultitude de
bonnes oeuvres; et pas uniquement
financièrement... Elle donnait son
temps, sa santé, son énergie pour
défendre toutes les causes qui lui
paraissaient justes.
Ma
fée manifestait régulièrement pour
la paix, contre la guerre, pour la
liberté de la femme, contre les
commandos anti-IVG, contre la
pollution ou les essais nucléaires.
Et j'en passe, j'en repasse aussi...
Elle
participait à des meetings, des
conférences, des sittings, des
distributions de tracts et des
collages.
A
la maison, nous avions souvent des
réunions de militants
pseudo-intellectualisants qui
discutaient pendant des heures pour
décider s'il valait mieux couper la
poire en deux ou les cheveux en
quatre. Marie parlait peu dans ces
conciliabules nocturnes. Elle
symbolisait plutôt l'égérie de tous
ces acharnés de la photocopieuse
mais, pour les coups de force, les
actions spectaculaires, son
tempérament l'amenait toujours en
première ligne.
Les
maniaques de la matraque, CRS et
autres fachos, n'osaient pas la
frapper. Ils préféraient, de loin,
la placer en garde à vue. C'est le
mot...
Cette
présence esthétique les changeait
des habituels boutonneux qui
beuglaient leurs slogans hostiles
jusque dans leurs cages.
Les
renseignements généraux devaient
posséder sur elle un dossier aussi
épais que le brouillard putride qui
leur sert de paravent. Ce qu'ils ne
pouvaient savoir, connaître, tous
ces illuminés de l'idéal citoyen,
ces barbouzes des fichages
intempestifs, c'était la motivation
profonde de Marie.
Je
m'éclipsais peut-être dans notre
chambre pour y bouquiner chaque fois
que notre salon se transformait en
cellule révolutionnaire. Ils avaient
beau me haïr parce que je me foutais
éperdument de leurs combats perdus
d'avance. Il n'empêche. J'étais le
seul à partager le secret de leur
pasionaria.
Je
lui avais juré sur notre amour de ne
jamais le leur dévoiler. Ils
n'auraient rien compris ces obtus de
la tolérance sélective, faux anars
ou vrais cocos, staliniens pure
souche ou anticléricaux par
convenance. Ils ne pouvaient saisir
sans le salir le sens de
l'engagement de celle qu'ils
vénéraient.
Aussi
surprenant que cela puisse leur
paraître s'ils lisent ces lignes
aujourd'hui (ce qui m'étonnerait,
connaissant leur goût exclusif pour
les essais
politico-sociologico-économico-coco...),
Marie agissait par foi. Eh oui, par
FOI !
Certains
vont sans doute avaler leurs cigares
d'ex-gauchistes parvenus et rangés
des Molotov mais c'est la stricte
vérité.
Ma
diva du mot d'ordre et du préavis de
grève agissait à leurs côtés parce
qu'elle croyait.
N'appartenant
à
aucune église, elle était libre dans
sa spiritualité autant que dans ses
prières, dans SA prière.
Tous
les soirs, avant de s'endormir,
généralement pendant que je
m'insomniais, mon ange marxiste
récitait presque silencieusement -
mais je tendais l'oreille... - une
petite litanie qu'elle avait
lentement composée, année après
année.
S'y
mêlaient avec émotion son amour pour
Dieu, son engagement dans la vie,
ses idéaux humanistes ainsi qu'un
inébranlable espoir en
l'avenir.
Sans
la trahir (ou si peu...), le texte,
tel qu'il m'en souvient, était le
suivant :
"
Je te salue Jésus Christ
Béni
soit ton nom Seigneur
Jésus
J'ai
foi en toi, je crois en toi
J'espère
en
ton retour prochain parmi les
hommes
Seigneur
Jésus, protège-nous du mal
Aide-nous
à faire triompher le bien
Guide-nous
sur
le chemin de la bonté, de la
justice, de la
générosité
Fais
de nous des hommes dignes de ton
père et de toi-même
Aide-nous
à faire stopper les guerres, les
famines, les épidémies, les
inégalités, les maladies et les
souffrances
Inspire-nous
la
sagesse et la sérénité
Et
fais triompher l'Amour
En
donnant à chaque être humain le
bonheur d'aimer et celui d'être aimé
"
Ce
n'était pas de la grande littérature
mais c'était la prière de celle qui
partageait mes lentilles aux
lardons. Alors...
Parfois,
le soir, il m'arrive encore de la
dire avec une nostalgie qui me
déchire l'âme jusqu'au soleil. Je ne
sais pas si celui auquel elle
s'adresse l'entend mais, ces
nuits-là, où qu'elle soit, Marie
n'est pas seule...
C'est
une raison suffisante en ce qui me
concerne.
Grâce
à ma fée, j'ai appris à comprendre
et à respecter deux choses
essentielles chez l'autre : le
mystère et la foi.
La
fadeur des gens trop simples
m'exaspère. Je leur préfère les
tordus, les compliqués, les
mystérieux, les timides, les
anxieux, les écorchés vifs, les
anges déchus et autres poètes
maudits. Ceux qui ne livrent rien
d'eux-mêmes mais auxquels il faut
tout arracher en s'armant de
patience et d'ouverture.
Par
contre, les intrigants et les
énigmatiques à la petite semaine,
les microscopiques secrets ragoteux
des mesquins en quête d'identité par
procuration me donnent des désirs de
fuite ou d'étranglement. Tout est
décidément histoire de
contexte...
***
J'étais
résigné à passer une soirée solitaire
et téléphagique mais quelqu'un crut
bon de frapper à la porte. C'était
l'une des nymphettes qui
accompagnaient François la
veille.
A
dire vrai, pour être tout à fait
sincère, elle était mignonne comme
un coeur. En d'autres temps...
Elle
se faisait appeler Jane mais je la
soupçonnais de se prénommer en
réalité Nathalie ou Sandrine ;
enfin, un truc original comme ça...
Elle insistait pour nous parler à
Marie et à moi. A moi !
Je
lui répondis que Marie était sortie
mais qu'elle pouvait entrer si elle
le voulait ; ma B.A. du jour du
Seigneur...
Je
n'avais absolument aucune idée de ce
dont il s'agissait.
Cela
risquait toutefois d'être assez
ennuyeux au regard de son teint pâle
et de son air déconfit. Mais je n'ai
jamais su résister à une jolie fille
au regard triste. On a de ces
faiblesses ridicules...
Je
l'invitais juste à s'asseoir
lorsqu'elle se mit à sangloter de
grosses larmes tièdes sur mon épaule
confortable mais réservée.
-
Allons, allons... Que se passe-t-il
? Installe-toi et raconte-moi
tout ça. J'ai tout mon temps, lui
déclarai-je, soudain bassement
humanisé.
-
François est en prison, lâcha-t-elle
d'un bloc en ouvrant au maximum les
vannes de ses pleurs. Ce qui faillit
provoquer un dégât des eaux chez le
voisin du dessous ; pas assez
cependant pour le noyer, donc sans
intérêt.
Elle
s'était enfin calmée et reprenait
son souffle doucement, comme
soulagée d'avoir déversé sa
mélancolie sur notre moquette
beige.
Ce
que Jane venait de m'annoncer me
remplissait de bonheur mais je ne
pouvais décemment rien en laisser
transpirer.
Ma
joie se devait de demeurer
intérieure. D'ailleurs, je préfère.
C'est bien plus intense de cette
façon.
Je
ne pus néanmoins comprimer
totalement un sourire qui devait
irradier tout mon être car elle le
remarqua aussitôt :
-
C'est tout ce que cela te fait,
attaqua-t-elle immédiatement.
-
Non, au contraire, si tu savais...
lui répondis-je évasivement mais
toujours profondément heureux.
-
Tu déconnes ou quoi ! François est
en taule et on dirait que ça te fait
plaisir, aboya-t-elle outrée.
-
Mais non, c'est toi qui me fait
rire. Que veux-tu, je suis un
émotif, moi...
-
Ah bon, c'est ça, me coupa-t-elle,
un rien dubitative.
-
Eh oui, ce n'est que ça. Allez,
raconte-moi tout, réitérai-je enfin
pour tuer dans l'oeuf ses velléités
d'explication de texte.
Elle
n'avait sans doute pas inventé la
poudre qu'elle se mettait dans le
nez à l'occasion mais elle n'était
pas méchante et me paraissait
sincère dans son désarroi.
Elle
m'expliqua que François, peu après
leur héroïque départ, avait
subitement été pris de bouffées
délirantes. A peine installé au
volant de son coupé sport nouveau
riche, il s'était mis à tenir des
propos incohérents sur des entités
invisibles qui, selon lui, ne
cessaient de le baffer.
Au
début, Jane et l'autre fille avaient
supposé qu'il plaisantait. Elles
connaissaient son sens de l'humour
pour le moins particulier.
Théoriquement, dans leurs esprits
féconds, il aurait dû déposer l'une
d'entre elles à son domicile avant
de tout tenter pour passer la nuit
dans le lit de l'autre. Laquelle
allait-il choisir ? C'était bien la
seule question qu'elles se posaient
à ce moment-là.
Si
même les nymphettes deviennent
extralucides, il va y avoir du
chômage chez les machos...
Jane
me raconta que François était un
sale con -
moche de surcroît - mais qu'il
n'était pas envisageable pour elle
de travailler à la station sans
passer par cette épreuve.
Ce
blaireau profitait de son pouvoir
directorial pour abuser de la
crédulité de jeunes filles
passionnées de radio comme elle. Il
les sautait allégrement avant de les
fourrer dans un stage bidon, non
rémunéré, qui durait généralement
fort peu de temps et se terminait
toujours en eau de boudin...
La
conscience que Nathalie-Jane avait
de tout cela fut encore ce qui
m'étonna le plus.
Elle
s'était résignée à y passer car,
disait-elle, c'était la même chose
partout.
-
Même pour Marie ? m'inquiétai-je
soudain.
Elle
me répondit que c'était différent
parce qu'elle faisait partie de la
rédaction et que ces pratiques
moyenâgeuses n'y avaient
heureusement pas cours.
La
carte de presse de ma fée avait donc
le pouvoir et l'effet d'un crucifix
sur ce vampire audio-sexuel.
Cela
ne me rassura qu'à moitié. J'avais
bien noté qu'il regardait et qu'il
écoutait Marie avec des attitudes
qui ne dissimulaient en rien les
sentiments qu'il éprouvait pour
elle.
Les
moyens différaient mais le but
semblait identique...
Enfin,
peu m'importait à présent. François
se trouvait désormais entre quatre
murs bien épais et bien froids. Mais
pour combien de temps ?
***
Jane-Sandrine
n'oublia aucun détail dans son récit,
en dépit de l'état peu ragoûtant dans
lequel elle se trouvait au moment des
faits.
Sa
copine, sosie conforme, s'endormait
sur la ridicule petite banquette
arrière de la voiture du dirlo
lubrique quand elle s'aperçut qu'ils
roulaient sur le périphérique.
François
avait
alors les yeux exorbités, le pied
collé au plancher malgré les radars
qui le prenaient régulièrement en
photo sous tous les angles.
A
chaque flash, il hurlait que des
démons lumineux cherchaient à
l'aveugler pour l'empêcher
d'accomplir sa mission.
A
ces cris, Jane comprit que son
éventuel employeur venait de péter
un plomb façon copieuse, un fusible
façon puzzle... Il risquait de tous
les tuer en les écrasant sur les
glissières. Ce qui aurait pu, il est
vrai, compromettre prématurément sa
prometteuse carrière sur les
ondes.
Elle
chercha bien à lui parler, à le
raisonner. Mais il ne l'écoutait pas
et, de plus, chacune de ses paroles
le propulsait plus loin encore dans
son délire.
Il
rebondissait sur ses mots !
Après
quelques tours de la capitale - elle
ne savait plus combien! -, plusieurs
motards ainsi qu'une voiture de
police se décidèrent enfin à
justifier la hausse constante de nos
impôts en tentant
d'intervenir.
François,
découvrant
tous ces gyrophares à sa poursuite,
fut pris de panique et assimila les
lumières bleues tourbillonnantes à
un danger imminent contre lequel
quelqu'un -
quelque chose ? -
cherchait à le mettre en
garde.
De
temps en temps, il semblait répondre
à une voix que lui seul entendait.
Ma nymphette pâlichonne était
terrorisée. Elle appelait au secours
aussi fort qu'elle le pouvait, avec
l'énergie de quelqu'un qui découvre
qu'il aime la vie,
finalement...
Les
flics motorisés comprirent la
situation et lui firent des signes
qui se voulaient rassurants mais
qui, naturellement, l'angoissèrent
au plus haut point...
Le
harceleur halluciné, sans doute sous
l'effet schizophrène d'un ordre
inaudible, se mit à se déshabiller
intégralement en arrachant ses
vêtements comme un naturiste fou
furieux...
Soudain,
il décida de quitter le périphérique
à la Porte Maillot.
Ce
cortège étonnant pénétra sur le
rond-point désert tous phares
allumés, à très vive allure.
Jane
tenta alors le tout pour le tout.
Elle donna un violent coup de volant
vers la gauche en écrasant la pédale
de frein de ses deux escarpins. La
voiture percuta le terre-plein
central et s'immobilisa, fumante
comme un mégot mal éteint dans un
cendrier de tabagique.
Les
deux nymphettes n'avaient rien mais
François, tel un Adam noctambule
forcené, sortit de sa voiture et se
dirigea vers ses poursuivants
uniformés en les menaçant de
désintégration divine.
Constatant
à
quel énergumène ils avaient affaire,
les forces de l'ordre ne jugèrent
pas utile de sortir leurs armes. Ils
se contentèrent d'essayer de le
maîtriser manu militari. C'est le
cas de le dire...
Nathalie-Jane
vit
son ex-futur-patron se battre avec
les policiers. Il en étala
quelques-uns avant de se retrouver
menotté face contre terre.
Les
deux filles passèrent plusieurs
heures au commissariat pour les
vérifications d'usage. Elles furent
vite mises hors de cause.
En
déposant, elles apprirent que
François avait blessé très
sérieusement l'un des flics. Il
risquait de perdre un oeil. Deux
autres poulets étaient touchés plus
légèrement.
D'après
leur
interlocuteur fonctionnarisé, il
allait passer en comparution
immédiate en correctionnelle et
prendre entre six mois et deux ans
de prison ferme au bas mot. Le tarif
syndical en somme...
Conduite
en état d'ivresse, attentat à la
pudeur, coups et blessures sur
fliccards dans l'exercice de leurs
fonctions, insultes, injures et
rébellion, outrage à agent... Notre
homme serait mis au placard pour un
bon bout de temps.
Personnellement,
j'étais
prêt à lui en coller pour trois ans.
Mais je n'étais pas juge, hélas !
Cependant,
il
faut considérer que la société ne
faisait pas vraiment un cadeau aux
honnêtes prisonniers en leur
refilant une ordure malsaine de ce
calibre. Ils n'avaient pas mérité
cela...
Jane-Sandrine
m'avait
raconté tout ça d'un trait, sans
même s'apercevoir de mon extrême
jubilation. J'étais heureux comme un
adolescent qui découvre ses premiers
poils.
Pour
elle, c'était différent. Son billet
d'entrée à la station se trouvait
momentanément inutilisable. Cette
sordide histoire risquait de faire
grand bruit à la radio.
J'essayai
de la rassurer en lui disant que
Marie pourrait peut-être faire
quelque chose pour elle, la
recommander ou la prendre comme
assistante personnelle et l'imposer,
peu à peu, si elle savait se rendre
indispensable.
Je
m'avançais énormément mais son
visage devint souriant en entendant
ces paroles qu'elle attendait
visiblement et sans aucun
doute.
-
C'est vrai ? Tu lui en parleras ? me
questionna-t-elle.
-
Je peux toujours essayer. Je ne te
promets rien, tu sais, lui
répondis-je pour tenter de modérer
son enthousiasme.
Elle
m'avait à peine entendu... Son
regard semblait perdu dans un
improbable avenir hertzien. J'aurais
pu profiter de la situation. C'eût
été facile, trop facile...
***
Comme je
l'avais pressenti, le scandale fut
total chez tous ces débiteurs de spots
publicitaires à la solde de
l'annonceur le plus offrant.
Le
microcosme du tuner s'agita de
soubresauts glauques et visqueux. On
voulut étouffer l'affaire car
François passait pour un grand
professionnel de la profession,
selon l'expression sacrément conne.
Seulement, en dépit des efforts
désespérés des pontes de sa station
pour garder cette information
secrète et confinée au milieu
judiciaire, toutes les rédactions
parisiennes - les plus vicieuses
surtout - furent averties et mises
au poisseux parfum par un mystérieux
correspondant anonyme...
Dès
le lundi matin, François eut ainsi
droit à son papier dans la plupart
des grands quotidiens nationaux.
Certains lui firent même les
honneurs de la première page.
Un
fait divers, somme toute banal,
mettant en cause un personnage en
vue, provoque invariablement un
intérêt immédiat de la part de la
majorité des rédacteurs en chef
ainsi qu'une augmentation
corrélative du nombre d'exemplaires
imprimés.
La
frasque est, en effet, pour le
notable impliqué l'équivalent du
veau à cinq pattes pour
l'agriculteur moyen : l'assurance
d'une bonne couverture
médiatique...
Les
journaux télévisés, suivant le
mouvement matutinal, en firent leurs
choux gras.
Des
présentateurs cravatés, poudrés
comme de vieilles filles, parlèrent
de "soirée trop arrosée" , de
"l'obscénité et de la violence
inexplicable" de cet "homme connu
pour son légendaire sang-froid", ce
"négociateur chevronné", ce "grand
homme des médias"...
Ils
allèrent jusqu'à filmer et
interroger les flics blessés par ce
respectable cadre très supérieur
dans leurs chambres d'hôpital.
L'actualité
était
si pauvre ce jour-là qu'ils
invitèrent aussi de pseudo-experts,
psychologues ou tartuffes
cathodiques, pour nous aider à
comprendre ce dérapage
insensé.
Le
cas de cette fripouille fut étudié
avec le plus grand soin, presque
disséqué. Il alimenta grassement,
l'espace d'une journée, les
conversations dans tous les bistrots
de France.
Inutile
de vous préciser, je pense, que je
passai l'après-midi dans les
troquets à me gargariser de peu
ragoûtants ragots concernant le
sus-nommé...
Je
tâtai le pouls de philosophes plus
ou moins avinés en me délectant de
la cruauté de la vox populi.
Cela
s'avéra tellement agréable que je
faillis jouir plusieurs fois.
Heureusement, je sais me
tenir.
La
pitié n'existe pas quand, de son
piédestal, le nanti tombe dans la
merde. Méditez nantis ! Tremblez
merdes...
Mon
seul véritable regret fut de devoir
refuser des interviews à de
consciencieux reporters qui
voulaient savoir ce que François
avait bu, et en quelle
quantité.
Marie
me l'avait vivement déconseillé,
pour ne pas dire interdit...
Elle
ne voulait pas être licenciée à
cause de cette histoire. Comme si
cela se faisait !
Résigné
mais
plein d'amertume, je me tus donc. Ma
fée censureuse fut virée le jour
suivant.
J'avais
donc manqué mon quart d'heure de
gloire pour rien...
***
Comme on
ne peut pas toujours être aux petits
fours et au moulin-à-vent, Marie
consacra beaucoup plus de temps à ses
activités d'hôtesse sensuelle du
sex-phone.
Jusqu'à
ce
jour, elle avait toujours considéré
cela comme un loisir, un amusement,
une rigolade.
Mais
le fait de se glisser dans la peau
d'Alexane à temps complet provoqua
de singuliers changements dans le
comportement de mon
ex-météorologue.
Elle
adopta des tenues et des attitudes
de plus en plus provocantes. Elle
devint irascible et intransigeante,
voire dure.
Dans
sa ravissante petite tête germaient
à présent les idées les plus
saugrenues. Elle envisageait parfois
de se servir de ses multiples
charmes pour se refaire une place
sous le soleil ; exactement comme
une nymphette écervelée mais
machiavélique.
Elle
se mit à se prendre pour une femme
fatale. Ce qu'elle était
effectivement pour moi depuis le
premier jour.
L'insouciance,
la
gentillesse et les rires de Marie se
transformèrent peu à peu en
vénalité, rancoeur et froideur. Elle
abandonna ses oeuvres militantes et
renvoya vertement ses amis chevelus
à leurs utopies.
Elle
ne disait plus sa mignonne petite
prière et, dans son sommeil, un
rictus affreux abîmait son visage
d'ange déçu. Ses colères devinrent
redoutables. La violence sourde
d'Alexane ravageait notre nid
d'amour.
Ses
cauchemars me terrifiaient mais,
quand elle s'éveillait, haletante et
sanglotante, elle se blottissait
toujours contre moi avec tendresse,
redevenant ma fée durant quelques
trop courts instants.
Ce
sont ces rares minutes qui m'ont
permis de tenir. Grâce à elles, je
comprenais que Marie m'était
momentanément éclipsée par Alexane.
Je n'ai jamais douté de son retour à
elle-même.
Il
me fallait attendre en ignorant les
provocations incessantes de cette
inconnue qui me faisait l'amour
comme une professionnelle.
Toutefois,
je
pris conscience qu'il me fallait de
l'aide pour renvoyer Alexane dans la
partie sombre du cerveau de Marie
dont elle n'aurait jamais dû sortir.
Se trouvant tout à fait normale,
elle refusa de consulter un psy et
cassa tout quand j'eus
l'outrecuidance de le lui
proposer.
Et
puis, il n'y avait guère besoin de
sortir des testicules de Freud pour
constater que Marie n'avait pas
supporté son licenciement.
De
plus, ce job de "call-girl" heurtait
de manière par trop évidente sa
fibre intime naturelle. La première
idée qui me vint à l'esprit pour
tenter de "récupérer" Marie me
sembla constituer une excellente
solution.
J'échafaudai
donc
un plan méticuleux dont les grandes
lignes étaient simples mais dont la
réalisation risquait de poser
quelques problèmes à l'être doux
mais passionné que j'étais
alors...
En
effet, intoxiqué depuis des années
par de douteuses séries policières,
je pensai à une action radicale :
rayer de la carte l'insigne
entreprise qui l'employait !
De
l'essence et des grenades
incendiaires auraient fait
l'affaire... En accomplissant cette
oeuvre de salut privé pendant mes
heures de livraison, Tony m'aurait
fourni un alibi à faire rêver un
dirigeant de club de football.
Je
sais que tu aurais aimé cela, ô
lecteur impavide! Assoiffé que tu es
de violences rapportées...
Un
joli feu, des pompiers noircis et
quelques innocentes victimes
auraient donné, penses-tu, du relief
à ce récit.
Cela
aurait été "chouette" hein ?
C'est
certain. C'est même sûr. Disons sûr
et certain...
Cela
aurait également pu me permettre
d'introduire un flic dans la
narration ; un bon, un vrai, un
suspicieux et tout et tout, une
sorte de Columbo du pauvre qui
aurait mis son nez dans mes anchois
pour trouver le trou dans mon emploi
du temps, un faire-valoir
administratif qui aurait fait de moi
un génial killer assoiffé de
vengeance.
Que
nenni ! Je t'avais averti. Il s'agit
d'une histoire banale. Elle le fut,
elle l'est, elle le restera. Merde !
Les règlements de comptes à la
mords-moi-le-noeud, ce n'est pas le
genre de la maison.
Les
personnages sont des gens normaux
qui, s'ils peuvent claquer un
fusible de temps à autre, ne vont
pas jusqu'au génocide parce que
leurs nanas font des grossesses
nerveuses. Le crime passionnel,
c'est pour la cour d'assises, pas
pour la bibliothèque rose...
***
Ayant
emprunté de l'argent à mes richissimes
parents, nous partîmes pour une maison
isolée et néanmoins tranquille dans la
campagne normande.
Situé
non loin de la mer, c'était le lieu
idéal pour m'occuper des sens en
vrac de ma fée. Et puis, les
Normands sont des gens étonnants.
Ils détestent souvent les Parisiens
mais vénèrent toujours leurs cartes
bleues...
Convaincre
mon
amour de venir passer plusieurs mois
au vert pâturage n'avait pas été
simple mais je ne connais personne
qui puisse me résister quand
j'évoque avec écume et flamme les
charmes de cette magnifique région
où poussent mes fromages
préférés.
Camembert,
Pont-l'Evêque,
Livarot : le triangle d'or de
l'amateur de croûtes, l'Eldorado de
la pâte molle, le Nirvana des
papilles gustatives...
Mieux
que la thalasso ou la
balnéothérapie, le bon air et le
lait cru me permettraient de
recentrer les énergies divergentes
de ma citadine déboussolée.
La
compagnie des vaches et des animaux
de basse-cour, le calme rustique de
cette ravissante résidence de
printemps nous aideraient, j'en
étais convaincu, à oublier nos
déboires urbains.
Le
retour à une certaine sérénité ne
pouvait s'effectuer en un jour. Il
fallait du temps pour virer Alexane
et retrouver Marie. J'étais prêt à
utiliser le cidre et le calva si
nécessaire ; enfin, surtout pour
moi...
Des
amis de mes parents m'avaient en
fait quasiment prêté cette maison
pour trois mois. Ils m'avaient
simplement demandé de l'entretenir
et de régler les charges inhérentes
à son fonctionnement.
Un
beau cadeau en vérité car, sans leur
générosité, Marie, aujourd'hui, se
trouverait quelque part entre
l'asile et le cimetière.
J'avais
décidé de ne rien brusquer, de
laisser les choses se faire
naturellement.
Alexane
n'était pas au courant du but de ce
séjour. Tout devait lui paraître
absolument normal.
Je
lui avais fait gober - je ne sais
comment ! - que j'étais malade et
que le médecin m'avait ordonné de
passer les mois d'avril à juin loin
de la fureur des villes.
Le
fond de ma fée qui subsistait dans
cette furie avait pris le dessus et
définitivement accepté de
m'accompagner pour me choyer.
Alexane
fut contrainte de démissionner de
son job pour permettre à Marie de
jouer les aides-soignantes.
Vraiment,
je l'avais joué fine, très
fine...
Durant
la première quinzaine de notre
séjour, rien ne fut évident. Alexane
se plaignait du manque de confort et
de l'ennui profond que suscitaient
en elle les longues soirées passées
devant la cheminée tandis que Marie,
elle, s'acclimatait parfaitement et
m'emmenait tous les jours faire de
longues promenades dans les
bois.
Le
soir, à plusieurs reprises, Alexane
prit sa voiture pour aller en boîte
de nuit ou ailleurs...
J'étais
inquiet
comme un producteur devant une salle
vide mais je la laissais agir à sa
guise.
Elle
rentrait en général au petit matin
dans des états hallucinants. Sentant
l'alcool et la transpiration à
plusieurs mètres, la démarche
chaotique, le maquillage
dégoulinant, elle se heurtait à tous
les meubles en jurant comme le
charretier anonyme qui inspira
l'expression célèbre...
J'aurais
pu, pensez-vous sans doute, agir de
la manière forte : la cloîtrer, la
droguer, la maltraiter
peut-être.
Quelle
différence cela aurait-il fait avec
l'hôpital psychiatrique ? Je voulais
récupérer Marie, pas un légume
dépersonnalisé assommé de
psychotropes !
J'avais
opté pour la patience, je m'y
tenais.
Vous
auriez sans doute mieux fait, c'est
certain... Mais voilà, vous n'étiez
pas là ! Personne n'est jamais là
quand les Durit lâchent. Toute
fissure nous fait peur chez l'autre.
Peut-être parce cela nous renvoie
trop à nous-mêmes, à nos propres
faiblesses.
En
début d'après-midi, les lendemains
de ses déperditions nocturnes, quand
elle daignait se lever, le visage
ravagé par une gueule de bois à
faire baver d'envie un ébéniste,
Alexane (Marie ?) ne disait pas un
mot durant des heures.
Après
plusieurs cafés, une bonne douche et
de nombreux cachets d'aspirine, elle
apparaissait, souriante et habillée
avec décontraction, pour me proposer
ma balade quotidienne sur les
sentiers du retour à soi.
Je
ne lui reprochais rien. Je
n'évoquais pas ses escapades
éthyliques. Je jouais le mec sympa
mais souffrant qui avait dormi toute
la nuit, qui ne s'était pas aperçu
de son absence.
N'étant
pas
la moitié d'un con, ce rôle
m'épuisait. Je rongeais mon frein,
ravalais ma colère, mes sanglots,
mes amours disloquées.
Je
lui parlais de la Nature, tel un
Rousseau de deuxième division. Nous
observions les arbres et les
oiseaux, le soleil et les nuages. Le
moindre animal sauvage qui nous
laissait le voir me permettait de
lui parler de la beauté du monde et
de la vie, malgré tout...
Parfois,
elle se réjouissait de mes
digressions, les approuvait. Mais, à
d'autres moments, mes mots ne
l'atteignaient pas et son regard
restait désespérément vide. Elle
semblait perdue dans les brumes
épaisses de son âme
éparpillée.
Certains
soirs, quand ses démons la
laissaient en paix, je l'amenais
dans les champs. Nous regardions les
étoiles, les galaxies. Des comètes
nous souriaient. Le ciel était
merveilleux. J'étais comme happé par
l'espace. Cette infinie grandeur et
ce vide plein de sens m'attiraient
au plus haut point ; là-bas, tout
là-bas...
Je
laissais mon esprit vagabonder sur
des météores, se perdre dans des
trous noirs, embrasser des pulsars
avant de revenir s'écraser comme une
fiente d'ovni sur cette pesante
planète où mon amour pleurait le
visage dans la terre.
J'osais
à peine lui demander les raisons de
ses larmes...
Quand
je trouvais la force de pouvoir
supporter sa réponse et lui tendais
tristement cette perche attendue,
Marie m'expliquait alors que
l'univers était si beau qu'il lui
donnait l'envie de s'y mêler, de
n'être qu'une particule, une
poussière dans le cosmos, de
retourner d'où elle venait.
Ses
idées morbides étaient nouvelles
alors. L'hystérique agressivité
d'Alexane laissa progressivement la
place à l'abattement, la dépression
de Marie.
Elle
ne sortit plus du tout de la maison
pendant six semaines. Ce fut, je
crois, la période la plus éprouvante
de sa vie et, par ricochet d'osmose,
de la mienne aussi.
Ma
fée ne parlait plus, n'avait plus
appétit pour rien. Quand elle
ouvrait la bouche, c'était pour me
supplier de la laisser mourir. Elle
me demanda même de l'y aider !
Elle
ne dormait presque pas mais restait
couchée sur le dos, les yeux
ouverts, pendant des heures. Je
l'entendais interpeller son dieu
d'une voix triste, basse et
larmoyante. Elle lui demandait de la
rappeler auprès de lui, le suppliait
de la faire transiter durant son
sommeil.
Heureusement,
Marie
avait une sainte frousse de la
souffrance physique. Aussi, le
suicide, si elle ne cessa d'y
songer, lui faisait peur à bien des
titres.
Le
courage qu'implique cet acte
terrible fait renoncer bon nombre de
candidats. Certaines frontières
sont, par bonheur, plus difficiles à
franchir que d'autres.
Je
fus donc un douanier impitoyable. Je
cachai tous les objets qui auraient
pu lui servir à mettre fin à ses
jours. Je fabriquai à la hâte un mur
d'impossibilité.
Je
jetai les médicaments, les produits
ménagers toxiques, les couteaux trop
tranchants et mon coupe-chou.
J'essayai de me mettre à sa place
pour tenter d'imaginer les
ustensiles de ses désirs de
mort.
Je
craignais surtout qu'elle ne se
pendît. Certains de ses regards, de
ses mots, pourtant à peine
perceptibles, me laissèrent
soupçonner qu'elle avait finalement
choisi ce visa.
Immédiatement,
je
planquai tout ce qui aurait pu lui
servir à se construire une potence
d'infortune : les cordes, les
ficelles, les rallonges électriques,
les ceintures, les lacets...
Je
gambergeais sec pour n'oublier rien
mais j'étais vanné comme un
marathonien des sables.
L'idée
qu'elle pût profiter de mon sommeil
pour se transformer en crémaillère
m'interdisait tout repos. Le
café-calva me servait de tuteur...
Quand Morphée se faisait trop
pressant, je prenais des douches
glacées. Les cigarettes succédaient
aux cigarettes. Elles me tenaient
éveillé dans un brouillard
d'incertitudes.
La
télévision constituait également une
alliée précieuse. Je me tapais
toutes sortes de documentaires
animaliers pour insomniaques.
Au
bout de quelques nuits de ce régime,
j'en savais plus sur la pêche, la
chasse ou l'alpinisme que n'importe
quel écologiste de droite...
J'aurais
été capable de donner des
conférences sur la réforme agraire
ou sur l'art de confectionner des
appâts artificiels pour les poissons
de rivière.
L'agencement
des
pièces me permettait de cultiver ma
connaissance des choses de ce monde
sans quitter du regard la forme ovée
que provoquait ma fée sous sa
couverture. Je bénissais
l'architecte et les propriétaires
d'avoir rendu possible cette
"télé-surveillance".
Il
m'arrivait de m'assoupir de courts
instants mais les violents
génériques des journaux télévisés de
la nuit me faisaient sursauter
régulièrement. Ils me tiraient de
mes léthargies passagères pour me
dérouler le film incessant des
catastrophes planétaires ou me gaver
de résultats sportifs qui
m'importaient à peu près autant
qu'une laitue intéresse un prédateur
carnassier depuis la nuit des
temps...
Et
Marie dormait... Enfin, je n'en
étais jamais vraiment convaincu.
Elle pouvait faire semblant, guetter
les signes annonciateurs de mon
sommeil, attendre un ronflement de
ma part pour me quitter à tout
jamais.
Evidemment,
dans
une tragédie mélodramatique, fou
d'amour et de douleur, je me serais
supprimé à mon tour pour la
rejoindre dans la mort. Seulement, à
l'instar d'un comédien philosophe
disparu trop tôt, je préfère le vin
d'ici à l'au-delà. Et ce n'est pas
peu dire !
Par
conséquent, en dépit d'une fatigue
atroce et d'un délabrement
physiologique profond, je n'ai
jamais laissé l'opportunité à Marie
de suspendre sa mélancolie à une
poutre.
***
Aux
premières heures du mois de juin, le
soleil fit un retour triomphal. Marie
l'imita...
La
campagne était superbe. Ma fée
redevenait elle-même : rayonnante et
belle comme une star débutante.
Alexane croupissait sans doute dans
quelque ruisseau, emportée par les
pluies torrentielles des ides de
mai.
Pour
ma part, après quelques vraies
nuits, je retrouvai une forme de
stagiaire pré-olympique. J'attribuai
ce regain d'énergie au plaisir que
j'éprouvais à vivre le
rétablissement de ma fée.
Quand
elle fut tout à fait remise, mon
ex-neurasthénique ressentit une
frénésie de l'existence absolument
sans limites.
Sa
gourmandise s'appliquait à tous les
domaines. Nous passions nos matinées
à courir les marchés locaux à la
recherche des meilleurs produits
frais. Nous les cuisinions ensuite
avec patience et jubilation.
Il
fallait que tout cela eût du goût.
Nous n'hésitions donc pas avec les
épices et autres condiments.
Certains
de nos plats, ratés par pure
exagération enthousiaste,
provoquèrent des crises de fous
rires... relevées.
Dans
ces cas-là, nous filions
immédiatement en voiture, armés d'un
bon guide touristique, pour tenter
de découvrir la petite auberge ou le
restaurant gastronomique susceptible
de satisfaire nos envies de bonne
chère.
Grâce
à Dieu et Michelin réunis, ils
n'étaient pas rares...
Rassasiés
et
repus, nous ne pouvions attendre le
retour à la maison pour nous aimer.
Si nos hôtes du moment possédaient
une chambre libre, nous la prenions
alors pour la nuit, ou pour quelques
heures... Mais, les estivants
précoces en squattaient déjà la
plupart et nous dûmes plusieurs fois
nous contenter d'un petit chemin et
des sièges modulables de notre
voiture.
C'était
d'un
romantisme torride malgré le confort
rudimentaire.
Un
soir, la maréchaussée nous a presque
surpris en flagrant délit d'amour
fou. Ils ont surgi de leur 4 L
bleu-flicaille nous contraignant à
rétrograder rapidement.
Ces
képis indiscrets ont tout de suite
constaté que nous ne menacions pas
la sécurité intérieure du territoire
et qu'il n’entrait pas dans nos
projets immédiats de renverser la Ve
République.
Ils
se sont contentés de nous sermonner
gentiment. Pourquoi les gendarmes
sont-ils donc plus fins que les
flics ?
C'est
une bonne question...
Un
ami de Marie prétendait qu'il
s'agissait là d'une histoire de
différence entre rats des villes et
rats des champs. Mais, dans sa
bouche fielleuse, c'était peut-être
un peu péjoratif. Si vous avez la
réponse, cela vous évitera
d'investir dans un coûteux
camping-car.
Ces
repas gargantuesques, l'amabilité de
la nature et de sa faune à notre
égard eurent vite fait de nous
requinquer.
Nous
avions les bonnes joues roses des
mômes élevés à l'abri du monoxyde de
carbone.
Le
lait frais, sorti tout droit du pis
des vaches d'un de nos proches
voisins, nous faisait glousser de
bonheur chaque matin quand nous y
trempions nos tartines de bon pain.
Nous retrouvions le plaisir extrême
du petit déjeuner festif.
Quelques
mois encore auparavant, ce rituel
n'avait rien de magique. Marie se
contentait alors d'un thé rapido et
moi d'un café-cloppe que je
vomissais invariablement, une fois
sur deux, dans le premier récipient
sanitaire qui se présentait... Nous
nous quittions ensuite englués de
sommeil et de mauvais humour pour
rallier nos boulots respectifs où
des paquets de cons, aussi peu
amènes que nous, espéraient mettre
des bâtons dans nos silences
elliptiques.
Là,
sous le somptueux ciel
septentrional, nous dégustions cet
instant avec le détachement mystique
de ceux qui savent que le bonheur
est dans le bol.
Nous
n'étions jamais stressés ou speedés.
Tout était simple et beau, doux,
limpide et voluptueux.
L'environnement, la nourriture et le
calme nous insufflaient des vigueurs
insoupçonnées.
L'amour
s'élève aux nues lorsqu'il se
redécouvre...
Le
mobilier des amis de mes parents,
bien que parfaitement inadapté, fut
le théâtre privilégié de nos
fantaisies érotico-bucoliques.
Notre
imagination était débordante, seul
notre manque de souplesse nous
imposa quelques comiques
renoncements.
Le
vieux facteur, qui nous apportait
régulièrement de quoi survivre, nous
prenait pour des frappés du cortex
parce que nous le recevions parfois
peu vêtus.
Toutefois,
il
était extrêmement sympathique et
paraissait bien nous aimer. Il nous
appelait ses
"p'tiots Parigots", nous le
surnommions "l'ami apéro". Cela ne
le faisait que modérément sourire
mais il ne repartait jamais sans
avoir consciencieusement vidé son
perroquet.
Quand
ma fée malade s'était enfermée dans
un long silence noir, il avait été
mon seul interlocuteur pendant des
semaines. Il m'apportait les
généreux mandats de mes parents et,
de Pastis en Ricard, nous avions
fini par nous apprécier
mutuellement.
Ayant
aperçu Marie-Alexane au début de
notre séjour et ne la voyant plus
ensuite, il s'était inquiété :
-
Elle va pas bien la p'tiote ?
m'avait-il demandé un midi.
J'avais
alors dû lui expliquer assez
vaguement la déprime de ma fée, mes
petits soucis quoi !
Et
puis, j'avais besoin de parler à
quelqu'un. C'est bien compréhensible
après tout. Je n'étais pas un froid
thérapeute mais un jeune amoureux
mortellement inquiet pour sa
moitié.
Il
avait les yeux bons de ceux que la
férocité des autres ne peut
atteindre ; un vrai gentil, Jules,
pour sûr !
Il
avait été compatissant sans
mièvrerie et d'excellent conseil. En
récent veuf qu'il était, mon
histoire devait le toucher
profondément et, chaque jour, il
était venu prendre des nouvelles de
Marie. Sans courrier ni brouzoufs
pour moi, à la fin de sa tournée
matinale, il passait pour discuter
un moment.
C'était
un
chic type, Jules ; bien plus
chaleureux que toutes ces saloperies
de machines que l'on cherche à
substituer aux gens comme lui en
s'abritant derrière l'opportun
paravent du
mot
"progrès", tout spongieux des larmes
des chômeurs qui ont cru en
lui.
Ne
nous laissons pas priver de
pareilles rencontres. Nous y
perdrions beaucoup trop ; tout
peut-être...
Jules
fut très sincèrement heureux de
revoir Marie en pleine santé. Il la
trouvait "bien mignonne" et "belle à
croquer". Je ne pouvais guère le
contredire, je sentais encore sur
moi l'odeur vanillée de sa peau
cannelle.
Quand
nous ne jouions pas aux acrobates,
Marie et moi discutions pendant de
longues heures câlines dans l'herbe
tendre et drue des champs alentour.
Nous positivions absolument tous les
sujets abordés. Notre optimisme
frisait la provocation et aurait pu
anéantir un bataillon de sociologues
hypocondriaques.
Ma
fée relativisait désormais
l'importance de son licenciement.
L'arrangement conclu avec ses
anciens patrons lui avait laissé de
substantielles indemnités ainsi que
des allocations de chômage tout à
fait confortables. Elle possédait
largement de quoi se retourner et
aurait pu tranquillement buller
pendant un an.
Elle
envisageait pourtant de retravailler
rapidement en se servant de son
récent échec comme d'une motivation
supplémentaire.
Son
angoisse de la caméra ne l'effrayait
plus. Elle se sentait prête pour
affronter l'impitoyable prisme de la
petite lucarne et se disait capable
de supporter la notoriété
télévisuelle et son cortège de
contraintes alambiquées.
Cependant,
ma
fée des prévisions ne voulait plus
jamais entendre parler de
météorologie. Diplômée d'une grande
école de journalisme, elle voulait à
présent exercer son vrai métier :
effectuer des reportages, des
enquêtes, des interviews et ne plus
lire simplement des communiqués
rédigés par d'autres.
Avec
cette exigence irrépressible, elle
recontacterait dès notre retour ceux
qui avaient déjà tenté de la
convertir à la cathodique religion
dans un récent passé. Elle les avait
toujours éconduits poliment et ne
doutait pas un instant que leurs
propositions tiendraient
toujours.
Elle
ne se trompait pas. J'étais subjugué
par sa vivacité d'esprit retrouvée.
Ses capacités d'analyse et de
réflexion fonctionnaient à nouveau à
plein régime.
D'ailleurs,
très
opiniâtrement, dès la mi-juin, elle
écrivit quelques subtiles lettres de
candidature spontanée à tous ces
perspicaces chasseurs de têtes,
véritables Jivaros du PAF...
Ils
venaient de passer quinze jours à
Roland-Garros et recevraient le
courrier de Marie avec l'oeil rapide
et le teint hâlé. C'était le moment
idéal d'après ma tacticienne du
curriculum !
Pour
ma part, je n'étais pas vraiment
fixé sur mon avenir. L'histoire,
c'était du passé et l'odeur du
fromage chaud commençait à me donner
la nausée.
A
haute voix, j'envisageais toutes
sortes de professions, plus ou moins
farfelues, qui m'apporteraient
fortune et gloire en une fraction
d'éternité.
Marie
riait beaucoup quand je lui
expliquais, le plus sérieusement du
monde, mon intention de devenir
acteur, peintre ultra-moderne et
néanmoins contemporain, footballeur
professionnel, apprenti boucher ou
stomatologue...
Je
dois à la vérité de dire que mes
propos étaient uniquement destinés à
provoquer son hilarité. C'était bien
la seule chose qui m'importait.
Après ces semaines, ces mois de
tensions, de larmes et de
souffrances, rien ne pouvait me
rendre plus heureux.
Et
puis, je n'avais guère eu le loisir
de penser à moi pendant cette sombre
période.
Quelle
importance cela pouvait-il bien
avoir ?
S'oublier
un peu ne doit pas nuire. A force
d'être centré sur soi, il arrive que
l'on ne voie plus les autres, qu'on
les oublie aussi. Je ne le sais que
trop...
Seule
Marie comptait à mes yeux. Son
bonheur était mon unique but. Ses
joies devenaient miennes. Je
photographiais intérieurement ses
sourires pour les emporter dans mes
souvenirs.
De
manière absolue et définitive, dès
que nos délires verbaux s'arrêtaient
sur ma personne, j'esquivais par une
pirouette indigne et baveuse.
Que
voulez-vous, je ne m'intéressais pas
moi-même...
Comment
une âme extérieure pouvait-elle donc
percevoir en moi une beauté, une
luminosité, une proximité surtout,
avec le doute béant qui constituait
mon armature spirituelle depuis
l'âge des premiers concepts.
J'étais
traversé
par la vacuité !
Par
mimétisme humanoïde, j'appelais
parfois Marie ma "moitié". Mais cela
était pour moi à peu près aussi vide
de sens que la montée des marches du
festival de Cannes pour un mérou
vedette dans un film du commandant
Cousteau.
Transformer
l'amour
en équation mathématique me paraît
dangereux et présomptueux ; les
inconnues prédominent en
effet.
Jamais
mon histoire avec Marie n'a cessé
d'être un mystère.
Que
pouvait-elle me trouver pour avoir
supporté ma présence à ses côtés si
longtemps ?
Jamais
je n'ai eu le courage ou la
faiblesse de le lui demander.
J'avais sans doute peur de lui
ouvrir les yeux.
J'ai
toujours consommé le bonheur avec
une louche par anticipation maladive
et avisée d'un come-back fulgurant
des cuillers à moka.
***
Au cours
de la première nuit de l'été, nous
eûmes soudain une lancinante envie
d'eau salée, d'horizon infini et de
sable chaud sentant l'huile solaire et
la peau cuite.
Nous
aurions pu traverser la France de
part en part, rejoindre la Côte
d'Azur ou virer vers la Vendée, tels
des bouffeurs de bitume empêtrés
dans des marées humaines d'estivants
pâlichons venus d'outre-Quiévrain.
Mais,
c'eût été bien irresponsable quand
nous étions à quelques kilomètres à
peine de Honfleur et de la lucrative
côte des casinos. Et puis, nous
voulions juste y passer une journée,
pas davantage ! Nous partîmes sans
même avoir défait notre lit...
En
milieu de semaine, préservé des
milliers de Parisiens en espadrilles
fluo et gourmettes apparentes, ce
petit port était tout ce qu'il y a
de plus charmant. Je n'y suis jamais
retourné depuis...
Nous
étions arrivés très tôt avant l'aube
et avions profité du sommeil des
autochtones pour visiter la ville.
Seuls des pêcheurs s'affairaient
autour de leurs bateaux. Nous
déambulions sur des pavés qui nous
semblaient centenaires.
Au
milieu de l'activité impressionnante
des laborieux du petit matin, notre
présence jurait délicatement. La
lumière naissante éveillait peu à
peu les hautes demeures étroites
assoupies. Les commerçants
opportunistes n'allaient pas tarder
à ouvrir leurs boutiques.
Déjà,
les cafés s'animaient des
traditionnelles conversations à
propos de la pluie et du beau temps.
Ici, elles n'étaient cependant pas
gratuites comme ailleurs mais d'un
intérêt évident. Certes, le ton
restait badin mais des vies de
marins avaient dû se décider autour
de ce zinc. Cela était présent dans
l'air et inspirait forcément une
réelle déférence.
Notre
exceptionnelle discrétion fut
naturellement remarquée... Chaque
nouvel arrivant nous toisait avec
étonnement puis nous laissait à
notre relative invisibilité.
Nous
nous faisions l'effet de vampires
ayant dépassé l'heure limite de
retour à leurs moelleux capitonnages
séculaires.
Mais,
après une nuit blanche, l'expresso
du bord de mer ne put nous empêcher
de sombrer dans un envoûtant
sommeil. Nous n'eûmes ni la force ni
le courage de nous mettre en quête
d'une chambre libre. Aussi, nous
nous écroulâmes dans la voiture que,
bien inspiré, j'avais garée sur un
petit parking, à l'abri des regards
uniformés.
Une
triplette d'heures plus tard
environ, nous fûmes rappelés à la
vie par un soleil goulu qui
cherchait à nous cuire à
l'étouffée.
La
température atteignait au moins
cinquante degrés dans l'habitacle de
notre petite cylindrée. Je
transpirais à grosses gouttes tièdes
comme un faux témoin trop émotif.
Marie avait l'éclat d'une seiche
accrochée depuis des lustres dans
une cage de perruches anorexiques et
nos vêtements étaient trop fripés
pour être honnêtes.
Ma
fée décatie m'a copieusement insulté
pour avoir choisi un barbecue comme
emplacement.
Sa
bouche pâteuse ne tarissait pas de
reproches à mon encontre.
Je
ne répondis pas à ses bassesses
désabusées... S'engueuler, par un si
beau temps, eût été une aberration
!
J'ai
rampé hors du véhicule et, à la
stupéfaction amusée de ma fée
médusée, je me suis tranquillement
mis à me déshabiller en posant une à
une mes frusques trempées sur le
capot brûlant. Cela sentait la sueur
froide réchauffée ; quelque chose
entre la pisse de chat et le
vestiaire de sport collectif...
C'était infect, une véritable
agression nauséabonde mais tellement
drolatique.
Puis,
en caleçon à fleurs et baskets
unies, chéquier poussif et
portefeuille à la main, d'un pas
décidé mais calme, je pris la
direction d'un magasin de fringues
qui se trouvait à quelques centaines
de mètres.
J'entendis
le
doux bruit d'une portière claquant
dans mon dos puis celui plus subtil
d'une démarche légère emboîtant la
mienne. Ma fée sidérée me suivait à
distance raisonnable : vingt
longueurs !
Ainsi,
en cas de pépins douteux avec la
milice locale, elle aurait pu jurer
sur la foi du serment ne pas me
connaître...
Je
pénétrai en cette tenue de naturiste
pudique dans la boutique de mode
estivale fournissant ainsi aux deux
vendeuses une anecdote mémorable
qu'elles pourraient raconter à leurs
progénitures joufflues jusqu'à la
fin de leurs jours.
J'étais
trop
bon... Vraiment !
En
choisissant un nécessaire de
Casanova-plagiste, j'observai par la
vitrine mon amour qui gloussait sur
un banc. Je calculai mes hésitations
pour obtenir un bon timing dans mes
effets comiques.
J'optai
finalement pour un short clair et
une chemise hawaïenne. Je sortis de
ce gouffre à dollars comme on sort
de scène après un spectacle réussi,
plébiscité unanimement par la
critique clanique...
Marie
me sauta au cou et me roula une
énorme pelle devant les mignonnes
qui applaudissaient frénétiquement
sur leur pas-de-porte.
Nous
les saluâmes comme il se devait
avant de partir savourer notre
triomphe dans l'intimité du couple
enfin restaurée...
***
Le
plateau de fruits de mer avait
l'opulence royale du couscous berbère
et la fraîcheur d'un Bateau
ivre...
Les
embarcations des fournisseurs
stationnaient mollement sous nos
yeux, rassurantes au possible pour
des consommateurs de crustacés
occasionnels et méfiants comme
nous.
La
première bouteille de sancerre nous
fut servie à bonne température, un
peu trop froide peut-être... Les
suivantes étaient tiédasses !
Hormis
l'absence déplorable de parasols,
l'amabilité de porte de prison du
personnel et une addition de
ministre en goguette, tout allait
pour le mieux dans le meilleur des
mondes capitalistes.
Avant
de quitter ce piège à touristes, je
vérifiai, à tout hasard, le dos de
ma cuiller, tire-jus éprouvé de
certains restaurateurs endettés ou
grippe-sous.
Je
ne m'étais pas fourvoyé : elle avait
servi !
Bien
sûr, on ne nous offrit point de
pousse-café. Cette coutume
commerciale mais conviviale devait
être ici réservée aux habitués, tous
les trois ou quatre repas, ou aux
notables locaux, à chaque période de
calcul de la taxe foncière. Car,
s'il ne fait pas le moine, l'habit
fait souvent couler la
mirabelle...
Je
laissai un méprisant pourboire en
laiton car je n'avais pas de balles
de gros calibre sur moi ; petite et
basse vengeance en vérité mais
tellement jouissive.
Marie
voulut aller voir Deauville. Cette
perspective cavalière ne
m'enthousiasmait pas vraiment mais
je ne pouvais ni ne voulais rien lui
refuser.
Toutefois,
juste
avant de prendre le volant et
prétextant un urgent et génétique
appel, je téléphonai à la
gendarmerie.
Feignant
une bégayante panique démesurée, je
les avertis qu'un hold-up saignant
était en cours chez notre dealer de
bigorneaux. Je me gardai bien de
leur révéler que le braqueur et le
patron n'étaient qu'une seule et
même personne...
Le
zélé standardiste voulut connaître
mon identité. Je dus lui donner le
premier nom qui me vint à l'esprit :
celui de François... On ne se refait
pas !
Et
puis, pour une fois, la maison
d'arrêt servirait à quelque chose :
un alibi en béton armé !
Mon
interlocuteur parut plonger
totalement dans ma gentille farce,
convaincu sans doute par mon sens de
l'improvisation.
Je
démarrai ensuite tranquillement, en
toute décontraction. Marie me
demanda si mes parents allaient
bien.
-
Oui, ça va... Impeccable ! lui
répondis-je avec détachement.
Sur
la route, quelques instants après
notre départ, nous croisâmes une
armada pressée qui survolait
littéralement le goudron en feu pour
secourir les hors-d'oeuvre en péril.
Ma
fée, toujours sur la crête aiguë de
la perspicacité, supposa qu'il
devait s'agir de quelque chose de
grave :
-
Un incendie ! Non, plutôt une
attaque à main armée... finit-elle
par trancher nettement.
N'était-elle
pas
adorable ?
***
Nous
marchions sur des planches blasées qui
en avaient vu d'autres quand ma fée
décida qu'il était temps pour nous de
regagner notre nid détaxé.
Cette
escapade deauvillaise nous avait en
effet délestés de quelques sesterces
de plus sans avoir eu l'impression
tangible d'acheter quoi que ce
fût.
Dans
ces villes aurifères, dans un proche
avenir, la respiration sera
assujettie à l'impôt, comme tout le
reste...
Marie,
pourtant généreuse à l'excès, ne
supportait plus ce racket organisé,
institutionnalisé. Nous regagnâmes
sur-le-champ l'intérieur des terres
pour échapper aux requins des
sables.
Ma
révoltée de l'horodateur conduisait
doucement sur les petites routes de
campagne. Elle disait toujours que
l'on n’était jamais à l'abri d'un
tracteur, d'un troupeau de vaches en
vadrouille ou d'un curé à vélo
s'entraînant pour un
pèlerinage...
Il
faisait beau en cette fin
d'après-midi et nous profitions du
paysage, toutes vitres ouvertes,
narines au vent. Un agréable courant
d'air voluptueux traversait poliment
la voiture en faisant virevolter les
cheveux de ma fée de manière tout à
fait cinématographique.
Discrètement,
je
l'observais, à la fois détendue et
concentrée sur le ruban peu large
qui défilait sous ses roues. Elle
était belle quand elle râlait à
l'attention des graviers
voltigeurs.
De
temps en temps, je caressais sa main
serrée sur le pommeau du levier de
vitesses. Elle me souriait mais se
méprenait sur mes pensées
on-ne-pouvait-plus honnêtes...
Cette
balade aurait pu durer des heures.
Hélas !, des endroits connus nous
accueillaient déjà et des arbres
familiers nous informaient de
l'imminence de notre arrivée.
J'éprouvais presque de la
tristesse.
Brusquement,
je
demandai à ma fée du volant de
stopper. Imaginant un besoin
pressant de ma part, elle m'objecta
la proximité de la maison et de ses
toilettes.
J'insistai
fermement
en lui expliquant qu'il ne
s'agissait pas de ma vessie et
encore moins de mes intestins.
Devant
tant de mystères anatomiques, ma
conductrice effrénée finit par
accepter de s'arrêter.
En
plein centre de la chaussée, à
quelques lacets verdoyants de la
dernière ligne droite, la voiture
s'immobilisa. Nous descendîmes...
Marie me rejoignit sur le
bas-côté.
Je
regardais, par-delà les monts et les
collines, le soleil qui terminait
paisiblement sa course en se
dirigeant vers la pointeuse
perpétuelle du méridien d'un jour
nouveau.
-
Qu'y a-t-il ? Ça ne va pas ?
s'inquiéta Marie en me découvrant
adossé à un arbre, le regard perdu
dans le lointain.
Elle
s'approcha et me dévisagea avec
l'acuité assidue d'un apprenti
cardiologue. Mais j'allais bien,
beaucoup trop bien...
Ce
bonheur immense, cet amour infini
que je ressentais m'étouffait
presque. Je redoutais le jour où il
me faudrait passer à la caisse pour
en régler les intérêts. Jamais je
n'aurais les moyens de m'acquitter
d'une telle dette.
-
Mais si, au contraire. Regarde cette
nature magnifique, répondis-je à ma
fée, après un certain temps de
perditions pensives.
En
prononçant ces mots, je l'enlaçai
avec force. Surprise mais intuitive,
Marie m'étreignit à son tour en me
serrant avec la même intensité
exagérée.
Nous
restâmes ainsi scotchés l’un à
l’autre pendant de longues - très
longues - minutes sans dire une
parole. Des gouttelettes douces
dévalèrent mes joues.
Mon
amour, le visage enfoui au creux de
mon épaule, ne les vit pas.
Les
eût-elle comprises, ces larmes
?
Que
n'ai-je vu les siennes !
***
Le
portail était ouvert en grand. Une
grosse voiture noire de marque
allemande stationnait devant la maison
tandis qu'un type âgé se relevait
sportivement de la pelouse en
remontant sa braguette...
Derrière
lui,
dans la même foulée classieuse,
Juliette, rougissante au possible,
se redressait également en
réajustant sa courte jupe pleine
d'herbe et de plaisir furtif.
Marie
éclata de rire. Je crus bon de
l'imiter pour les mettre
parfaitement à l'aise.
-
Je vous présente Jean-Luc, bafouilla
Juju en tentant de dissimuler sa
culotte de soie dans la ridicule
petite poche de son gilet.
Encore
un qui porte bien son nom, pensai-je
en serrant la main toute chaude et
encore humide de cet
hétéro-jardinier.
La
cinquantaine mince et dynamique, le
genre cadre qui se la joue au squash
le midi avec ses collaborateurs et
qui laisse son alliance dans la
boîte à gants quand il a rendez-vous
avec l'une de ses maîtresses.
Que
lui restait-il avant son premier
infarctus ? Cinq, dix ans,
peut-être...
En
attendant de sucrer les fraises, ses
costumes de bonne facture et sa
prestance naturelle devaient lui
valoir un tableau de chasse
conséquent parmi le jeune cheptel
féminin de son entreprise en quête
de bonnes manières, d'image
paternelle et d'avancement éclair...
Sans doute surpris pour la première
fois de sa vie dans cette
embarrassante posture, il mit un bon
moment avant de retrouver l'usage de
la parole.
Quand
enfin il y parvint, ce fut pour nous
demander s'il pouvait prendre une
douche. Nous lui accordâmes de bon
coeur...
Pendant
son hygiénique absence, Juliette,
avec une décence retrouvée, nous
expliqua avoir obtenu notre adresse
de mes parents. Elle avait dû les
harceler, les pauvres !
Inquiète
à
notre sujet et profitant d'un voyage
à l'étranger de la femme de
Jean-Luc, elle l'avait convaincu
sans peine de l'accompagner.
Ils
s'étaient rencontrés par le biais de
leurs activités professionnelles.
Directeur de la communication dans
une multinationale phagocytaire, il
avait flashé sur elle, créative
surdouée d'une agence de publicité
en vogue.
Le
coup de foudre avait été immédiat et
réciproque. Juliette paraissait très
éprise. Cette relation passionnée
lui durerait bien le temps d'un
budget, ironisai-je
intérieurement...
Il
me faut reconnaître, à mon corps
défendant, que Juju, comme je
l'appelais toujours pour l'agacer,
me sortait plutôt par les trous de
nez. Ses sentiments à mon égard
avaient l'air de procéder du même
orifice.
Cependant
et pour être admirablement honnête,
cette chieuse de première possédait
un physique de rêve qui, chaque fois
que nous sortions ensemble, attirait
des regards masculins pleins de
convoitise charnelle.
Juliette
était une belle fille avec une jolie
frimousse blonde, de longues jambes
satinées légèrement hâlées et,
surtout, deux superbes volumineux
obus de cent capables à eux seuls de
faire trembler toute la péninsule
ibérique.
Bien
qu'elle fût très mignonne, Marie, en
sa pulpeuse compagnie, pouvait
passer pour la traditionnelle copine
pas terrible que tous les canons
bandants se trimbalent en guise de
réclame comparative pour les beaux
mâles, ou de protection rapprochée
contre les dragueurs trop collants.
C'est selon...
Parfois,
Juju m'avait semblé souffrir de ce
statut de bombe sexuelle qui,
disait-elle, ne lui procurait que
des aventures instables. Tous les
hommes désiraient ardemment passer
une ou plusieurs nuits sur ses
air-bags mais aucun, jusqu'à
présent, ne lui avait demandé sa
main ou ses clefs.
Un
jour, elle nous avait avoué ne rien
y comprendre : comment une femme
attirante, intelligente, talentueuse
de surcroît (et modeste !)
pouvait-elle encore être célibataire
à l'aube de la trentaine alors que
tant de thons parvenaient à se caser
sans peine.
C'était
pour
elle un réel sujet
d'inquiétude.
Marie,
gentille et compatissante avec son
amie d'adolescence, lui avait
répondu qu'il s'agissait simplement
d'une question de chance : la bonne
rencontre avec la bonne personne, au
bon moment ! Cela l'avait alors
tranquillisée.
Pour
ma part, j'imaginais une autre
explication mais je n'avais osé la
lui révéler par crainte de la vexer
et de fâcher Marie : Juliette était
un inextinguible moulin à paroles
doté d'un coffre puissant et d'une
voix haute insupportable. Des
cascades de mots sortaient de sa
bouche avec un débit continu.
Pour
l'interrompre, il fallait presque
lui coller une beigne ou, plus
aimablement, guetter ses rares
respirations pour essayer
d'infiltrer une phrase dans la
conversation.
Elle
était tout bonnement épuisante !
Seul un maître zen ou un
scaphandrier aurait pu survivre en
sa bruyante présence.
Enfin,
on ne peut pas tout avoir, me
direz-vous avec une logique
empreinte de bon sens
populaire.
Et
moi, je ne vous répondrai
pas...
***
Juliette
et Jean-Luc ne quittèrent quasiment
pas leur chambre du week-end. Seules
quelques minutes avaient suffi à Juju
pour se rassurer sur la santé
psychologique de sa copine.
Désormais,
elle
s'occupait ardemment d'apaiser sa
libido exigeante. Ma fée du logis et
moi nous activions comme des fourmis
ouvrières, prévoyantes et
organisées.
Nous
tentions de remettre la maison dans
un état décent car les propriétaires
devaient arriver dans la semaine. Et
puis, nous avions hâte de rentrer à
Paris.
Durant
ces trois longs mois, nous n'avions
pas été très regardants sur la
montée en puissance sournoise de la
poussière, de la crasse !
L'aspirateur
tournait
à plein régime, le plumeau
combattait vaillamment et l'eau de
Javel désinfectait à tour de
bras.
Nous
étions en pleine euphorie ménagère.
Nous eûmes cependant la courtoisie
méritoire de ne pas déranger nos
hôtes dans leurs performances d'un
tout autre registre.
Nous
rangerions leur nid d'amour le lundi
car Jean-Luc, épuisé comme une
vieille édition, devait passer
prendre son épouse à l'aéroport tard
dans la nuit de dimanche.
Il
déposerait auparavant sa mante
religieuse dans son antre douillet
du Marais des branchés.
Les
repas furent pour nous les seules
occasions réellement tangibles de
profiter un peu de la présence de
nos "invités".
Avec
un appétit de travailleurs de force,
ils dévoraient les petits plats que
Marie et moi leurs décongelions avec
grâce.
Les
restes conservés au grand froid de
nos exploits culinaires des semaines
précédentes avaient toujours le goût
abusivement relevé de notre
épicéo-manie d'alors.
Les
suaves ardeurs de nos triathlètes
adultères en furent décuplées, pour
notre plus grande
tranquillité.
J'espérais
simplement
que Juliette ne nous ferait pas
claquer Jean-Luc dans les
doigts.
Cela
aurait pu poser de légers problèmes
administratifs et relationnels...
Les amis de mes parents n'auraient
que très moyennement apprécié la
présence d'un cadavre dans une de
leurs chambres et la veuve légitime
éplorée aurait, sans l'ombre d'un
doute, exigé une explication
rationnelle que ni Marie ni moi
n'aurions été capables d'inventer.
Mais,
fort heureusement, le "vieux" était
solide. Il se prenait pour une épée,
un ténor de la gaudriole, un maître
ès galipettes...
Je
devinais, dans les yeux hébétés de
Juliette, que ce n'était pas
excessivement loin de la vérité
toute nue.
Une
quiétude nouvelle envahissait
doucement la folle amie de ma fée.
Sa soudaine sérénité silencieuse,
presque béate, était bien plus
qu'appréciable. Je parvenais même à
trouver agréable sa présence et
j'éprouvais une sympathie certaine
pour l'auteur actif de cette
spectaculaire métamorphose. Je
l'aurais bien décoré !
Et
puis, pour un vieux beau très "in",
Jean-Luc était plutôt cool, bon
vivant et pas bégueule pour un
sou.
Son
statut social élevé et son
portefeuille de valeurs liquidatives
ne le rendaient pas trop puant: une
vraie crème bourgeoise...
Sa
bonhomie joviale naturelle lui
évitait de se prendre trop au
sérieux et de juger les
autres.
Apprenant
ma situation professionnelle pour le
moins précaire, il ne chercha pas à
jouer les moralistes ou les mentors
de circonstance. Il ne m'offrit
point de boulot et ne se proposa pas
comme pistonneur patenté.
Ce
qui m'éclaira avantageusement sur la
subtilité du personnage. Les
quelques rares discussions que nous
avions eues lui avaient étrangement
suffi pour comprendre que solliciter
les coups de pouce bien placés
n'était pas dans les habitudes de la
maison.
A
une époque où ces pratiques
absconses ont dramatiquement
tendance à se généraliser, mon refus
ferme et orgueilleux d'y recourir
représentait ma dernière
vertu...
Et
j'y tenais !
Je
préférais ne pas réussir dans la vie
plutôt que devoir à quelque inconnu
plus ou moins désintéressé la petite
part de génoise qui me sauverait la
mise.
Comme
beaucoup, j'aurais pu prendre une
carte de parti politique pour
obtenir un obscur emploi dans une
municipalité, un appartement de cinq
pièces pour trois fois rien ou une
place en crèche pour un hypothétique
bébé. Il se trouve toujours un élu
pour acheter la voix d'un lâche.
C'est ainsi que l'on bétonne une
circonscription...
Marie,
comme beaucoup d'autres personnes de
mon entourage, m'avait déjà
suffisamment reproché mes scrupules
d'un autre temps pour savourer au
mieux l'intelligente discrétion de
Jean-Luc à ce sujet.
De
plus, nous fîmes un soir, après
dîner, une longue et disputée partie
de tarot. Il jouait divinement
bien.
Et
ça, ça se respecte !
***
En notre
absence, l'appartement de Marie
n'avait pas changé...
Une
avenante et oisive voisine s'était
chargée d'arroser les fleurs de ma
fée ainsi que mes plantations
magiques.
Lors
de notre départ pour la Normandie,
cette curieuse invétérée avait
trouvé judicieux de me poser une
multitude de questions à propos de
mon agriculture artisanale
illicite.
Irrité
sur le moment, je lui avais dit
qu'il s'agissait d'herbes
aromatiques indiennes dont
j'ignorais le nom. Menteur comme un
diététicien auto-proclamé, j'avais
ajouté que celles-ci se mariaient
avantageusement avec les salades
vertes et les viandes rouges ; un
vrai régal de daltonien !
Elle
m'avait écouté avec une attention de
cordon bleu...
En
passant sur le balcon potager, du
premier coup d'oeil, je constatai
amèrement que la sauvage mégère
s'était généreusement servie en
feuilles de rêves.
Quand
elle nous rapporta son trousseau de
clefs, son allure négligée et sa
mine défaite m'incitèrent à penser
qu'elle avait dû se les accommoder à
toutes les sauces, la chienne !
Mais, je laissai
couler...
Par
la suite, un ami du quartier
m'apprit qu'un soir, promenant son
labrador, il l'avait surprise en
grande conversation avec un
container d'ordures ménagères.
Ainsi,
durant un trimestre, notre
jardinière intérimaire avait
parcouru à mes frais les allées
pentues du monde parallèle...
Bizarrement, elle ne sembla pas m'en
garder rancune. Au contraire!
Des
paquets de lettres en tous genres
s'étalaient sur la table du salon.
Je n'avais pas voulu faire suivre le
courrier afin de pouvoir m'occuper
pleinement de ma fée. La
tranquillité est parfois à cet
épistolaire prix.
Des
cartes postales envoyées du bout du
monde par des amis que l'on ne voit
plus mais qui vous tiennent au
courant de leur diarrhées
équatoriales, des mots inquiets de
proches intrigués de notre longue
absence, les factures habituelles,
des avis périmés d'envois
recommandés, quelques torchons
menaçants de l'autre embastillé du
PAF et, surtout, destinées à Marie,
des enveloppes aux logos familiers
pleines de promesses d'avenir
médiatique nous occupèrent pendant
trois bonnes journées.
Je
me chargeai des politesses d'usage
et des insultes nécessaires tandis
que ma fée signait sans discontinuer
des chèques pour nos créanciers
étatiques ou privés.
Puis,
décidée, parfaitement sûre
d'elle-même, Marie passa plusieurs
coups de téléphone qui débouchèrent
sur autant de rendez-vous pour la
semaine suivante.
Comme
prévu, les directeurs de
l'information des principales
entreprises de télévision
s'intéressaient de très près à sa
candidature et désiraient la
rencontrer au plus vite.
Ma
fée opiniâtre prétendait que les
contrats n'attendaient plus que sa
céleste signature.
Pourtant,
consciente de se trouver en position
de force, mon amour comptait
discuter âprement ses émoluments
mais aussi, et par-dessus tout, la
définition de ses fonctions.
Elle
étudierait toutes les propositions
qui lui seraient faites mais
choisirait celle qui conviendrait le
mieux à sa nouvelle déontologie
personnelle.
Il
n'était pas question pour elle de
jouer les potiches de l'info ou du
divertissement. Elle savait
exactement ce qu'elle voulait et ces
hertziens messieurs allaient devoir
s'aligner ou se passer de ses
services, forcément
gagnants...
***
Motivé
comme un sous-préfet sexagénaire,
j'épluchais les petites annonces de
l'emploi avec l'intention de trouver
un job plus digne de la gloriole
future de ma fée cathodique.
Tandis
qu'on se l'arrachait en lui
proposant des prisons dorées, je
rayais au feutre gras toutes les
perspectives d'exploitation par le
travail qui me tombaient sous les
yeux.
Rien
ne me convenait, j'étais désespéré
par ma médiocrité. Heureusement,
Marie me remontait le moral. Elle
tentait de m'apprendre la patience
et la ténacité ; autant enseigner la
division euclidienne à une
salamandre !
Finalement,
ma
fée engagea la rédaction nationale
d'une grande chaîne généraliste pour
lui servir d'écrin.
Dès
la rentrée, elle serait chargée de
réaliser de petits sujets de société
destinés à combler les vides des
jours sans catastrophes ni réunions
gastronomiques du groupe des sept
pays les plus riches.
Pour
débuter à l'antenne, ces pastilles
légères lui convenaient
parfaitement. Moi, je n'en pensais
rien...
Je
consultais les longues listes
avariées de l'agence nationale pour
l'emploi où des paramètres
rédhibitoires s'obstinaient contre
mon insertion sociale.
Quand
enfin je pouvais convenir pour un
poste, invariablement, ce
dernier était déjà pourvu ; dure
réalité de la mise à jour décalée
des fichiers !
Mettre
les pieds dans ces locaux infects me
déprimait chaque fois davantage et
savoir que nous étions plusieurs
millions dans ce cas n'arrangeait
pas mon état d'esprit.
Personnellement,
je
ne possédais aucune qualification.
Je n'avais, en quelque sorte et
comme disait mon père, que ce que je
méritais. Mon baccalauréat et mes
deux années de fac sans diplôme ne
représentaient rien. Si, de la merde
!
Le
"conseiller" qui m'avait reçu la
première fois avait presque
osé me le dire en ces termes.
Par
contre, des hommes et des femmes
ultra-compétents, bardés de
parchemins, trop jeunes ou trop
vieux, trop ceci ou pas assez cela,
galéraient dans ces couloirs sans
fin comme des âmes damnées au rebut
de la société de loisirs.
Dans
ce monde à deux vitesses, je
demeurais obstinément au point mort,
voire en marche arrière.
Le
plus affligeant était qu'un smicard,
salarié abusé, hachélémisé dans une
banlieue grisâtre, pouvait passer
pour un honteux privilégié au regard
de certains de mes collègues
pointeurs.
Quand
ceux qui n'ont rien commencent à
envier ceux qui n'ont pas
grand-chose, le terreau haineux de
la bête immonde redevient fertile et
les langues fielleuses des factieux
assoupis se délient de nouveau, dans
un torrent d'excréments putrides
extrêmement contagieux. Le monstre
ne dort que d'un oeil...
La
recrudescence inquiétante des propos
xénophobes et des réflexions à
caractère raciste me fit brutalement
prendre conscience de l'avancée
dangereuse de cette gangrène
noire.
Des
gens, autrefois miteux, ne se
gênaient plus pour faire
étalage de leurs idées
malsaines. Ils se sentaient
confortés, comme protégés par les
scores croissants de leurs leaders
aux diverses élections que la
démocratie, souveraine, généreuse et
parfaitement idiote, offrait à ces
chevaux de Troie, nazillons de la
fin du siècle.
Du
fait de leur seule présence, l'image
de la France à l'étranger devint
comparable à celle d'une jolie femme
défigurée par une purulente et
gerbante verrue sur la joue.
Quand
ils consacraient leurs colonnes à
notre pays, les journaux du monde
entier n'évoquaient plus que cette
excroissance morbide.
Je
jugeais trop facile d'invoquer, à ce
propos, le naturel besoin de
dramatisation des médias. Pour une
fois qu'ils se faisaient l'écho
d'une situation réelle et
préoccupante, réellement
préoccupante...
Nos
hommes politiques, républicains
traditionnels ou sociaux démocrates
mous, me paraissaient parfaitement
dépassés par la sinistre ampleur du
phénomène.
Au
mieux, ils cherchaient à minimiser
les résultats électoraux de cette
droite extrême renaissante et
condamnaient ses écarts de langage
révélateurs. Au pire, ils
s'inspiraient de certains points de
ses thèses pour composer leurs
programmes et lui piquer quelques
bulletins de vote.
Où
il fallait pratiquer l'ablation pure
et dure, l'interdiction définitive
d'un tel parti, ils cherchaient la
guérison de ce cancer dans une
espèce d'homéopathie
doucereuse.
Enfin,
je ne voyais pas très bien, alors,
ce que je pouvais y faire avec mes
petits bras peu musclés.
Autrefois,
j'avais
connu, à l'université, des scalpeurs
de peaux de crânes rasés.
J'approuvais leurs actions radicales
mais je n'avais jamais vraiment
ressenti l'impérieuse nécessité de
les y rejoindre. De plus, je
possédais déjà une théorie
vétérinaire sur la question : celle
de la tique !
Pour
débarrasser l'endroit infecté par ce
parasite, il faut lui arracher
complètement la tête après l'avoir
préalablement endormi avec de
l'éther ou du chloroforme. Et,
personnellement, je n'avais pas les
instruments pour une telle
opération.
Comme
beaucoup de monde, je me bornais à
espérer que quelqu'un, quelque part,
les détenait et oserait un jour les
utiliser, avant qu'il ne soit trop
tard...
***
Un matin,
en me levant, je décidai de passer
voir mon copain Tony en sa
pizza-connection.
Au
début de notre séjour, je lui avais
envoyé une petite carte de Normandie
afin de le rassurer. J'imaginais que
ma visite lui ferait plaisir.
Même
si j'avais tiré un trait sur cette
tomateuse partie de ma vie, je
souhaitais garder le contact avec
lui que je considérais comme un vrai
pote.
Nous
étions aussi différents que peuvent
l'être l'eau et le feu, l'huile et
le vinaigre, la fièvre et
l'aspirine.
Tony
était pour moi comme un grand frère
sage, une référence morale, un juste
dans le chaos, un phare tranquille
dans le brouillard.
Sa
droiture, sa franchise et son sens
de l'honneur tout méditerranéen
faisaient de lui un être humain
éminemment respectable. Il n'avait
qu'une parole et je savais pouvoir
compter sur lui en toutes
circonstances.
J'ai
connu trop peu de gens comme
lui...
Excessivement
sérieux,
comme un voleur rangé des voitures,
il appréciait chez moi, je crois,
une certaine folie irrévérencieuse
ainsi que ma faculté d'avancer sans
me préoccuper outre-mesure de la
médisance et de la mesquinerie
ambiantes.
Il
représentait ce que je ne pouvais
être : quelqu'un de profondément et
viscéralement bon.
Sa
nature facile, son honnêteté et son
humour percutant lui apportaient
l'estime de tous mais lui, lent et
prudent, mettait longtemps avant
d'accorder réellement son
amitié.
J'avais
la chance de faire partie du cercle
restreint de ses vrais proches, ceux
auxquels il pouvait tout donner. En
contrepartie, il valait mieux éviter
de le décevoir.
Nous
avions le même âge mais lui était
déjà marié et père de trois enfants
absolument adorables. Isabelle, sa
femme, possédait toutes les qualités
d'une vraie perle et portait
magnifiquement son prénom.
Ils
formaient pour tous un couple modèle
respirant une intense joie de vivre,
un amour simple et beau, une bouffée
de réel bonheur.
Avant
de connaître Marie, leurs
invitations avaient constitué pour
mon âme en ébullition de véritables
havres de paix, des aires de repos
salutaires sur l'autoroute brûlante
de ma vie sans limites.
Aux
pires moments de mes excès, chaque
soirée passée chez eux m'avait
apporté une dose vitale de sérénité,
de force pour repartir. Leur maison
sentait bon le rire absolu.
Tony
me fit un accueil plus que
chaleureux, digne des meilleurs
clichés sur le show-biz. Mais, chez
lui, cette exubérance procédait de
la plus grande des
sincérités...
Ses
mots et ses gestes auraient pu
paraître exagérés à un néophyte.
Pourtant, ils ne contenaient aucune
fourberie, aucun calcul.
Mon
ami pouvait être enthousiaste à la
puissance dix. Il était comme
ça.
C'est
tout !
-
Putain, mais merde ! Où tu étais
espèce d'enfoiré ? Tu aurais pu me
filer ton adresse au moins, sale con
! me lança-t-il en m'accolant comme
si je revenais des Enfers.
-
Ouais, je sais... Excuse-moi,
esquissai-je en guise de
réponse.
-
Je te croyais mort ! Putain, tu te
rends pas compte... C'est pas vrai
d'être comme ça, ajouta-t-il en me
tapant sur le dos comme un ancien
combattant qui retrouve un camarade
porté disparu.
-
Je t'ai envoyé une carte, tentai-je
de glisser dans cette conversation
courtoise et imagée.
-
Il y a plus de trois mois ! Tu
déconnes ou quoi ? Faut plus
jamais me faire un truc pareil...
Sinon, je t'étrangle, finit-il par
dire en me tenant par les épaules et
en me fixant droit dans mes yeux
noirs.
-
Jure-le-moi ! exigea-t-il sans
plaisanter.
-
Oui, d'accord Tony. Je te le
promets. Ça ne se reproduira plus.
Je vais t'expliquer de toute
façon... conclus-je en souriant
tristement.
-
Bon, ça va. Mais, n'y reviens pas,
trancha-t-il soudain comme apaisé
par mes propos.
Des
heures de verbes
m'attendaient...
***
Tony eut
droit au récit circonstancié de notre
séjour normand. Il voulait tout
savoir, absolument tout !
Bien
évidemment, vous commencez à ne pas
me connaître, je ne lui dévoilai que
ce qui m'apparut comme indispensable
en vue de l'obtention de son amical
pardon.
Durant
mon long monologue et à ma grande
stupéfaction, mon volubile copain
demeura silencieux et attentif comme
un premier communiant. Il écouta mes
explications avec la concentration
d'un joueur de bridge professionnel
mais aussi avec l'émotion palpable
de celui qui reçoit un grand secret
en première exclusivité.
Quand
j'eus terminé de lui narrer le tiers
de ce que vous savez presque
intégralement, Tony, songeur et bien
calme, se contenta de me dire sans
lyrisme superflu :
-
OK, c'est bon... Tout va bien alors.
C'est parfait!
Il
fut dérangé deux ou trois fois par
le téléphone ou des assistants
inféodés qui commençaient à s'agiter
dans tous les sens. L'heure du coup
de feu approchait à grands pas
huileux...
Je
sentais très perceptiblement la
tension croître autour de moi.
Cette
atmosphère de pré-guerre civile qui
règne souvent dans la restauration
rapide, ce jour-là, me fit sourire.
Autrefois, elle m'agaçait
prodigieusement et j'esquivais
généralement ces crispations
intempestives en sirotant un
expresso serré au café du
coin.
Tony
me pria de l'excuser. Je lui
répondis que je savais ce que
c'était et qu'il me fallait partir,
de toute façon. Marie m'attendait
pour déjeuner. Je lui avais promis
ma chômeuse présence et ne pouvais
la décevoir ; pour une fois qu'elle
faisait une pizza...
Tony
éclata de son bon rire franc puis,
brusquement sérieux, me déclara que
nous avions à parler tous les deux.
Il avait eu une idée géniale dont il
souhaitait m'entretenir en détails,
le plus vite possible.
-
De quoi s'agit-il ? risquai-je sans
trop y croire.
Mais,
Tony, étrangement mystérieux, ne
souhaita pas éclairer ma lanterne
désespérément rouge... Il me
répondit assez fermement que ce
n'était ni le lieu, ni l'heure pour
discuter de choses aussi
sérieuses.
-
Tu n'as pas le droit de m'inquiéter
comme ça ! lui rétorquai-je avec
force.
-
Je trouve cela mesquin de ta part
après tout ce que je viens de te
raconter, ajoutai-je faussement
ulcéré.
Désarçonné
par
ma réaction, mon pote alambiqué me
demanda de conserver mon plasma à
bonne température... S'il ne pouvait
m'expliquer cette étrange affaire en
ce lieu, c'était parce qu'elle
touchait au domaine sensible du
travail.
-
On va monter une boîte tous les
deux, Michaël, me chuchota-t-il en
épiant la porte comme un
contre-espion sur le fil du rasoir.
J'avoue
humblement que cette révélation me
scia les jambes et me coupa le
sifflet quelques courts
instants.
Comment
pouvait-il me proposer un truc
pareil ? N'était-il pas victime
d'une fuite de neurones ? Ne
fréquentait-il pas trop à cette
période les raves hallucinogènes ?
Avait-il des problèmes familiaux
déstabilisants ou des hémorroïdes
particulièrement agressives ?
Toutes
ces questions bizarres me
traversèrent l'esprit à la vitesse
d'un violent éternuement
allergique.
La
surprise devait suinter sur mon
visage comme la sueur sur le dessous
de bras velu d'une gymnaste roumaine
car Tony la remarqua
immédiatement.
Il
chercha à me rassurer en
m'expliquant sommairement que son
plan était en béton et qu'il avait
nécessairement besoin de moi comme
associé.
En
gros, mon meilleur ami me demandait
de me rendre directement de la case
ANPE à la case Medef sans passer
trois tours en prison...
J'imaginais
qu'une
telle ascension ne pouvait se
dérouler sans heurts mais, avec un
premier de cordée comme Tony, les
obstacles s'élimineraient
d'eux-mêmes. J'en étais convaincu !
Ma
confiance en lui était telle que ma
colère relative céda la place à une
jubilation mesurée.
-
Parce que toi, tu nous imagines
patrons ? lui demandai-je sans
chercher à dissimuler une hilarité
de toute évidence
incontrôlable.
-
Ben oui ! Pourquoi pas ? me
répondit-il avec une joie teintée de
fierté et la voix basse du
boursicoteur délictueux
initié...
-
Mmmouais... marmonnai-je, un rien
dubitatif.
Evidemment,
son
assurance affichée ne m'en disait
pas davantage sur la nature de son
audacieux projet mais, dans ma
situation confuse du moment,
l'opportunité phénoménale de tenter
le tout pour le tout avec un ami
comme lui ne pouvait raisonnablement
pas se manquer.
Je
devais donner à ma fée des raisons
d'être enfin fière de son lutin
!
Aussi,
sans attendre le rendez-vous au
cours duquel il souhaitait m'exposer
précisément le profil de notre
petite entreprise, je l'atomisai
littéralement en lui déclarant à
brûle-pourpoint que j'étais partant
pour cette aventure.
Cette
réponse enthousiaste, pour le moins
précipitée, illumina le visage de
Tony d'une auréole de vraie amitié
éblouie.
Nous
passerions son prochain congé
hebdomadaire à débroussailler le
dossier baptisé, par lui et
provisoirement, "couilles en
or"...
Ça
lui ressemblait bien, un nom pareil
!
***
Ma fée
préféra adopter une attitude sceptique
de bon aloi quand je lui annonçai sans
ménagement qu'elle avait devant elle
un directeur en puissance.
Comme
je n'en savais guère plus qu'elle,
ses multiples interrogations
demeurèrent sans réponses. Elle
insista lourdement pour obtenir ce
que je n'aurais pu lui avouer sous
la torture et je dus lui rabattre
son caquet curieux en lui demandant
si elle effectuait là son premier
reportage...
Ma
vanne cinglante fonctionna au-delà
de toutes mes espérances.
Marie
fut vexée comme une danseuse étoile
se ramassant, par la faute de son
partenaire, un gadin monstrueusement
loufoque en pleine représentation
coincée d'un ballet classique.
Elle
ne me traita pas d'abruti mais le
pensa sans doute si fort que je
sentis le souffle de l'offense
glisser sur ma personne...
Ma
vedette du petit écran noir de mes
nuits blanches eut une mimique
méprisante puis pivota brusquement
sur ses ballerines pour s'enfermer
dans notre chambre.
Elle
y bouda longuement tandis que je
rêvassais à mon costume futur.
J'avais
été bien inspiré de n'exiger aucun
détail de la part de Tony. Ainsi, je
pouvais imaginer tout et n'importe
quoi, le meilleur comme le pire.
J'ignorais jusqu'au secteur sur
lequel nous allions fondre, tels de
cupides prédateurs.
J'étais
impatient
de revoir mon associé pour entamer
le combat ; ascension spectaculaire
vers le succès ou descente
irréversible vers l'endettement
perpétuel.
Deux
heures après ma fulgurante remise en
place, Marie, avec l'assurance
décidée d'un mannequin teuton, passa
devant mon corps amorphe étendu sur
la moquette sans lui accorder le
moindre regard. Son sac me parut
exagérément plein.
Elle
se dirigea vers la porte sans se
retourner, sans m'adresser une seule
parole, m'expédiant dans le
néant.
Quand
elle était comme cela, en pleine
crise de susceptibilité bien placée,
la meilleure solution consistait à
laisser passer la perturbation
hormonale.
Elle
allait, à coup sûr, demander l'asile
diplomatique à sa copine nymphomane
et, si celle-ci n'avait pas de
copulations prévues pour la soirée,
elle se ferait un malin plaisir de
le lui accorder.
Ainsi,
pour consoler Marie de mon humour
d'acier, Juliette pourrait
déblatérer sur mon compte jusqu'au
petit matin.
Je
ne me faisais pas d'illusions quant
à la tournure vengeresse que
prendrait leur conversation.
Chaque
fois que ma fée et moi nous
fâchions, Juju retrouvait, l'espace
d'une nuit blanche et de quelques
bouteilles de vin rosé, sa belle
complicité avec son amie
d'antan.
En
ces rares occasions, elle pouvait
récupérer celle que je lui avais
chipée. C'était ce qu'elle pensait.
J'en suis certain !
Juju
n'avait jamais accepté que sa copine
puisse vivre en couple quand elle,
Top parmi les taupes, devait le plus
souvent se contenter seule de son
grand lit froid et de divers
succédanés virils.
Briser
notre idylle représentait pour cette
salope érotomane un objectif à moyen
terme. C'était évident, clair comme
de l'eau-de-vie.
Enfin,
je lui souhaitais ardemment de n'y
parvenir point...
Quelques
minutes après le silencieux départ
de Marie, je ressentis le besoin
incongru de me rafraîchir le visage
dans la salle de bains ; une bouffée
d'andropause prématurée sans doute.
Au-dessus
des lavabos, tracées rageusement
avec ma mousse à raser sur le grand
miroir qui en avait tant vu, six
lettres savonneuses arrêtées par un
énorme point d'exclamation me firent
comprendre à quel point je
connaissais ma fée.
"ABRUTI
!" bavait sous mes yeux... Pourquoi
n'avait-elle donc pas utilisé son
rouge à lèvres comme dans tous les
films ? Pour rabaisser notre
histoire ? Pour titiller mon sens
artistique ? Pour me faire mal
?
Cela
aurait été beaucoup plus esthétique.
Enfin, je trouve...
***
Marie,
qui avait su résister aux sirènes
séparatistes de Juju, désira
m'accompagner pour assister à la
conférence au sommet de Tony.
Cela
ne la dérangeait pas et, de plus,
Isabelle serait présente
également.
-
Comme ça, elles pourront discuter de
fond de teint dans la cuisine,
avait ironisé mon comique copain au
téléphone.
Heureusement,
ma
fée tendue n'avait pas écouté notre
conversation.
Je
pense qu'elle n'aurait pas accepté
ce trait d'humour éminemment et
indubitablement misogyne. Elle
possédait en effet des interdits
dans le domaine du rire et,
particulièrement, tout le répertoire
vaseux des histoires ou des vannes
sexistes.
Devant
elle, il valait mieux éviter de
s'engager sur ce terrain glissant.
La guerre des sexes constituait
toujours pour ma fée une méprisable
réalité.
Ouvrir
de telles hostilités avec elle
relevait d'une forme prononcée de
masochisme... Elle ne connaissait
pas de pitié sur ce champ de
bataille particulier.
Fort
heureusement, Tony, qui raffolait de
ces gauloiseries plus ou moins
fumantes, savait à quoi s'en tenir
et, hormis sous l'effet transcendant
d'une ivresse totalement
libératrice, il demeurait toujours
très correct en présence de ma
lanceuse de pavés...
Il
nous attendait, sapé comme un
détourneur de fonds, derrière une
table sur laquelle il avait
soigneusement disposé ses
dossiers.
Tout
était rangé, trié, classé, numéroté,
archivé avec la méticulosité
exagérée d'un collectionneur de
timbres rares.
En
fait, Tony avait plus que défriché
le terrain. Sur le papier, notre
entreprise prenait déjà corps. Il
avait vraiment tout prévu.
A
chacune de nos questions, mon
président-directeur général et ami
répondit avec rigueur.
Marie
me parut impressionnée par l'ampleur
et la précision du travail accompli.
Elle avait toujours considéré Tony
comme un sympathique rigolo de
service et, visiblement, sa soudaine
stature de meneur d'hommes
l'étonnait au plus haut point.
Ma
fée éprouvait une véritable
fascination pour les trésors enfouis
dans les tréfonds des personnalités.
Quand, par hasard, elle en
découvrait un, cela lui redonnait
confiance en l'espèce humaine.
D'ailleurs,
elle
n'eut de cesse de chercher le
mien...
Ce
soir-là, Tony gravit d'un bond
plusieurs niveaux sur l'échelle
exigeante de sa considération.
J'en
fus ravi car, habituellement, elle
n'appréciait pas mes amis. C'est
même un euphémisme outrancier que de
le dire ainsi.
Elle
les trouvait trop légers, trop
superficiels et ne supportait pas
leur propension remarquable à se
mettre minable. Festivement parlant,
cela va de soi...
Après
chaque soirée trop arrosée, ses
réflexions moralisatrices
m'exaspéraient tellement que je ne
pouvais m'empêcher de foncer bille
en tête dans le cloaque visqueux de
son propre cercle de relations ; des
pédants branchés pour la
plupart.
Il
s'agissait bien là du seul réel
sujet de divergence que nous
eussions jamais eu.
Je
lui laissais toujours le dernier mot
dans ces interminables discussions
sur les mérites comparés des uns et
des autres. Mais, sciemment et
sournoisement, à chaque occasion que
notre vie mondaine me procurait, je
me plaisais à pulvériser en public,
d'un mot ou d'une phrase, tel ou tel
membre fébrile de sa clique.
Entre
ses amis et moi, il y avait toute la
largeur du Gange.
Marie
en convenait aisément mais adorait
ajouter que la rive sur laquelle je
me trouvais n'était pas forcément la
bonne.
L'adoubement
de
Tony me réjouissait donc
doublement...
Le
dossier ficelé et bouclé,
chef-d'oeuvre d'efficacité patronale
virtuelle, n'attendait plus que ma
signature ainsi que mon chèque de
vingt mille francs pour être
officiellement transmis aux
autorités compétentes.
Avec
quarante pour cent des parts,
j'étais heureux comme un équipier du
maillot jaune à l'arrivée du
Tour...
Tony
conservait la majorité du capital.
Normal ! Il était l'initiateur après
tout.
Très
généreusement, je lui donnai les
paraphes nécessaires pour sceller
notre historique accord.
Concernant
ma
participation financière, je lui
tendis royalement, mais sans
cérémonie, une pièce d'un franc.
Mon
associé, peu attaché à la force des
symboles, me donna, tout aussi
royalement, une semaine pour lui
apporter le reste de la somme.
A
cet instant, je lus une légère
inquiétude sur le beau visage de ma
fée. Je ne possédais pas le quart de
cette somme et personne ne pouvait
mieux le savoir que celle qui
essayait de tenir serrés les cordons
de ma bourse trouée...
Je
ne pouvais décemment pas solliciter
de nouveau mes parents même si
j'étais certain de leur appui en
cette louable circonstance.
Mon
amour se demandait comment j'allais
m'y prendre pour ne pas décevoir mon
ami. Elle n'était pas la seule
!
Sur
le chemin du retour, tandis que je
gambergeais comme un poisson devant
un appât tentant mais dangereux,
elle m'interrogea discrètement à ce
propos pour le moins effervescent...
Avec
sa bonté naturelle, elle s'excusa
même de ne pouvoir m'aider
immédiatement. Elle commençait à
travailler à la rentrée et, trois ou
quatre mois plus tard, cela ne lui
aurait posé aucun problème. Je la
remerciai avec chaleur de cette
délicate pensée mais, Tony désirant
entamer les activités de notre
société dès septembre, il m'était
impossible de le faire attendre si
longtemps.
En
cas de non-assurance totale de ma
part, mon généreux copain
n'hésiterait pas à se passer de mon
indispensable présence à ses côtés.
Dans une situation inverse, je ne
lui aurais consenti que trois jours.
Et encore !
-
Comment vas-tu faire ? me demanda ma
muse insolente.
-
J'y arriverai ! lui répondis-je avec
calme plat et froide détermination.
Je
n'avais pas la moindre idée de la
façon dont j'allais procéder pour
gratter deux briques en sept jours
mais j'étais absolument certain d'y
parvenir.
Doit-on
évoquer l'inconscience ou
l'optimisme face à une telle
certitude ? Une subtile alchimie des
deux ?
Personnellement,
j'ai
toujours cru en ma bonne étoile.
Même si je n'ai jamais su la nommer.
J'ai dû bien des fois la décevoir,
l'irriter aussi.
Mais,
à chaque carrefour important,
irrésistiblement, les feux passent
au vert...
***
Une
huitaine de beaux billets de cinq
cents francs aux effigies radioactives
jouaient les sourds sur le profond
sofa du salon.
En
dépit de mes suppliques répétées,
ils refusèrent avec obstination de
se reproduire entre eux.
J'essayai
pourtant toutes les formules
magiques éculées, héritées d'une
enfance pleine d'histoires
merveilleuses. Je regrettai
amèrement de n'être point un faiseur
de miracles ou le possesseur
temporaire du Veston ensorcelé...
J'y aurais prélevé le compte exact
avant de m'en débarrasser rapidement
car, même les patates le savent, il
ne faut pas jouer avec le diable.
En
panne sèche de fantastique, je dus
presque à regret bifurquer vers le
tangible afin d'y trouver l'idoine
solution.
C'est
là le triste lot des mortels.
J'écartai
d'emblée
toutes les hypothèses susceptibles
de me ramener sur les chemins
tortueux de la délinquance. Les
ayant esquivé de justesse, je
préférais éviter de m'y engager pour
un jeu qui ne valait pas une
chandelle de maison d'arrêt.
Dans
le champ peu vaste des possibilités
honnêtes qui s'ouvrait sous mes pas
tâtonnants, la mise de ce pécule
inerte sur un cheval sûr obtint la
majorité de mes voix, d'une courte
tête.
Evidemment,
je
n'osai révéler à Marie ce choix
hippique. Elle n'aurait pas compris.
Et puis, après tout, ses
propositions flirtaient avec le
néant. Alors...
La
mise en place et la réalisation de
cette épopée me furent grandement
facilitées par le départ de mon
amour pour la région bordelaise où
elle devait passer le mois d'août
chez ses parents. Je n'avais pas été
convié. Elle ressentait le besoin
d'être seule avec eux.
Dans
un premier temps, cette éviction
m'avait plutôt vexé mais,
finalement, le retour aux sources
familiales de mon ondine déracinée
me laissait libre de tout marquage à
la culotte.
De
plus, j'étais censé aider Tony dans
les démarches administratives qu'il
comptait effectuer - l'inconscient !
- durant cette période de congés
généralisés.
J'accompagnai
donc
ma voyageuse avec bagages à la gare
où un TGV flambant neuf s'apprêtait
au décollage. Cela tombait bien,
j'ai toujours eu horreur des
effusions de quai !
J'achetai
au libraire du grand hall toute la
littérature concernant les courses à
venir. Il y en avait tant qu'il
m'offrit spontanément l'un de ces
précieux sacs distribués d'ordinaire
avec une telle parcimonie que l'on
se demande quel plastique rare les
compose.
De
retour à la maison, j'épluchai cette
volumineuse paperasse avec la
voracité d'un rat de
bibliothèque.
Je
n'y connaissais pas grand-chose et
le vocabulaire technique des
prétendus spécialistes me laissa
longtemps pantois, à quelques
longueurs de la ligne de
compréhension...
Je
fus pourtant rassuré de constater
qu'aucun d'entre eux ne semblait du
même avis concernant les chances
théoriques de tel ou tel futur steak
tartare.
La
science affichée ne paraissait pas
d'une exactitude extrême.
Auquel
de ces pronostiqueurs pouvais-je
décemment confier mon avenir ainsi
que l'estime de Tony ?
Je
repérai cependant quelques noms
récurrents à fortes probabilités de
victoires. Je les notai
précieusement dans un petit carnet
inauguré pour la circonstance.
Estimant
qu'un complément d'informations
s'avérait indispensable, le
lendemain, je me cramponnai dès
l'ouverture au comptoir enfumé du
bar-tabac-PMU du coin afin d'y
laisser traîner mes oreilles.
Les
turfistes habitués du lieu
discutaient bruyamment de
pseudo-tuyaux en métaux divers. Je
recoupai ces bribes de propos
passionnés avec le bilan chiffré de
mes lectures.
Un
cheval au patronyme amusant émergea
de ma minutieuse enquête. Il portait
le numéro sept et emportait haut le
sabot la plupart des suffrages des
scotchés du zinc.
Plusieurs
de ces amateurs éclairés estimaient
toutefois qu'il serait beaucoup trop
joué par les parieurs et, qu'en
conséquence, sa cote plafonnerait
aux alentours de cinq contre un.
Exactement ce qu'il me fallait
!
J'aurais
pu miser mes billes à cet instant au
petit guichet qui se trouvait à
l'étage mais je préférais de loin me
rendre sur l'hippodrome afin de voir
de mes yeux avides ce cheval porteur
de tous mes espoirs et de
cinquante-cinq kilos...
L'après-midi,
légèrement
anxieux, je traversai le bois de
Boulogne et son florilège
d'ex-footballeurs sud-américains
pour me rendre à Longchamp. Je
roulai vite et bien malgré les
ralentissements provoqués par les
adeptes sous-doués du
téléphone-au-volant-en-seconde.
A
peine arrivé, je remarquai une foule
cosmopolite et nerveuse qui
s'affairait autour du rond de
présentation des chevaux.
D'autres
joueurs, attentifs et crispés,
observaient l'évolution des cotes
sur de petits téléviseurs suspendus
dans les airs comme autant de rêves
envolés.
Mon
favori courant dans la cinquième
course, j'avais le temps et
l'instructif loisir d'assister aux
épreuves précédentes.
La
première fut sans surprise : le
meilleur sur le papier confirma très
nettement sa supériorité sur le
terrain. Mais, dans les suivantes,
trois outsiders, de vrais toquards
abandonnés en toute logique,
supplantèrent les gagnants putatifs
dans la longue ligne droite des
tribunes.
J'étais
perplexe
et désemparé. Cette réunion semblait
être celle de toutes les
aberrations. Des monceaux de tickets
perdants jonchaient le sol et les
jockeys malchanceux, nuls ou
malhonnêtes se faisaient
copieusement insulter par des hommes
aux poches vides.
L'un
d'eux fut même traité de tricheur
par un connaisseur,
apparemment.
Il
fit mine de ne pas l'entendre. Ce
qui était plus sage.
En
regardant dans mon calepin, je
constatai, effaré, que ce crack,
supposé truqueur, allait monter mon
investissement à haut rendement dans
la course suivante.
Que
faire, arrêter tout ? Ce n'était pas
possible ! Cela devait passer ou
casser, plus question de reculer.
Parce qu'à force de tergiverser, on
se retourne et il n'y a plus
personne derrière mais, devant, au
loin, la masse avance
irrésistiblement en s'enchaînant au
mouvement des astres...
J'allais
d'un pas glauque voir les lads
présenter les adversaires de mon
patronal avenir quand un vieil homme
distingué s'approcha de moi en
souriant comme un baron.
Il
présentait bien et avait tout du
professionnel de
l'entourloupe.
-
Voyez-vous quelque chose dans la
cinquième ? me demanda-t-il avec son
journal sous le bras et l'oeil
malicieux d'un repéreur de débutants
perdus.
-
Euh... Oui, le sept ! Enfin, je
crois... lui répondis-je, surpris
qu'une telle pointure me demande un
tuyau.
-
Voyons mon grand, il n'a pas la
queue d'une chance ce canasson.
C'est un éternel second, un habitué
des places d'honneur, le genre
Poulidor de petits handicaps, si
vous voyez ce que je veux dire...
Non, le gagnant, c'est le cinq !
Mais gardez-le pour vous. C'est
cadeau... soupira-t-il avant de
disparaître dans la foule dense et
tremblante.
Non
! Je ne voyais pas ce qu'il voulait
dire...
Je
regardai immédiatement la cote de ce
cheval sur le tableau : il affichait
cinquante-sept contre un ! Une vraie
épave, le chef des toquards en
personne !
En
le regardant gambader derrière
l'imberbe garçon d'écurie, je le
trouvai particulièrement chétif,
presque malingre, en comparaison des
autres concurrents.
Mon
cheval, le sept, lui, semblait
affûté comme un sprinter anabolisé :
une vraie masse de muscles saillants
et une fierté de champion
héréditaire.
Je
cherchai alors le vieil escroc pour
lui demander des explications mais
ce baratineur émérite s'était
évaporé dans l'humidité ambiante
comme un pet-de-nonne dans un goûter
d'enfants.
Déjà,
les chevaux se dirigeaient calmement
vers le départ. Je devais me décider
vite. Il n'y avait plus de place
pour le doute. La file d'attente
m'entraînait vers le guichet. Ce
serait bientôt à moi de parler. Mon
palpitant pulsait du
trash-métal.
En
une fraction de demi-seconde, je
tranchai en faveur de mon idée
première mais, à ma grande
stupéfaction, je m'entendis, comme
dans un cauchemar, balbutier au
préposé :
-
Trois mille cinq cents francs sur le
sept gagnant et cinq cents sur le
cinq !
-
Gagnant aussi ? me
demanda-t-il.
-
Euh, oui... déglutis-je. Je guettai
sa réaction mais il en avait sans
doute tellement vu dans sa carrière
qu'il resta impassible comme un
croupier...
Je
repartis abasourdi vers les tribunes
avec les deux tickets serrés dans ma
main moite. Sur l'écran, la cote du
cheval du vieux avait baissé de cinq
points. Nous n'étions peut-être que
deux à l'avoir joué.
Le
départ fut donné à l'autre bout de
l'hippodrome. Je ne comprenais rien
aux commentaires lancinants du
speaker. Des résonances parasites
m'empêchaient de l'entendre
convenablement. Cependant, je
compris soudain que mon bourrin
dominait les débats depuis les
premiers hectomètres. Il se
trimbalait littéralement. J'étais
aux anges et à qui le voulait.
Il
déboucha nettement en tête dans la
ligne droite. Je criais pour
l'encourager, comme s'il en avait eu
besoin !
Tout
le monde hurlait: "Le sept , vas-y
le sept , allez Connard !"...
C'était
la
folie, l'hystérie collective
absolue. Nous avions tous misé sur
lui. C'était évident avec un tel
nom... Un petit groupe de
poursuivants cavalait à ses
trousses. Ils ne semblaient pas très
loin tout de même. Puis,
progressivement, mon favori
s'enlisa. Il donna l'impression de
stagner, de s'essouffler. Ce n'était
pas qu'une impression.
Alors,
avec une facilité déconcertante, un
cheval s'extirpa du lot collé à ses
basques. Sa pointe de vitesse dans
le final était tout bonnement
extraordinaire. Il volait
littéralement. Dans les cinquante
derniers mètres, il avala Connard en
quelques foulées et passa le poteau
largement devant tous les autres.
Mon placement sûr termina sixième,
éprouvé au possible.
Je
n'avais pas quitté mes sous du
regard. Je les avais vus cracher
leurs tripes sur le gazon. J'étais
sonné, comme uppercuté par un poids
lourd converti à l'Islam. Pourtant,
en jetant par dépit un regard au
panneau de résultats, je vis que
cette fusée victorieuse qui avait
coiffé tout le monde portait le
numéro cinq... Je dus défroisser les
tickets écrasés et humides. Je
touchai ensuite mon pactole et
partis immédiatement pour le déposer
en banque. Tony aurait son chèque
dans les temps. J'aurais voulu
offrir un verre au vieux mais
bon... Vingt-six mille francs
! J'avais vraiment une chance de
cocu…
***
Après un
exténuant et laborieux mois d'août
passé à nous battre avec les diverses
administrations concernées par notre
projet, Tony et moi fûmes plus
qu'heureux de baptiser officiellement
notre "bébé" le premier
septembre.
Tout
s'était exactement déroulé comme mon
brillant associé l'avait prévu dans
ses petits papiers.
Une
fatigue joyeuse se discernait sous
nos yeux encerclés de bonheur et
d'angoisse.
A
son retour, Marie avait presque eu
peur en me voyant ainsi. Pas rasé,
les traits tirés et pâle comme un
albinos souffrant, je ressemblais au
spectre de ma mauvaise
conscience...
Tony
était plus présentable, comme un
actionnaire majoritaire en fait.
Logique !
Nos
locaux, enfin si je peux utiliser ce
terme générique, se résumaient à une
pièce servant de bureau surplombant
un garage où, bientôt, des motos
rutilantes s'entasseraient.
En
attendant, seule la mienne, énorme
et neuve, trônait fièrement en plein
centre, comme une cerise démesurée
sur une gigantesque pièce montée.
Tout
était impeccablement refait à neuf.
J'y avais passé les caniculaires
journées de ce mois où l'on se
contente, généralement, de tremper
sa tiédeur dans l'eau fraîche ou de
jouer à la pétanque sous la
bienveillante protection ombragée
d'arbres feuillus.
Que
voulez-vous, Tony constituait la
tête pensante tandis que je me
contentais d'être le bras armé d'un
pinceau et d'un couteau à enduire.
Notez
pourtant que pour rien au monde,
hormis Marie, je n'aurais échangé ma
transpirante place contre la
sienne.
Me
battre du matin au soir contre des
fonctionnaires acariâtres accablés
de chaleur et de digestion difficile
se trouvait bien au-dessus de mes
forces.
Tout
au contraire, jouer les artisans
décorateurs en bouffant de la
poussière et de la peinture me
permettait de dormir sans soucis,
sans stress, comme une masse écrasée
par le labeur.
Enfin,
le jour J, sous les vivats de Marie,
d'Isabelle et de ses enfants -
une vraie foule amie en délire ! -,
nous avons inauguré ce lieu peu
commun en coupant un symbolique
ruban vert, jaune et rouge; ceci
afin de nous placer d'emblée sous la
protection ensoleillée de notre
Saint Patron...
La
fête battait son plein. Tony frimait
avec son ordinateur
ultra-sophistiqué et ses gadgets
électroniques devant les filles.
Moi, tel un pilote de compétition,
j'expliquais aux enfants émerveillés
les rudiments de la sécurité
routière.
Ce
soir-là, les deux nouveaux
capitaines d'industrie que nous
étions prirent une cuite mémorable
avec feu d'artifice, bouquet final
et tutti quanti.
Je
parlai même de mariage à ma fée
mais, celle-ci n'écoutant jamais les
hommes saouls, mes idylliques
propositions demeurèrent sans
réponse. Pourtant, elles ne devaient
rien au rhum...
Le
lendemain, peu frais mais propres
comme des candidats à l'oral du bac,
nous étions sur le pied de guerre
dès l'heure ouvrable.
Tony
regardait attentivement le téléphone
qui, bientôt, allait résonner de
l'appel de notre premier client.
Nous buvions du café en nous
rongeant les ongles ; chacun les
siens, bien évidemment.
Le
casque à portée de main, j'étais
prêt à bondir sur ma grosse
cylindrée pour livrer en un temps
record les plis et autres colis
urgents que l'on me
confierait.
La
promotion avait été assurée par
Tony, depuis des mois, auprès des
boîtes fanatiques des pizzas de
notre ancien employeur. La majorité
de ces sociétés travaillait dans le
secteur de la communication. En
termes clairs, nous étions partis en
emportant le fichier dans son
intégralité.
Ces
précieuses disquettes représentaient
une bonne base de données pour
démarcher commercialement. Le
potentiel était sans limites !
Nous
proposions à ces entreprises
d'effectuer leurs courses dans Paris
intra-muros à des prix défiant toute
concurrence sur de belles motos bien
puissantes.
De
plus, nos coursiers - moi seul au
début - seraient toujours
impeccablement vêtus grâce à
d'astucieuses combinaisons à
fermeture Eclair sous lesquelles des
costumes originaux nous
permettraient de nous distinguer des
autres messagers.
Tony
avait placé toutes nos billes dans
la présentation.
Pas
question d'arriver casqués et
dégueulasses dans les agences : les
attributs du motard devaient rester
dans le petit coffre aménagé à cet
effet.
Bien
sûr, cette manoeuvre vestimentaire
ajoutée provoquerait une légère
perte de temps mais, bien vite, je
m'aperçus à quel point cette idée
était bonne. Et rentable !
On
se disputa rapidement nos services
et, chaque fois, l'arrivée d'un
coursier en smoking provoquait,
outre un intérêt évident, une bonne
humeur immédiate dans les halls
d'accueil.
Les
expéditeurs, comme les
destinataires, paraissaient
ravis.
En
quelques semaines, nous croulâmes
sous les demandes. Nous avions des
difficultés à toutes les satisfaire
et je devais rouler comme un dingue,
sans prendre le temps de déjeuner.
De plus, je rentrais souvent tard
car certains de nos clients
faisaient appel à nous jusque vers
minuit.
Je
ne vis donc pas les brillants débuts
journalistiques de ma fée du micro
et des ondes... Nous nous croisions
à peine le matin et, le soir, quand
je rentrais, lessivé comme un mur
mûr, elle dormait.
Il
fut rapidement question d'embaucher
un autre adepte de la vitesse en
ville et de la tenue de
soirée.
Mon
rôle directorial commençait là.
J'étais chargé des éventuels
recrutements. Je n'avais pas
d'autres choix que de recevoir les
candidats le dimanche
après-midi.
Au
départ, nous étions en effet ouverts
tous les jours. Tony s'occupait du
standard, il m'avertissait des
courses et se déguisait en
secrétaire pour mettre à jour le
courrier. Sur une autre ligne, entre
deux factures, il tentait aussi de
taquiner de nouveaux clients ; une
vraie bête de travail !
Nous
débordions de tous côtés, emportés
par la frénésie des branchés pour la
petite idée géniale de mon
pote.
Au
bout de trois mois, nous avions une
sténodactylo, un comptable et une
dizaine de coursiers cravatés ou
noeud-papillonnés qui arpentait la
capitale en tous sens.
Tony
ne s'occupait plus que de chercher
de nouveaux amateurs de rapidité, de
prestige et de bon goût pour leurs
envois. Pour ma part, je veillais au
bon fonctionnement de notre
dispositif. J'avais mis en place un
habile quadrillage du secteur et je
répartissais les courses à nos
employés en fonction de leurs
positions géographiques.
On
me considérait comme un stratège, un
ténor du dispatching... Tous
m'appréciaient. Il faut dire que je
connaissais par coeur leur boulot et
qu'il m'arrivait rarement, par
conséquent, de les planter. La
moindre petite rue n'avait pas de
secret pour moi !
Nos
nouvelles activités nous laissaient
peu de temps libre. Tony m'apprit
qu'Isabelle commençait à s'en
plaindre. Marie se taisait
étrangement à ce sujet...
Nous
étions aspirés dans une spirale
infernale : grandir, se développer
ou mourir... L'ultra-libéralisme ne
connaît pas la pitié !
Nous
ne pouvions nous permettre de
refuser du travail. Les
investissements étaient trop lourds.
Les motos, les assurances, les
charges diverses, nombreuses et
variées nous contraignaient à
avancer sans cesse.
De
plus, nous gagnions peu d'argent car
nos bénéfices étaient
automatiquement réinjectés dans de
nouvelles embauches.
Quand
mon meilleur ami m'avait parlé de
son projet, je ne pouvais pas
imaginer que nous serions pris dans
un tel tourbillon. Je trouvais ça
effrayant et horrible.
J'étais
malheureux
comme un forçat damné mais,
bizarrement, tous les gens autour de
moi prétendaient m'envier... Les
cons !
Mes
parents étaient fiers de leur
progéniture. Mon père jubilait comme
si j'avais obtenu le prix Nobel ou,
plus modestement, le titre de
manager de l'année.
Tony
se trouvait parfaitement à l'aise
dans ses nouvelles chaussures
italiennes sur mesure. Isabelle et
lui invitaient des notables à
dîner. Ils s'embourgeoisaient à vue
d'oeil.
Dans
les soirées de ses nouveaux
collègues, Marie me présentait
désormais en étalant ma
pseudo-réussite de chef
d'entreprise.
Putain
! Ça commençait à puer très
sérieusement...
***
Sans m'en
rendre compte, sans en soupçonner
l'importance relative, je vivais à
présent avec une vedette naissante,
une nouvelle figure du cirque
médiatique.
Marie
passait de plus en plus à l'antenne.
Par le câble ou par les paraboles,
elle aussi pénétrait maintenant par
effraction technologique dans des
millions de foyers hypnotisés.
Son
professionnalisme reconnu et son
joli minois hâlé l'autorisaient à
gravir quatre à quatre les marches
savonneuses de l'échafaud de la
notoriété en couleur.
Plusieurs
fois, en mon anonyme présence, des
inconnus lui adressèrent la parole
avec une familiarité exagérée.
Certains d'entre eux allaient
jusqu'à lui demander sa signature...
D'autres n'hésitaient pas à la
féliciter pour la qualité de son
travail. Dans l'ensemble, ils
restaient corrects et respectueux
mais il m'arriva, cependant, de
devoir en calmer un ou deux avec la
paume de ma main...
Ma
fée s'habituait parfaitement à tout
cela et, chaque fois que quelqu'un
la reconnaissait, elle savait
trouver un mot gentil. A ses pires
pointes hormonales, elle parvenait à
rester avenante et polie avec son
balbutiant fan-club.
Je
supportais seul le poids de ses
humeurs...
Comme
je n'avais pas eu l'opportunité de
la voir en direct en raison de mon
emploi du temps surchargé, ma
pastillarde m'organisa un soir une
projection privée, une sorte de
compilation de ses meilleures
apparitions à l'écran.
Au
début, la cassette respectant
scrupuleusement l'ordre
chronologique, on l'entendait
commenter en voix-off de courts
reportages insignifiants sur les us
et coutumes de nos concitoyens puis,
peu à peu mais de plus en plus, son
doux visage concluait en plan serré
la plupart de ses sujets. Enfin,
elle intervenait en plateau pendant
le journal télévisé et présentait
des objets ou des services
résolument nouveaux, voire
futuristes. On ne voyait plus
qu'elle !
Bientôt,
j'en
étais convaincu, elle piquerait la
place de celui qui, bavant d'envies
inavouables, lui posait des
questions de pure forme.
Pourtant,
je ne pus lui livrer le fond intime
de ma triste pensée. Je n'osai lui
dire que tout cela, selon moi, ne
cassait pas trois pâtes à un
traiteur italien.
Mon
amour sous les projecteurs donnait
dans le futile, le léger, la
décontraction opiacée du travailleur
dépendant. J'estimais, pour ma
part, qu'elle valait mieux !
Elle
m'avoua cependant qu'elle se
considérait encore en période
d'apprentissage, qu'elle
accomplissait là ses classes
télévisuelles ; indispensable
passage, selon elle, avant de
pouvoir devenir une diva de
l'information. Ses dents poussaient
à vue d'oeil.
C'était
évident
d'ailleurs. On ne tarderait pas à
lui proposer d'effectuer des
interviews de célébrités, en
attendant mieux.
Elle
rencontrerait alors des gens
formidables, extraordinaires : des
artistes talentueux et des escrocs
géniaux, des hommes politiques
honnêtes et des illusionnistes
patentés, des écrivains timides et
des acteurs extravertis, des poètes
sauvages et des fauves apprivoisés,
des sportifs au firmament et des
spécialistes du dopage, des vieilles
gloires malades et des cancérologues
contagieux, des ténors barbus et des
chanteurs aphones, des morts vivants
et des chercheurs sans
vaccin...
Quand
elle me parlerait d'eux, rien
n'existerait plus et mes efforts
pour émerger se pareraient d'un
masque d'invisibilité.
Enfin,
après ce douloureux aperçu, je lui
déclarai que je l'avais trouvée
excellemment bonne.
Cette
énorme non-subtilité ne l'effleura
pas. Elle n'entendit que ce qu'elle
présupposait déjà. Elle crut que je
la félicitais sur le fond.
Mais
elle paraissait heureuse et fière.
Alors, le clou n'avait pas besoin
d'être enfoncé ; ma spécialité
pourtant !
Je
l'aimais et je comptais bien
profiter de ces derniers mois où
elle supporterait encore mon inique
présence...
***
D'un coup
de feutre noir, ma fée évanescente m'a
transformé en cloporte errant,
solitaire et glacé...
Sa
lettre était d'une beauté sans
retour, d'un tact pesé et d'une
sensibilité épidermique ; un
chef-d'oeuvre du genre ! Sa
subtilité dans l'art de manier
l'euphémisme me parut d'un autre
siècle.
Enrubannée
de
gentillesses et de bons sentiments,
de nostalgie touchante et de
précautions stylistiques, la rupture
tant redoutée s'inscrivait en
caractères gras, tremblants,
émus.
Ce
savoir-faire me bouleversa... Je
n'avais, pour ma modeste part,
jamais su casser proprement une
histoire, fût-elle en lambeaux.
Aussi, les quelques pages de Marie
emplirent mon esprit de sentiments
confus où l'abattement passager
côtoyait une tendresse aux allures
d'éternité.
Etonnamment,
je
ne ressentis pas de colère, pas même
de haine. En fait, je me trouvais,
je crois, dans un état second, une
sorte de no man's land affectif, un
boulevard circulaire des sentiments
sans indication de sortie.
Pourtant,
presque tout de suite, je pris une
décision honorable, très "grand
seigneur". Enfin, il me sembla.
Ayant
deviné entre ces lignes maudites la
crainte qu'éprouvait ma fée face à
ma supposée réaction, je voulus lui
simplifier la tâche, lui éviter
d'avoir raison...
J'appelai
d'abord Tony pour lui signifier,
sans explication, que je prenais ma
journée. Comme je m'y attendais, il
râla parce que mon absence allait
l'obliger à modifier son planning
compliqué de jeune patron débordé de
partout.
Toutefois,
à
ma plus grande surprise d'associé
minoritaire, il n'insista pas
outre-mesure pour me faire changer
d'avis.
Je
téléphonai ensuite à ma mère et,
sans l'affoler, lui demandai les
clefs de la chambre de bonne qu'elle
et mon père avaient
consciencieusement conservée sans la
louer dans l'optique attendue de
cette éventualité
prévisible...
Cela
ne posa donc aucun problème. Ils
n'avaient d'ailleurs rien modifié
dans mon ex-repère.
Je
regroupai donc mes affaires dans une
housse de couette. Assez rapidement,
cet amas de vêtements, de disques,
de livres et de babioles diverses
accumulées, je vous prie de me
croire, sans fétichisme aucun,
constitua un énorme et immonde
ballot que je dus nouer comme un
forcené avant de le traîner jusqu'à
l'entrée.
Je
fis un dernier tour dans
l'appartement pour vérifier mes
éventuels oublis. Il n'y en avait
pas ! Mon hold-up personnel était du
genre impeccable : place nette et
vide absolu, effacement total de
toutes mes traces.
J'ouvris
la porte afin de pousser mon fardeau
sur le palier. Puis, d'un geste
hésitant mais suffisamment décidé,
je décrochai les clefs du trousseau
de mon bonheur perdu et les posai en
guise de récépissé sur la petite
table bancale où, tant de fois, je
les avais jetées en rentrant le
soir.
Le
téléphone sonna mais je claquai la
porte blindée comme on ferme un
cercueil.
En
descendant l'escalier, poussant mon
tas d'indispensables à coups de
pied, je croisai Tony qui montait
les marches en courant comme un
intuitif ami.
Il
me toisa soigneusement sans
prononcer une virgule, s'empara de
l'imposant paquet et le projeta sur
son large dos. Je lui emboîtai le
pas sans parler. Dans la rue, en
nous dirigeant vers sa voiture, je
remarquai que les gens nous
observaient avec curiosité. Notre
cortège dut leur paraître
étrange.
Visiblement,
ils
ne voyaient pas tous les jours une
limace atomisée suivre ainsi un
escargot triste. Et
pourtant...
***
Je restai
toute cette journée recroquevillé dans
l'angle aigu de mon sombre réduit
mansardé. Gisant en face de moi, mon
ballot ne se déballait pas. Je
craignais ces objets entassés par
dépit.
J'envisageai
un
instant de tout brûler mais une
flemme farouche associée au respect
de ces lieux gentiment consentis me
dénéronisèrent rapidement.
Entre
deux coulées de larmes, mes glandes
reconstituant sans doute un magma
lacrymal limité physiologiquement,
je vagabondais tel un Petit Poucet
mélancolique en ramassant une à une
les images avariées de mon histoire
périmée.
Mon
unique coeur avait un large
trou...
Cette
symphonie calquée que je psalmodiais
sans cesse me servait de pelle et de
pioche pour creuser le lit de ma
tristesse.
Machinalement,
j'avais
branché le répondeur téléphonique
pour me protéger de toute intrusion
intempestive dans mes salades
défrisées.
Pourtant,
la ligne ne fonctionnait plus depuis
longtemps, depuis ma rencontre avec
Marie...
Mes
bouquins poussiéreux d'étudiant
emplissaient de mal-être les
étagères tordues et des objets
insignifiants réclamaient le
vide-ordures d'une voix
plaintive.
Bientôt,
je
les exaucerais. Mon envie de néant
n'avait pas de limites. J'aurais pu
gober des cervelles de mannequins !
L'attitude
de
Tony, toute d'efficacité et de
discrétion, m'avait légèrement
réconforté.
Posséder
un
tel ami, en de semblables
circonstances, quelqu'un qui
comprend votre besoin de solitude
mais qui sait être présent, me
permit de décrisper un peu ma
rancoeur.
Cependant,
la
fugacité de ces pensées
consolatrices ne pouvait suffire à
éclairer le tunnel sordide dans
lequel je labyrinthais en me cognant
dans des ruines.
Par
la lucarne close, je vis
progressivement la nuit étendre son
emprise sur mes états d'âme.
Depuis
ma lecture du matin, je n'avais rien
avalé. Je n'avais pas faim. La soif
ne me tourmentait pas non plus. Je
me nourrissais de gangrène.
En
regardant mon poste noir et blanc,
crasseux au possible mais en parfait
état de fonctionnement, je pensai
soudain que je pourrais, en
l'allumant et avec un peu de
malchance, admirer mon ex-fée en
plein travail.
Cette
obsédante idée m'extirpa brutalement
de mon langoureux coma.
Je
me levai d'un seul coup, tel un
Zébulon frénétique, pour effectuer
un drop magistral avec ce téléviseur
obsolète.
Je
réussis mon coup au-delà de tout
professionnalisme amateur.
L'objet
nargueur explosa en dizaines de
morceaux fragmentés quand ma
cheville victorieuse ne fut que
fêlée.
Je
poussai un déchirant cri de douleur
qui eût pu faire tressaillir de
bonheur un tortionnaire fiché par
Amnesty International.
Brusquement,
la
porte s'ouvrit. Je n'avais pas même
songé à tourner le verrou ; encore
un acte manqué...
Tony,
les bras chargés des sacs d'un
traiteur connu, apparut dans
l'encadrement, illuminé en
contre-jour par la lumière blafarde
de l'escalier.
Il
poussa l'interrupteur et découvrit
en avant-première le spectacle
tragi-comique de ma connerie. Je
gisais sur le sol au milieu des
débris de l'écran brisé et des
composants en vrac que j'avais
décidé d'arracher un à un.
Je
fus ébloui par la soudaine
luminosité de la pièce. Visiblement,
mon improvisation avait impressionné
mon public.
Cependant,
le
rôle de marionnette au rebut que je
jouais devant mon ami me désola au
plus haut point. J'eus honte de
moi.
Tony
posa calmement ses achats sur la
table. Il sortit pêle-mêle
deux bouteilles d'un grand cru
classé, des rillettes de canard, des
fromages époustouflants, du pain de
campagne, un bloc de foie gras
d'oie, des pâtisseries fines, du
champagne ainsi qu'un énorme chapon
déjà cuit.
-
Alors, tu te lances dans
l'électronique ? me demanda-t-il en
fouillant dans le placard afin d'y
dénicher le nécessaire.
-
Les couverts sont dans le tiroir
jaune, lui répondis-je en tentant de
me relever de mon indécence.
J'avais
vraiment un ami formidable.
Constatant ma difficulté, il me
tendit une main et m'installa sur
une chaise qui n'attendait plus que
moi. Le festin qui s'étalait sous
mes yeux leur tira une inoffensive
gouttelette d'émotion pure.
Mon
appétit noué ne revenait pas pour
autant. Tony me servit alors un
verre de ce vin divin.
Mon
palais aride et fier de l'être
s'humidifia à cette seule vue. Je
bus une gorgée avec dévotion, puis
une autre par pure
gourmandise.
Un
festival de soleil pénétra mon âme
doucement. Mon estomac oublié me
rappela musicalement sa présence
goulue.
D'un
geste ancestral, je tranchai le pain
et m'emparai du pot de rillettes
suantes à souhait.
Après
avoir englouti ce somptueux repas,
ivre de saveurs et repu comme un
fauve exigeant, je vis Tony déposer
la bouteille de champagne dans un
seau à glace de grande classe. Ma
jolie poubelle propre effectua un
bond prodigieux du sol terne au
firmament de la gloire
pétillante...
Comme
il s'apprêtait à faire sauter le
spécifique bouchon, je m'entendis
lui dire :
-
Tu ne boirais pas un café d'abord ?
Le problème, c'est que je n'ai pas
fait de courses... Il n'y a rien
dans cette baraque !
Il
trouva mon idée excellente et parut
se reprocher de n'y avoir lui-même
songé lorsqu'il avait dévalisé les
rayons onéreux du traiteur.
Très
naturellement, il se confia la
mission de descendre au café du coin
et d'obtenir du serveur versatile la
permission exceptionnelle d'emporter
deux expressos bien mousseux. Ce
n'était pas gagné d'avance mais Tony
savait parfois faire preuve de
persuasion.
Tous
les jours, il se battait pied à pied
avec les clients, les concurrents,
les fournisseurs, les agents du fisc
et autres ponctionneurs de
cotisations. Jamais, je ne l'avais
vu baisser les bras devant tel ou
tel véhément détenteur d'une
parcelle de pouvoir. Il en bouffait
régulièrement plusieurs dans une
matinée.
Je
l'imaginais donc mal se laisser
pourrir la vie par un pingouin mal
luné. Il allait le travailler au
corps dans le sens du poil, le
javelliser, le flatter, le ruser
peut-être, l'hypnotiser sans doute,
le faire céder enfin.
En
quelques minutes de traitement,
cette terreur de comptoir
deviendrait son esclave, sa chose.
Il lui mangerait des crottes de
lépreux dans la main!
C'était
écrit...
Je
profitai du départ de mon ami
dresseur pour tenter de remettre un
peu de décence dans la pièce
ravagée. Je balayai les bouts
d'opium du peuple et enfournai le
tout dans un solide carton sans
usage précis. Je débarrassai
rapidement la table orgiaque et
remplis mon réfrigérateur de ces
restes grandioses. La vue du chapon
à peine entamé me fit lâcher un joli
rot protéiforme.
Cette
soudaine activité ménagère réveilla
ma douleur à la cheville. La
fulgurance me traversa jusqu'au
cervelet.
Je
dérobai alors quelques glaçons du
céleste seau et les plongeai dans le
fond d'eau d'une bassine
orange.
Le
pantalon relevé, le pied nu dans ce
récipient au-delà de tout ridicule,
assis à côté du flûteux nécessaire à
champagne, j'attendais le retour de
mon extrémité à une taille normale
ainsi que celui, théoriquement plus
proche, de mon meilleur ami.
D'ailleurs,
il
devait avoir des difficultés pour
mater ce benêt constipé. Je
commençais à trouver le temps long
et je songeais même à rejoindre Tony
pour l'aider à le finir avec ma
cheville intacte quand il frappa
enfin à la porte.
Cela
me fit sourire. Il devait bien se
douter que je n'avais pas remonté le
pont-levis derrière lui.
-
Putain ! Entre, bordel ! gueulai-je
avec affection.
Il
y eut une courte et surprenante
hésitation puis, portant sur le bras
un plateau rond de bistrot pouilleux
avec deux tasses fumantes de chaude
amertume, Marie pénétra dans mon
refuge...
Mon
extra-lucidité me stupéfia
cruellement.
***
Paradoxalement,
cette soirée avec mon ex-fée fut l'une
des plus belles de notre histoire
foireuse, la plus intense dans
l'émotion en tout cas.
Tout
d'abord, sa visite m'avait
complètement pris au dépourvu. La
surprise m'avait séché en plein vol,
tétanisé jusque dans mes facultés
d'indignation.
Elle
avait rompu le matin même. En ce qui
me concernait, tout était clair,
net, précis et sans bavures inutiles
: fini, F-I-N-I !
Ma
peine insondable trouverait bien des
combustibles ici ou là... Ma douleur
n'avait pas besoin des braises de sa
présence pour pisser du sang
d'amertume.
Cela
prendrait du temps. Je le savais. La
résignation m'avait envahi comme un
staphylocoque doré.
La
roue d'infortune tournait
inexorablement. J'avais fait
souffrir bien des fois, je souffrais
à mon tour. J'admettais presque
cette déchirure atroce qui me
ravageait l'âme et me bouffait les
tripes avec voracité. Je m'y
complaisais aussi...
Cette
sensation nouvelle me rendait
palpable mon existence jusqu'ici
indolore. J'allais enfin pouvoir
régler mes crédits cumulés dans
l'insouciance de mes cages
métalliques dorées. Et cash, s'il
vous plaît !
Je
devrais revendre à prix sacrifiés
mes plus belles chimères. Mes
somptueuses bâtisses espagnoles
redeviendraient poussières, seraient
emportées dans un flot violent de
sanglots et de regrets.
Et
puis, je n'étais ni le premier, ni
le dernier. Cela n'avait certes rien
de consolant mais c'est ainsi.
Marie
prit possession du fauteuil
abandonné par Tony avec une évidente
hésitation empreinte de maladresse.
Elle tripota sensiblement le dossier
usé avant de se décider à poser son
postérieur hypothéqué dans mon champ
de vision.
Je
ne bougeai pas. Mes lèvres
demeurèrent closes avec obstination.
Mon pied désenflait
tranquillement.
Je
bus mon café par petites gorgées
espacées sans prononcer la moindre
parole.
Mon
silence me fascinait...
Ma
moitié perdue fit la même chose ; un
reliquat d'osmose ?
Une
chaude ambiance régnait.
L'atmosphère se situait à mi-chemin
entre une fin de fête foraine où les
déchets polluent la vue et un
enterrement anonyme dans une fosse
commune de bourg désertique.
C'est
terrible de l'avouer, mais il le
faut pourtant, je n'avais
strictement rien à dire. J'étais sec
comme une palette de peintre oubliée
dans un grenier de doutes. Aucune de
mes multiples pensées du moment ne
parvenait à trouver le chemin perdu
de l'expression.
En
silence toujours, je nous servis
deux coupes de champagne. Marie
esquissa un remerciement dans un
murmure à peine audible. Nous ne
trinquâmes pas...
Elle
ne me quittait plus du regard,
observant discrètement jusque la
plus futile de mes attitudes. Je
devinais ses égarements, ses
sentiments exacerbés, ses mots
refoulés. Enfin, je les imaginais
surtout.
Elle
ne devait pas compter sur moi pour
l'aider. Mon indécision était
catégorique à ce sujet !
Je
ne lui offrirais pas non plus le
spectacle attendu de la rage, de la
colère, de la violence ordinaire de
l'amoureux éconduit. Je ne
l'effleurerais pas de ma vérité. La
dignité serait la dernière image
qu'elle emporterait de moi dans son
bouillon de souvenirs incertains. Et
cela, malgré le récipient atrocement
orange dans lequel barbotait mon
pied bleui...
Je
me repassais le film de notre
histoire sans montage, sans triche.
L'autocensure viendrait plus tard,
dans un sens ou dans l'autre.
Je
pesais, je soupesais, je balançais
et contrebalançais : un vrai
funambule du flash-back, un
procureur du soupir comme du
meilleur.
Puis,
peu à peu, le générique passé, je
revins à la réalité absurde de la
situation que j’endurais autant que
je la créais. Les minutes duraient
effectivement soixante secondes. Le
temps ne subissait pas là de
distorsions. Par acquis de
conscience et par provocation, je le
vérifiai à plusieurs reprises.
Marie
me regardait toujours. Que
cherchait-elle ? Qu'espérait-elle
pouvoir capter en restant hors de la
salle de projection ?
Je
contrôlais fermement toutes les
sorties de secours et le billet
d'entrée se trouvait hors de
prix...
Enfin,
elle parla ; longtemps, très
longtemps, trop longtemps ! Elle
démarra en sprinteuse du verbe pour
finir en spécialiste du demi-fond
sémantique.
Si
structurée habituellement, sa prose,
émotionnelle et charnue, prit toutes
sortes de directions intempestives.
Je suivis les fils épars de cette
confusion verbale comme je
pus.
Hermétique
et
vaseux, je tentai pourtant de
remettre de l'ordre dans le courant
continu de ses mots fléchés. Le plus
important, me sembla-t-il, ce sur
quoi elle s'attarda avec application
mesurée et tentative de délicatesse,
fut l'existence de l'autre.
Ainsi,
c'était cela ! Un invisible, un
inexistant prenait corps et me
ravissait mon essence,
insidieusement.
J'eus
soudain envie de frapper le mur de
toutes mes faibles forces mais je
n'allais pas ajouter une main à
l'addition de mes plaies. Celle-ci
était déjà suffisamment salée et, de
plus, je risquais de leur faire
beaucoup trop plaisir.
Ils
se connaissaient, m'expliqua-t-elle,
depuis l'enfance. Ils s'aimaient
depuis toujours et s'étaient promis,
un peu comme dans un conte pour
inadaptés sentimentaux, de se
retrouver un jour, de se marier,
d'avoir des enfants aussi beaux et
cons que lui.
Je
cauchemardais littéralement ! Ce
moment venait d'arriver. Ils
s'étaient revus en août à Bordeaux
tandis que je plâtrais ici mon
avenir de naïveté liquide.
Ce
pot de glu provincial fréquentait
avec la régularité métronomique du
destin en marche la maison
bourgeoise de ses futurs
beaux-parents qui, bien sûr,
l'adoraient... Il venait de terminer
brillamment ses études de droit : un
vrai bonheur, le gendre rêvé !
Mon
concurrent était une sorte de
Montesquieu procédurier, une graisse
de yak, un avocat du diable. Il
ferait un mari idéal, un père solide
et attentionné, un beau parti comme
on n'ose plus en espérer pour sa
progéniture femelle.
De
loin, sans jamais se manifester, ce
vampire des alinéas avait assisté à
l'ascension de Marie ainsi qu'à
l'inéluctable chemin de notre
séparation. Sûr de lui, froid et
déterminé, il avait dû attendre son
heure en récitant à l'envers son
code pénal.
Elle
n'avait pas osé me parler de lui, de
leur pacte sur l'avenir, de leur
monstrueux contrat sur ma tête de
noeud.
J'apprenais
incidemment
mon rôle d'intermède dans leur
histoire écrite d'avance. Cela fait
toujours plaisir.
Ainsi,
ensemble, durant ces vacances
girondines, ils avaient tiré un
trait épais sur l'amant transitoire,
illégitime par inadvertance. D'un
geste, d'un mot, ils avaient décidé
de me gommer de leur existence, de
m'effacer de leur bonheur.
Marie
me révéla que cela n'avait pas été
facile pour elle de m'écrire cette
lettre. Elle prétendit m'aimer
beaucoup ; comme un frère,
osa-t-elle me dire... Elle ne
voulait surtout pas me faire de mal.
C'était réussi !
Elle
avait eu besoin de plusieurs mois
pour trouver le moment, la force et
le courage.
J'imaginais
l'autre
juriste l'épaulant dans ces moments
pénibles, la relançant sans cesse,
la poussant à m'éjecter au plus vite
dans les égouts du vide, lui dictant
des phrases toutes faites pour sa
missive. C'était immonde !
Je
supposais leurs coups de fil à la
dérobée, leurs stratégies élaborées
dans l'intimité puis abandonnées au
gré des événements, leur connivence
dans mon dos, leur complicité de
comploteurs assurés du succès de
leur entreprise. C'était écoeurant,
presque gerbant !
Marie
pleura soudain à grosses gouttes.
Eut-elle conscience à cet instant de
son ignominie ? Je l'espère pour
elle...
Je
la pris dans mes bras, l'entourant
sans la serrer, un peu comme on
console un enfant. En dépit du
caractère odieux de ce qu'elle
venait de me révéler, j'éprouvais
toujours une tendresse inouïe pour
elle.
On
est con ou on ne l'est pas !
Ce
câlin dura un long moment. De temps
en temps, nous nous caressions le
visage ou les cheveux. Nos regards
se fondaient tristement l'un dans
l'autre. Je voyais son âme en
ébullition et j'imagine qu'elle
devait apercevoir la mienne en plein
naufrage d'incohérence.
Elle
m'aimait bien. C'est vrai...
Se
relevant, elle décréta que le mieux,
pour tous les deux, serait de
ne jamais nous revoir, de couper
définitivement toute relation afin
d'éviter des souffrances
insupportables...
Après
ce que nous avions vécu ensemble,
l'amitié lui paraissait impossible
entre nous.
Sur
le coup, je la trouvai dure, voire
injuste. Mais, pour mon amour
envolé, je consentis à me contenter
de si peu. De rien !
Elle
parut étonnée que j'acceptasse une
séparation si radicale. Mais bon,
pour conserver ma ligne de conduite,
je n'avais guère le choix.
Dans
un premier temps, j'ai énormément
souffert de ne plus la revoir mais,
aujourd'hui, je sais qu'elle avait
raison.
Cela
me coûte de le reconnaître. Sans
doute en ai-je les moyens...
Nous
avons bu un dernier verre. Elle est
partie.
Ce
fut mon premier baiser
d'adieu.
***
Ce
morceau de nuit sans Marie me laissa
sur le carreau du coin cuisine. Je
m'adressais à Dieu et à ses Saints, à
mes ancêtres ou amis disparus trop
tôt, emportés par du métal meurtrier,
au bout d'une seringue, d'un volant ou
d'un revolver.
Tour
à tour, dans une unique seconde
parfois, je maudissais et je
bénissais, je demandais de l'aide,
des mots ou du silence. Je criais ma
rage. Je mortifiais ma bêtise et
crucifiais ma bonté factice, ma
façade noire ravalée...
Mon
autocritique ne connut pas de trêve.
Je laissai mon ex-fée ainsi que son
blaireau provincial en robe de
chambre correctionnelle aux contours
sinueux de ma haine immense.
Je
pris tous les torts à ma charge. Le
constat me sembla, en effet, sans
équivoque possible et puis,
incidemment, je ne m'étais pas
acquitté de mes dernières primes
d'assurance. Alors...
L'aube
incertaine me découvrit flasque et
sanguinolent de l'intérieur.
L'amertume accumulée gicla dans les
toilettes dans une ultime tentative
désespérée de libération bilieuse.
Je faillis m'étrangler.
Ecoeuré,
je
liquidai d'un trait le fond de
champagne éventé. Il me parut
buvable... Quelle ineptie !
J'arrivai
au bureau bien avant Tony pour
rattraper le retard de la veille qui
pouvait encore l'être. Le ventre
vide et retourné, je me jetai à
corps éperdu dans un travail
pointilleux afin d'occuper par la
force mon esprit chancelant.
Mais,
ce réflexe inné, bateau commun des
dérivants vidés, se révéla vite
illusoire. Chaque blanc, chaque
temps mort, même infime, me
renvoyait sonné dans les cordes de
ma désillusion. Je visualisais sans
arrêt le visage de Marie.
J'entendais ses rires ou ses
gémissements plaintifs dans un écho
lointain de plus en plus
imperceptible. J'éprouvais un besoin
viscéral de me gaver du son de sa
voix.
Je
l'appelais plusieurs fois par jour.
Elle répondait et, lâchement repu,
je raccrochais sans parler.
Elle
n'était pas du genre à s'inquiéter
pour quelques coups de fil anonymes
qu'elle considérait, de toute façon,
comme une inévitable rançon de sa
gloire. De plus, je suis persuadé -
je sais ! - qu'elle connaissait
l'identité de son mystérieux
correspondant muet.
Un
matin, excédée, elle lâcha :
-
Ecoute Michaël, ça suffit maintenant
! Ça commence à bien faire ! Tout
est fini... Tu le sais... Alors
fous-moi la paix ! Ne m'oblige pas à
porter plainte.
Elle
ne m'avait pas tant parlé depuis des
jours et des nuits...
J'écoutai
religieusement
ses menaces, dictées sans doute par
l'aspirant bavard, sans pouvoir
mettre fin à la
non-communication.
Un
adorable silence se fit entendre.
Elle soupira merveilleusement puis
raccrocha. J'étais comblé.
Toutefois,
je
cessai ce puéril petit jeu après
plusieurs semaines. J'avais décidé
de me sevrer à la dure.
Au
boulot, je commettais boulette sur
boulette. Je plantais tout le monde
dans une triste allégresse... Tony,
les coursiers et certains clients
fidèles semblaient par moment
vouloir m'extraire les dents sans
anesthésie ou me serrer la tête dans
un étau.
Cela
ne pouvait plus durer. Je devais
absolument parvenir à effacer Marie
de ma mémoire. Il me fallait passer
à autre chose, aller vers de
nouvelles fragrances.
Un
soir, épuisé mais terriblement
lucide, je proposai à Tony de lui
revendre mes parts. Mon ras-le-bol
atteignait alors l'intensité
paroxystique d'une cellule de crise
européenne durant un choc pétrolier.
Après
l'exposé confus de mes arguments
décousus, mon associé accepta de
devenir actionnaire unique.
Je
lui avais présenté le deal de telle
sorte qu'il n'avait pas eu le choix.
En cas de refus de sa part, j'aurais
pu céder mon torchon de paperasse à
n'importe qui, y compris à la
concurrence.
Et
puis, la boîte s'étant développée,
nous faisions tous deux une
excellente affaire. Tony se
retrouvait seul à la tête d'une
entreprise en plein essor et, avec
cinq unités, je pouvais, pour ma
part, accéder sans retenue aux
chemins de traverse, aux vices
cachés de l'oubli sans
ordonnance...
Mon
pote abattu n'essaya pas de me
convaincre de changer d'avis. Il
savait ma décision irrévocable et il
comprit, je crois, mon envie de
rayer de mon inexistence tout ce qui
pouvait me rattacher à mon proche et
féerique passé.
Il
regretta simplement d'en faire
partie, de passer à la trappe avec
tout le reste, d'être jeté avec les
eaux de mon bain de douleur.
Je
souhaitais revenir au stade
insignifiant qui était le mien avant
de rencontrer Marie. Je voulais
qu'elle sût à quel point je me
foutais de ma réussite, de ce statut
envié que j'avais acquis uniquement
par amour.
Seul,
mon succès ne voulait plus rien
dire. Personne ne récolterait les
fruits pourris de sa
transcendance.
Un
jour, elle aussi en boirait, de la
soupe de regrets. Je ne savais pas
encore comment mais, dans mon
esprit, cela ne faisait aucun doute.
Elle connaîtrait à son tour le goût
sordide de cette potion ancestrale,
en laperait les gouttes amères sur
son sol marbré, étoufferait de son
épaisseur fadasse, crèverait de ne
pouvoir s'en débarrasser.
Ce
jour-là seulement, notre histoire
sera terminée...
***
Les
cadavres de bouteilles d'alcools forts
provoquaient un bruit infernal en
s'écrasant lamentablement dans le fond
du container.
Le
vague souvenir de ces litres
descendus suffisait à me donner la
nausée. Mon foie, spongieux et
imbibé, supportait mal ce douloureux
traitement d'amnésie. Il se
rebellait parfois. Mais, d'un cul
sec, je le mettais au pas... Je
commandais encore la machine et je
savais lui faire comprendre !
Mon
magot fondait à perte de gosier. Je
sortais tous les soirs. J'errais sur
les boulevards éblouissants à la
recherche de ma fatalité éphémère.
De bars sordides en bistrots
louches, je catapultais ma colère à
coups de canettes. Je dissertais sur
la pourriture ambiante avec de la
moisissure de zinc...
Je
ne dessoûlai pas pendant plus d'un
mois, comblant à moi seul une part
non négligeable du trou endémique de
l'assurance maladie.
De
bonnes âmes à l'oeil acéré me
repérèrent et, dans un élan spontané
de philanthropie marchande, me
proposèrent diverses substances
susceptibles de m'aider à bâtir plus
rapidement mon tombeau de défonce...
Je les goûtai toutes !
Sans
retenue, je mis en particulier mon
nez dans des collines d'excitation
pure. La coke emporta mon adhésion
promptement, ma raison
progressivement.
Entre
autres, speedé comme un Scarface à
la petite semaine, je branchais
toutes les filles mignonnes croisées
le long de mes lignes continues.
Je
descendais ces pistes vertigineuses
sans sourciller. Les mots se
précipitaient hors de ma bouche. Mes
pensées se télescopaient dans un
invraisemblable désordre
chaotique.
Je
pris des vestes monumentales ; assez
pour remplir les armoires de
Versailles et de la zone
industrielle du nord de Paris.
Ces
râteaux m'importaient peu.
J'amorçais avec un semi-remorque et
je pêchais au pain de plastique. Le
déchet ne comptait pas !
Avec
cette méthode de chacal, inspirée de
la loi des grands nombres, je fis
pourtant la connaissance de trois
perles rares d'océans
différents.
Contrairement
aux
effarouchées du cortex qui prirent
peur face à mon regard de chien fou,
elles m'acceptèrent tel que j'étais
alors.
Chacune
d'elles, séparément, me ramena
doucement dans le monde des humains
dont j'avais égaré le plan
d'accès.
Je
les fréquentai simultanément sans
jamais leur dissimuler qu'elles
étaient trois à me supporter.
Je
fus d'une franchise irréprochable
qu'elles parurent apprécier.
Enfin,
il me sembla...
Kim,
par sa douceur et sa sensibilité,
Angela, par son humour et sa grande
sensualité, Fatou, par son
intelligence et sa beauté ; elles me
rappelaient toutes un peu Marie.
Sans
le vouloir, j'avais constitué un
ignoble puzzle avec ces amours de
filles. Grâce à elles, j'avais
repris goût à mes vies. Elles
m'avaient aidé à m'extirper de mon
bourbier gluant.
A
ma façon, comme je le pouvais à ce
moment-là, je les ai aimées.
J'espère
simplement
leur avoir donné mieux que le pire
de moi-même, un souvenir pas trop
malsain. M'apercevant de ma propre
monstruosité, je disparus lâchement
de leurs sublimes horizons. La
solitude était la solution...
***
Plusieurs
mois de retrait du monde et
d'antidépresseurs n'eurent pas raison
de ma mélancolie.
Je
décidai de me réinscrire à
l'université des courants d'air sans
objectif précis, juste pour
reprendre contact avec l'humanité
ambiante, connaître de nouvelles
têtes, m'occuper en somme !
Un
jour semblable aux autres, je
rencontrai l'Insulaire à la
cafétéria des étudiants sans amphis.
Il discutait de politique avec une
fille analphabète et jolie.
J'entendais tout de leur
conversation, de sa conversation.
Le
discours de ce type me passionna.
Enfin, je croisais sur ma route
quelqu'un qui me ressemblait, en
plus dur peut-être.
Au
détour d'une phrase, je pris part à
leur débat d'idées avec la
délicatesse qui me caractérise. En
deux phrases, je renvoyai la truffe
mignonne à son abécédaire... Je
n'aimais plus le temps perdu!
Avec
l'Insulaire, nous sympathisâmes
immédiatement. Nous étions faits du
même intransigeant alliage. Une
alchimie détonante entre conscience
désabusée et jusqu'au-boutisme
refoulé nous rapprochait en effet
considérablement.
Nous
avions tous deux accompli nos
classes dans le militantisme
traditionnel, en avions fait le tour
sans y trouver notre compte.
Sa
culture et son expérience en ce
domaine me surclassaient de très
loin. Il avait été de tous les
mouvements importants, de toutes les
manifestations cruciales des dix
dernières années.
Mais
ses combats idéalistes l'avaient
laissé amer, avec le sentiment que
les choses évoluent rarement par la
seule force du papier. Le pouvoir
des mots le fascinait pourtant. Il
paraissait avoir tout lu : une vraie
bibliothèque ambulante !
Nous
nous sommes beaucoup revus à la
suite de cette rencontre. Parler des
choses de ce monde avec lui n'était
jamais ennuyeux. Il était
extrêmement différent des amis de
Marie auprès desquels je n'avais
jamais éprouvé le besoin de vider
mon sac de rancoeur.
A
l'époque, je me trouvais déjà bien
au-delà de leurs petites
aspirations. Je n'espérais plus
modifier la société à coups de
tracts ou de mégaphones saturés.
Et
puis, j'aimais Marie. Cela me
calmait ! Je la laissais être le
porte-parole politique de notre
couple. Elle seule savait modérer
mes tentations violentes.
Avec
l'Insulaire, je sentis tout de suite
mon naturel revenir au grand galop.
La modération, j'en avais soupé
!
Comme
beaucoup de monde, j'avais porté la
petite main multicolore sur mon
blouson. Comme la plupart, j'avais
marché contre le racisme et
l'antisémitisme. Comme beaucoup
moins déjà, j'avais eu ma part
d'affrontements musclés avec les
fachos.
Pour
quel résultat ? Quel bilan ?
Cela
nous avait certes permis de nous
compter entre jeunes et moins jeunes
de même sensibilité mais,
fondamentalement, nous n'étions pas
parvenus à enrayer l'expansion
métastatique des idées nationalistes
et xénophobes.
Au
contraire, je pense que nous les
avons aidées à s'accroître en
suscitant la réaction au grand jour
de l'isoloir de la part de ceux qui
les partageaient dans l'ombre de
leurs ressentiments mesquins.
L'Insulaire
et
moi partagions la même analyse
concernant ce douloureux
échec.
Nous
avions lutté contre des panzers avec
des badges, contre une armée noire
en marche avec des banderoles de
tissu, contre un dictateur en
puissance avec des guitares... Ils
avaient dû bien rire dans leur
bunker bourgeois !
Durant
des semaines, nous n'avons parlé que
de cela. Nous arrivions
invariablement à une terrible
conclusion. Nos méthodes pacifistes
avaient malheureusement fait la
preuve de leur redoutable
inefficacité. L'ennemi étant
clairement identifié, l'action
devait désormais succéder aux
mots... C'était pour nous
inéluctable !
Un
soir, chez moi, dans le plus absolu
secret inhérent à ce genre de choix,
nous avons scellé un pacte, mis en
route un irréversible engrenage.
Nous entrions froids et déterminés
dans une logique d'élimination
physique de ces nazis masqués. La
Brigade Antifasciste était née.
Nous
abandonnions le terrain des luttes
classiques aux militants
traditionnels pour rejoindre celui,
plus obscur, de l'action clandestine
violente.
Une
discrétion totale devenant
nécessaire, nous décidâmes de ne
plus nous fréquenter à la fac. Nos
contacts allaient désormais avoir
lieu de manière irrégulière grâce à
un astucieux système combinant
boîtes vocales électroniques et
cabines de téléphone
publiques.
Au
début, cette mise en scène
paranoïaque me fit songer à un jeu
de rôles mais, assez rapidement,
l'Insulaire recruta deux nouveaux
membres prêts à nous suivre sur
notre sentier de sang.
Avant
tout, il me chargea de nous procurer
des armes. Nous devions,
estimait-il, pouvoir faire face à
toutes les situations qui se
présenteraient. Cela ne s'avéra pas
sans difficultés mais j'y parvins
sans laisser la moindre trace.
Ensuite,
une rencontre eut lieu en plein jour
dans un entrepôt désaffecté de la
proche banlieue. Cela faisait moins
"grillé" !
Je
fis la connaissance de l'Aigle et
d'Evita, mes futurs camarades de
guerre en quelque sorte.
Nous
devions ignorer nos identités
mutuelles. Les surnoms de chacun
suffisaient amplement pour notre
mission. Ils constituaient de plus
un indispensable palier de sécurité
en cas d'arrestation de l'un d'entre
nous.
A
peine réunis, je remis à chacun son
"matériel". Ils semblèrent
satisfaits de mon travail... Puis le
débat s'engagea sous la direction de
l'Insulaire, notre incontesté
leader.
Il
s'agissait de définir un objectif,
une cible.
La
discussion devint vite houleuse.
Evita, brune glaciale au regard
sombre, voulait éliminer le chef
afin de porter un coup décisif à ces
nazis modernes. J'étais assez de son
avis...
Les
autres trouvaient plus efficace et
plus facile de rayer des cadres le
numéro deux du mouvement,
l'idéologue, le théoricien, la bête
à penser, le pense-bête, le roquet
teigneux de l'aspirant Duce.
Selon
eux, il était nettement moins
protégé que le faux blond et sa
disparition provoquerait à coup sûr
d'interminables luttes intestines au
sein de ce parti, le ferait imploser
peut-être.
Nous
nous rangeâmes finalement à leur
logique implacable.
Les
repérages d'usage pouvaient
commencer... Ils durèrent plusieurs
longs mois ; chacun notre tour pour
éviter d'être "photographiés".
Au
début, nous ne trouvions pas de
faille dans son impressionnant
dispositif de protection et
commencions à désespérer quand la
chance décida d'entrer dans notre
macabre danse.
Nous
ressentîmes alors comme un
formidable coup de pouce du destin,
un clin d'oeil complice du Grand
Horloger.
Evita
avait appris de l'une de ses
relations d'un soir que notre cible
venait de réserver deux tables dans
un petit restaurant de l'ouest
parisien. Ce blaireau nu, cuisinier
de son état, s'était vanté dans les
bras de notre Mata Hari de recevoir
une telle personnalité de la
politique et de lui composer un menu
spécial.
Evita,
belle comme la mort, avait même
obtenu de lui l'heure, la date et le
nombre de ses gardes du corps grâce
au plan de table que ce cake aux
fruits confits lui avait montré
fièrement.
Une
telle opportunité ne se
représenterait sans doute
jamais.
Nous
dûmes nous décider vite, trop vite à
mon goût...
Evita
et l'Aigle dînèrent un soir dans ce
nid de fafs. A la fin du repas, elle
demanda à son loquace cuistot de lui
obtenir une réservation pour fêter,
prétendit-elle, l'anniversaire d'un
ami.
Il
ne pouvait rien lui refuser et se
fit fort de lui obtenir auprès de
son patron. Ce dernier accepta de
faire mousser son orgueilleux
employé devant une si jolie fille et
inscrivit son faux nom juste sous
celui du macchabée virtuel.
Evita
le vit de ses yeux !
Au
cours d'une ultime séance de
réglages, nous mîmes au point tous
les détails de l'opération.
Il
serait inutile et dangereux de les
porter à votre connaissance. Et
puis, vous n'aviez qu'à lire vos
journaux. Ils ont largement supputé
tout et n'importe quoi à propos de
cette affaire.
Tout
semblait parfait, minuté comme une
machine infernale. Chacun savait son
rôle à la seconde près : du caviar
sur un plateau !
Pourtant,
ce grand soir n'a pas eu
lieu...
***
Calfeutré
depuis des semaines dans cette cave
humide et sombre comme ma destinée, je
ne comprends toujours pas comment ils
ont su.
Il
est absolument impensable que l'un
de nous ait pu trahir. Je n'envisage
pas un instant cette hypothèse
d'école de police. Elle
m'exaspère.
Les
services secrets de la démocratie
ont sans doute parfaitement accompli
leur paradoxale mission en empêchant
l'effacement de l'un de ceux qui
éclateraient bien le visage de la
République à coups de bottes.
Aujourd'hui,
écrivant
ces lignes à la lueur d'une faible
bougie, je me demande si ce n'est
pas mieux ainsi. Ne risquions-nous
pas, en atteignant notre but, de
provoquer le contraire de ce que
nous souhaitions ?
Donner
un martyr à ces gens-là aurait pu
leur profiter. Ils s'en seraient
servi pour augmenter leur audience
et que sais-je encore...
Non,
la solution doit être ailleurs
!
Et
puis, de toute façon, un monstre à
deux têtes n’est pas une espèce
biologiquement viable. L’un cherche
toujours à manger l’autre mais il
déglutit sa propre chair en se
repaissant de l’encombrant cadavre
de son double diabolique.
Finalement, il semble préférable de
laisser faire la nature humaine.
L’ambition démesurée, la soif
acharnée du pouvoir, le goût de
l’argent, les compromissions
politicardes en tous genres, quoi
qu’ils prétendent, des chefs de
cette droite extrême ne
constituent-ils pas, aussi effrayant
que cela puisse paraître, les plus
fiables garants de nos libertés, de
notre liberté !
Je
me suis fourvoyé dans cette
entreprise radicale et violente. Je
le comprends aujourd’hui mais je ne
regrette rien. Aller au bout de
quelque chose d’insensé devait
représenter pour moi une nécessité
vitale. Si cela m‘était passé par ce
qu’il me restait d’esprit, j’aurais
tout aussi bien pu choisir de faire
le tour du monde en trottinette ou
de passer le cap Horn en matelas
pneumatique.
Dans
ma quête effrénée d’absolu et
d’idéal, j’ai naïvement cru pouvoir
substituer un engagement sans
limites à un autre. Comme si mon
amour pour Marie pouvait être
comparable à n’importe quelle cause.
Fût-elle bonne…
Lorsque
je suis arrivé, ils étaient là,
triomphants et gyropharants devant
le petit peuple au balcon. Ils
venaient d'interpeller, comme ils
disent, mes trois amis sur le lieu
de notre rendez-vous. Leur
légendaire discrétion, sans doute
héritée d’une lointaine époque
équestre, m'a heureusement permis de
les voir de loin.
Ma
non-ponctualité atavique m'avait une
nouvelle fois sauvé la mise.
Je
compris immédiatement qu'ils
seraient aussi chez moi. Ils
savaient tout. C'était évident
!
Tous
ces lourdauds de flics à la
recherche d’un amoureux déçu, cette
armada de gilets pare-balles
étatiques à la poursuite d’un cœur
blessé, nu et à découvert ; cette
pensée presque céleste parvint
à m’arracher un triste sourire
au fond, au fin fond de ma douleur.
Sans
réfléchir, j'ai mis mon clignotant à
gauche... J'ai repris exactement le
même itinéraire de petites routes
que j'avais emprunté avec Marie des
siècles auparavant. Comme
elles me semblaient différentes ces
putains de petites routes. Quel air
sinueux, sournois, vicieux
prenaient-elles alors pour me mener
à ma dernière demeure. Chaque
pylône, chaque arbre, chaque
gravier, chaque particule minérale
ou végétale, élémentaire ou non,
semblait m’en vouloir
personnellement de mon
inconséquence. Cependant, cette
colère sourde de la matière n’était
rien au regard de la mienne.
Vraiment rien !
A
la nuit tombante, je suis arrivé à
proximité de la maison. Je me suis
arrêté sur le même bas-côté, adossé
au même arbre. Il n'y avait
personne. La clef se trouvait
toujours sous la tuile
d'autrefois.
J'ai
caché la voiture dans le garage,
laissé les volets clos et allumé la
télévision.
Derrière
Marie,
qui lisait sans émotion apparente
mes exploits avortés sur le
prompteur, apparaissait ma photo. En
bas de l'écran, à hauteur de son
ventre si merveilleusement doux, un
numéro de téléphone engageait les
délateurs à se manifester pour aider
à mon arrestation.
Je
sus à cet instant précis que notre
histoire était terminée...
Je
ne suis pas un terroriste. Je
cherche à tuer le temps. C'est tout.
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Merci
à…
Maman
pour tout.
Bernard,
Christian, Colette, Gaëlle et
ses parents, Pascal, Pic, Serge, Valou
; pour leur aide et leur amitié.
Claude
Frochaux ; pour une petite lumière
dans le brouillard…
Roger
Gaillard et Marc Autret du CALCRE ;
pour leurs conseils très avisés aux
jeunes auteurs.
Un
livre n’est pas qu’une aventure
personnelle.
Sans
vous tous, il n’aurait pas vu le jour.
Je
vous le dédie.
Laurent
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