LES YEUX AU CIEL
chapitre
15
Aux
premières heures du mois de juin, le
soleil fit un retour triomphal.
Marie l'imita...
La
campagne était superbe. Ma fée
redevenait elle-même : rayonnante et
belle comme une star débutante.
Alexane croupissait sans doute dans
quelque ruisseau, emportée par les
pluies torrentielles des ides de
mai.
Pour ma
part, après quelques vraies nuits,
je retrouvai une forme de stagiaire
pré-olympique. J'attribuai ce regain
d'énergie au plaisir que j'éprouvais
à vivre le rétablissement de ma fée.
Quand
elle fut tout à fait remise, mon
ex-neurasthénique ressentit une
frénésie de l'existence absolument
sans limites.
Sa
gourmandise s'appliquait à tous les
domaines. Nous passions nos matinées
à courir les marchés locaux à la
recherche des meilleurs produits
frais. Nous les cuisinions ensuite
avec patience et jubilation.
Il
fallait que tout cela eût du goût.
Nous n'hésitions donc pas avec les
épices et autres condiments.
Certains
de nos plats, ratés par pure
exagération enthousiaste,
provoquèrent des crises de fous
rires... relevées.
Dans
ces cas-là, nous filions
immédiatement en voiture, armés d'un
bon guide touristique, pour tenter
de découvrir la petite auberge ou le
restaurant gastronomique susceptible
de satisfaire nos envies de bonne
chère.
Grâce à
Dieu et Michelin réunis, ils
n'étaient pas rares...
Rassasiés
et repus, nous ne pouvions attendre
le retour à la maison pour nous
aimer. Si nos hôtes du moment
possédaient une chambre libre, nous
la prenions alors pour la nuit, ou
pour quelques heures... Mais, les
estivants précoces en squattaient
déjà la plupart et nous dûmes
plusieurs fois nous contenter d'un
petit chemin et des sièges
modulables de notre voiture.
C'était
d'un romantisme torride malgré le
confort rudimentaire.
Un
soir, la maréchaussée nous a presque
surpris en flagrant délit d'amour
fou. Ils ont surgi de leur 4 L
bleu-flicaille nous contraignant à
rétrograder rapidement...
Ces
képis indiscrets ont tout de suite
constaté que nous ne menacions pas
la sécurité intérieure du territoire
et qu'il n'entrait pas dans nos
projets immédiats de renverser la Ve
République...
Ils se
sont contentés de nous sermonner
gentiment. Pourquoi les gendarmes
sont-ils donc plus fins que les
flics ?
C'est
une bonne question...
Un ami
de Marie prétendait qu'il s'agissait
là d'une histoire de différence
entre rats des villes et rats des
champs. Mais, dans sa bouche
fielleuse, c'était peut-être un peu
péjoratif. Si vous avez la réponse,
cela vous évitera d'investir dans un
coûteux camping-car.
Ces
repas gargantuesques, l'amabilité de
la nature et de sa faune à notre
égard eurent vite fait de nous
requinquer.
Nous
avions les bonnes joues roses des
mômes élevés à l'abri du monoxyde de
carbone.
Le lait
frais, sorti tout droit du pis des
vaches d'un de nos proches voisins,
nous faisait glousser de bonheur
chaque matin quand nous y trempions
nos tartines de bon pain. Nous
retrouvions le plaisir extrême du
petit déjeuner festif.
Quelques
mois encore auparavant, ce rituel
n'avait rien de magique. Marie se
contentait alors d'un thé rapido et
moi d'un café-cloppe que je
vomissais invariablement, une fois
sur deux, dans le premier récipient
sanitaire qui se présentait... Nous
nous quittions ensuite englués de
sommeil et de mauvais humour pour
rallier nos boulots respectifs où
des paquets de cons, aussi peu
amènes que nous, espéraient mettre
des bâtons dans nos silences
elliptiques.
Là,
sous le somptueux ciel
septentrional, nous dégustions cet
instant avec le détachement mystique
de ceux qui savent que le bonheur
est dans le bol.
Nous
n'étions jamais stressés ou speedés.
Tout était simple et beau, doux,
limpide et voluptueux.
L'environnement, la nourriture et le
calme nous insufflaient des vigueurs
insoupçonnées.
L'amour
s'élève aux nues lorsqu'il se
redécouvre...
Le
mobilier des amis de mes parents,
bien que parfaitement inadapté, fut
le théâtre privilégié de nos
fantaisies érotico-bucoliques.
Notre
imagination était débordante, seul
notre manque de souplesse nous
imposa quelques comiques
renoncements.
Le
vieux facteur, qui nous apportait
régulièrement de quoi survivre, nous
prenait pour des frappés du cortex
parce que nous le recevions parfois
peu vêtus.
Toutefois,
il était extrêmement sympathique et
paraissait bien nous aimer. Il nous
appelait ses "p'tiots Parigots",
nous le surnommions "l'ami apéro".
Cela ne le faisait que modérément
sourire mais il ne repartait jamais
sans avoir consciencieusement vidé
son perroquet.
Quand
ma fée malade s'était enfermée dans
un long silence noir, il avait été
mon seul interlocuteur pendant des
semaines. Il m'apportait les
généreux mandats de mes parents et,
de Pastis en Ricard, nous avions
fini par nous apprécier
mutuellement.
Ayant
aperçu Marie-Alexane au début de
notre séjour et ne la voyant plus
ensuite, il s'était inquiété :
- Elle
va pas bien la p'tiote ? m'avait-il
demandé un midi.
J'avais
alors dû lui expliquer assez
vaguement la déprime de ma fée, mes
petits soucis quoi !
Et
puis, j'avais besoin de parler à
quelqu'un. C'est bien compréhensible
après tout. Je n'étais pas un froid
thérapeute mais un jeune amoureux
mortellement inquiet pour sa moitié.
Il
avait les yeux bons de ceux que la
férocité des autres ne peut
atteindre ; un vrai gentil, Jules,
pour sûr !
Il
avait été compatissant sans
mièvrerie et d'excellent conseil. En
récent veuf qu'il était, mon
histoire devait le toucher
profondément et, chaque jour, il
était venu prendre des nouvelles de
Marie. Sans courrier ni brouzoufs
pour moi, à la fin de sa tournée
matinale, il passait pour discuter
un moment.
C'était
un chic type, Jules ; bien plus
chaleureux que toutes ces saloperies
de machines que l'on cherche à
substituer aux gens comme lui en
s'abritant derrière l'opportun
paravent du mot "progrès", tout
spongieux des larmes des chômeurs
qui ont cru en lui.
Ne nous
laissons pas priver de pareilles
rencontres. Nous y perdrions
beaucoup trop ; tout peut-être...
Jules
fut très sincèrement heureux de
revoir Marie en pleine santé. Il la
trouvait "bien mignonne" et "belle
à croquer". Je ne pouvais
guère le contredire, je sentais
encore sur moi l'odeur vanillée de
sa peau cannelle.
Quand
nous ne jouions pas aux acrobates,
Marie et moi discutions pendant de
longues heures câlines dans l'herbe
tendre et drue des champs alentour.
Nous positivions absolument tous les
sujets abordés. Notre optimisme
frisait la provocation et aurait pu
anéantir un bataillon de sociologues
hypocondriaques.
Ma fée
relativisait désormais l'importance
de son licenciement. L'arrangement
conclu avec ses anciens patrons lui
avait laissé de substantielles
indemnités ainsi que des allocations
de chômage tout à fait confortables.
Elle possédait largement de quoi se
retourner et aurait pu
tranquillement buller pendant un an.
Elle
envisageait pourtant de retravailler
rapidement en se servant de son
récent échec comme d'une motivation
supplémentaire.
Son
angoisse de la caméra ne l'effrayait
plus. Elle se sentait prête pour
affronter l'impitoyable prisme de la
petite lucarne et se disait capable
de supporter la notoriété
télévisuelle et son cortège de
contraintes alambiquées.
Cependant,
ma fée des prévisions ne voulait
plus jamais entendre parler de
météorologie. Diplômée d'une grande
école de journalisme, elle voulait à
présent exercer son vrai métier :
effectuer des reportages, des
enquêtes, des interviews et ne plus
lire simplement des communiqués
rédigés par d'autres.
Avec
cette exigence irrépressible, elle
recontacterait dès notre retour ceux
qui avaient déjà tenté de la
convertir à la cathodique religion
dans un récent passé. Elle les avait
toujours éconduits poliment et ne
doutait pas un instant que leurs
propositions tiendraient toujours.
Elle ne
se trompait pas. J'étais subjugué
par sa vivacité d'esprit retrouvée.
Ses capacités d'analyse et de
réflexion fonctionnaient à nouveau à
plein régime.
D'ailleurs,
très opiniâtrement, dès la mi-juin,
elle écrivit quelques subtiles
lettres de candidature spontanée à
tous ces perspicaces chasseurs de
têtes, véritables Jivaros du PAF...
Ils
venaient de passer quinze jours à
Roland-Garros et recevraient le
courrier de Marie avec l'oeil rapide
et le teint hâlé. C'était le moment
idéal d'après ma tacticienne du
curriculum !
Pour ma
part, je n'étais pas vraiment fixé
sur mon avenir. L'histoire, c'était
du passé et l'odeur du fromage chaud
commençait à me donner la nausée.
A haute
voix, j'envisageais toutes sortes de
professions, plus ou moins
farfelues, qui m'apporteraient
fortune et gloire en une fraction
d'éternité...
Marie
riait beaucoup quand je lui
expliquais, le plus sérieusement du
monde, mon intention de devenir
acteur, peintre ultra-moderne et
néanmoins contemporain, footballeur
professionnel, apprenti boucher ou
stomatologue...
Je dois
à la vérité de dire que mes propos
étaient uniquement destinés à
provoquer son hilarité. C'était bien
la seule chose qui m'importait.
Après ces semaines, ces mois de
tensions, de larmes et de
souffrances, rien ne pouvait me
rendre plus heureux.
Et
puis, je n'avais guère eu le loisir
de penser à moi pendant cette sombre
période.
Quelle
importance cela pouvait-il bien
avoir ?
S'oublier
un peu ne doit pas nuire. A force
d'être centré sur soi, il arrive que
l'on ne voie plus les autres, qu'on
les oublie aussi. Je ne le sais que
trop...
Seule
Marie comptait à mes yeux. Son
bonheur était mon unique but. Ses
joies devenaient miennes. Je
photographiais intérieurement ses
sourires pour les emporter dans mes
souvenirs.
De
manière absolue et définitive, dès
que nos délires verbaux s'arrêtaient
sur ma personne, j'esquivais par une
pirouette indigne et baveuse.
Que
voulez-vous, je ne m'intéressais pas
- même...
Comment
une âme extérieure pouvait-elle donc
percevoir en moi une beauté, une
luminosité, une proximité surtout,
avec le doute béant qui constituait
mon armature spirituelle depuis
l'âge des premiers concepts.
J'étais
traversé par la vacuité !
Par
mimétisme humanoïde, j'appelais
parfois Marie ma "moitié". Mais cela
était pour moi à peu près aussi vide
de sens que la montée des marches du
festival de Cannes pour un mérou
vedette dans un film du commandant
Cousteau.
Transformer
l'amour en équation mathématique me
paraît dangereux et présomptueux ;
les inconnues prédominent en effet.
Jamais
mon histoire avec Marie n'a cessé
d'être un mystère.
Que
pouvait-elle me trouver pour avoir
supporté ma présence à ses côtés si
longtemps ?
Jamais
je n'ai eu le courage ou la
faiblesse de le lui demander.
J'avais sans doute peur de lui
ouvrir les yeux.
J'ai
toujours consommé le bonheur avec
une louche par anticipation maladive
et avisée d'un come-back fulgurant
des cuillers à moka.