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LES YEUX AU CIEL
chapitre 2
 

Il fut un temps immémorial où je me prénommais encore Michaël. A présent, tout le monde m'appelle K. Pour les filles, j'étais plutôt Mimi et même Mi tout simplement. C'était selon le degré d'intimité établi entre nous.

J'aimais bien pourtant mon prénom. Mais, pour cela comme pour bien d'autres choses, je m'étais résigné à laisser couler. On ne peut lutter contre l'affectation ambiante sans apparaître comme un rustre dépourvu d'émotivité.

Et puis, K me convient assez en fin de compte. C'est court, ça claque, ça caracole comme une consonne rare...

Plus jeune, j'adorais Buzzati. Je rêvais moi aussi de faire la connaissance d'un animal fabuleux qui me remettrait la perle de la mer.

Malheureusement, je n'étais qu'un citoyen congénital et, hormis dans les égouts de la Ville lumière, il y avait fort peu de probabilité que je fisse pareille rencontre.

Quand j'effectuais mes tournées, je croisais en effet peu de monstres marins légendaires animés de bonnes intentions à mon égard. Je disputais au contraire âprement ma part de bitume avec des chauffeurs de taxi décérébrés, des autobus crachant des promesses de scanners et autres pétasses minicooperisées ignorantes de l'usage de leurs rétroviseurs et de leurs clignotants. Plusieurs fractures m'avaient rendu plus perspicace dans mon travail et affirmé comme un spécialiste reconnu et incontesté de la faune motophobe urbaine.

C'est un dur métier que le chaud-business mais, grâce à mon caisson isotherme, je livrais toujours mes pizzas à bonne température. (Je sais, elle n'est pas terrible. Moi, j'aime... Et puis, c'est mon premier roman et je vous emmerde!) Elles parvenaient parfois ensanglantées ou garnies de verre pilé mais, dans ce cas, mon patron mettait un point d'honneur à les remplacer dans la demi-heure.

On ne fait pas impunément attendre l'estomac vorace en quête d'ulcère des classes moyennes, sans risquer une baisse significative de son chiffre d'affaires. Mon boss l'avait bien compris.

Une fois passé le coup de feu, il s'informait auprès des hôpitaux de notre aptitude à pizza-rouler le lendemain et, accessoirement, de nos chances de survie...

Etre un jeune loup aux bridges longs dans une société de restauration rapide exclut, en principe, toute sensiblerie superfétatoire.

On apprend cela en premier dans toute bonne école privée de management. Il faut vite faire amortir le coût de ses études à ses parents.

Enfin, je ne vais pas, a posteriori, cracher dans le minestrone. Surtout que ce job, ajouté à une maigre bourse acquise frauduleusement, me permettait d'être mieux poursuivi par des études d'histoire qui n'ont plus aucune chance de me rattraper à présent. Alors, en attendant de gagner à peu près le même salaire comme enseignant d'un troupeau de lycéens amorphes, j'apportais aux bons contribuables centristes la possibilité de pouvoir dîner, sans mise en scène superflue, avant le début du sacro-saint film de la soirée. Ici commençait et s'achevait ma modeste contribution à la communauté humaine.

Il arrivait cependant que l'on fît de bien agréables services après-vente dans l'exercice de nos fonctions. Je peux bien l'avouer aujourd'hui. Qui viendrait me le reprocher jusque dans l'endroit sombre où je me trouve ?

Souvent, ma dernière livraison effectuée, j'étais convié à prendre le café - et plus si affinités - chez de ravissantes épicuriennes esseulées. Elles me manifestaient toujours une reconnaissance démesurée eu à égard mon rôle, somme toute modeste, dans l'acheminement des pizzas du four à bois à leurs bouches gourmandes. Le matin, je n'étais, la plupart du temps, ni très frais, ni très fier mais je filais néanmoins vers la fac pour tenter d'appréhender, quasi mystiquement, les affres de l'histoire et de sa fantastique complexité redondante.

Je ne constituais pas vraiment le modèle de l'étudiant brillant auquel rêvent tous les professeurs. J'étais plutôt du genre assoupi au fond de l'amphi ou tentant d'établir un contact plus proche de mes aspérités avec une jeune historienne en herbe. Je passais les temps morts à jouer aux cartes, au scrabble ou à vouloir conclure une affaire en cours mais surtout pas à refaire le monde ; contrairement à l'idée trop reçue qui veut que les étudiants y consacrent leur âme et leur énergie.

Il y avait belle lurette que j'avais compris que ce serait peine perdue. Dans le genre, j'avais déjà beaucoup donné, sans succès réellement tangible.

Aussi, souhaitais-je, désormais, m'éloigner de la "vie politique" afin de laisser à d'autres, plus idéalistes ou plus naïfs que moi, le soin de s'engager dans une tentative de refonte totale des principes rétrogrades régissant notre société ainsi que, d'une manière plus générale, l'univers cosmique dans son ensemble...

C'est donc, si je peux dire, par choix que ma vie croupissait dans un néant existentiel absolu.

J'évoluais sans grande joie et sans profonde tristesse dans un petit monde bien défini qui me permettrait, pensais-je, de survivre dans des conditions plus qu'acceptables.

Entre mon boulot et l'université, je trouvais un équilibre précaire où les dates célèbres le disputaient à d'obscures olives, le plus souvent noires.

Cependant, je n'étais pas malheureux. Une fatigue constante et insidieuse m'empêchait de prendre conscience de l'absurde de ma condition.

J'essayais de vivre au jour le jour et c'était suffisamment accaparant sans besoin supplémentaire de m'appesantir sur des considérations éminemment philosophiques.

Je laissais cela aux oisifs qui en avaient le temps, ou aux étudiants en psycho... Ce qui revient au même ; somme toute et tout compte fait, pour solde de tout compte !

 
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