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LES YEUX AU CIEL
chapitre 3
 

C'est en livrant une Napolitaine que je connus celle qui allait donner un grand coup de pied dans la fourmilière de mes rêves délavés et froissés.

J'étais en fin de service et passablement trempé en ce jour d'octobre où l'automne urbain impitoyable donnait toute sa démesure. Paris semblait entouré d'un voile grisâtre, d'un épais rideau sombre et triste, indiquant la fin de la représentation offerte par la cité aux milliers de photo-nippon-touristes venus l'admirer l'espace d'un été avant de partir par cars entiers aux premières ondées de l'heure d'hiver.

Les rues me paraissaient plus longues que d'habitude. C'est idiot mais c'est ce que je ressentais et je ne vois pas pourquoi les gens, en général, et les géomètres, en particulier, s'obstinent à nier, à camoufler avec application l'existence de ces impressions pas si stupides qui parsèment nos journées.

Personne ne croit en l'élasticité des chaussées, pas plus qu'en celle du temps d'ailleurs. Par convention, il vaut mieux être incrédule qu'insensé. Le cartésianisme triomphant a subtilisé toute la magie des nuits sans lune.

L'époque est âpre pour le poète !

Je songeais à cela en frappant à sa porte lorsqu'elle ouvrit et apparut dans une lumière feutrée proche de la pénombre. L'ambiance était assez surprenante mais, très honnêtement, j'avais acquis une réelle expérience et l'excentricité de certains clients me laissait d'ordinaire froidement indifférent.

Il se dégageait pourtant de sa personne quelque chose de mystérieux et de très attirant. Elle n'était pas vraiment d'une beauté évidente mais un charme envoûtant émanait de chaque parcelle de son visage lisse. Sous sa petite robe rose, on devinait un corps parfait, proche du sublime. Ses yeux noisette, très vifs, me transperçaient littéralement et trahissaient une intense activité de sa pensée. Je me faisais l'effet d'être transparent, dépossédé de mes secrets les plus intimes.

J'étais dans cet état contemplatif affleurant la béatitude quand je m'aperçus à quel point je devais lui sembler ridicule.

Pendant ces quelques longues secondes, je n'avais pas dit un mot. J'étais sous hypnose et elle ne m'aidait guère. Au contraire, elle semblait goûter avec délice la fascination qu'elle provoquait en moi. Elle s'en amusait presque ; même s'il était limpide qu'elle avait l'habitude de provoquer ce genre de situation.

Ne sachant comment me sortir de cette embarrassante posture, je lui tendis le paquet que je tenais penaud en lui disant de ma plus belle voix :

- Vous avez bien commandé une Napolitaine ?

- Oui, c'est bien ça, me répondit-elle avec une douceur hallucinante qui me fit complètement fondre.

Elle prit délicatement le carton - j'exagère peu... - et me pria de patienter quelques minutes; le temps pour elle d'aller chercher des espèces sonnantes et trébuchantes. De l'argent quoi !

Elle avait laissé la porte grande ouverte et je remarquai seulement à cet instant qu'une musique agréable emplissait d'harmonie son appartement. Il s'agissait de musique classique, on ne peut plus classique... Je n'aimais pas franchement cela mais, en l'occurrence, tout ce qui la concernait me parut du plus grand intérêt.

Elle revint radieuse et me paya en souriant. J'en fus vraiment touché car il arrivait somme toute assez rarement d'avoir des clients aussi magnétiques...

Je me risquai alors à lui demander ce qu'elle écoutait.

- C'est du Chopin, vous aimez ? me répondit-elle avec une moue semblant indiquer que de mon avis dépendait sa vie tout entière.

- Oui, beaucoup, affirmai-je avec une assurance et une franchise qui m'étonnèrent jusqu'à l'intestin grêle...

Puis, je lui souhaitai un bon appétit et lui dit : "au revoir". J'étais déjà sur un petit nuage rose, bleu et parfumé quand elle décida de m'achever en m'envoyant, tout près du ventricule gauche, une phrase anodine, mais qui, venant d'elle, allait me fournir ma part de rêve pour un bon mois : "A bientôt, j'espère...".

Je ne pus répondre tant le coup avait été violent et précis. Elle me regarda attentivement pour vérifier la réussite dévastatrice de son effet puis referma sa porte sur mes illusions.

En descendant l'escalier, j'étais pour le moins perplexe. Qu'avait-elle voulu dire par là ? Etait-elle sincère ? Pouvais-je décemment penser que je lui plaisais et qu'elle entendait fonder avec moi un foyer basé sur la confiance mutuelle et la morale judéo-chrétienne. Je décidai de ne rien décider. Néanmoins, son image et sa voix cheminaient joyeusement dans les méandres oubliés de mon esprit. J'étais complètement abasourdi par ma réaction. Elle ne me ressemblait pas. J'avais connu auparavant des femmes plus belles encore mais qui n'avaient jamais provoqué en moi un tel séisme. Quoique...

Aussi, c'est tout à fait légitimement que je m'interrogeais sur ce qui, en elle, avait pu susciter cette soudaine émotion de tout mon pauvre mal-être.

A cette période, je me croyais définitivement à l'abri du sentiment amoureux. Je faisais, en tout cas, tout ce qu'il était humainement possible de faire pour éviter de m'attacher à quelqu'un.

Je considérais exclusivement la femme comme objet de conquête d'un schéma tactique de séduction. Cette attitude était sans doute très cynique mais elle constituait, à ma connaissance, la seule protection valable contre les déchirements fastidieux qu'implique souvent une relation dans laquelle l'amour s'insinue.

Et c'était précisément ce qui me gênait avec cette femme dont j'ignorais tout. Elle me plaisait au-delà du suffisant désir d'une simple aventure. Je pressentais qu'une histoire avec elle m'obligerait à plus d'implication que je ne me sentais capable d'assumer.

Mais après tout, je pouvais ne jamais la revoir. N'allait-elle pas trouver grotesque la pizza que je lui avais livrée ?

N'allait-elle pas dorénavant faire appel à la concurrence qui avait d'ailleurs fâcheusement tendance à se multiplier à l'époque ?

J'étais rongé par ces doutes mercantiles et culinaires. Aussi demandai-je à Tony, le copain qui nous attribuait les livraisons, de me réserver l'exclusivité entièrement absolue de cette cliente. Heureusement, je le connaissais bien. Nous étions les plus anciens de la boîte. Comme moi, il avait commencé en livrant à domicile et me conservait une gratitude intacte parce que je l'avais vivement recommandé au patron pour le poste de petit chef qu'il occupait brillamment à présent.

En fait, le Big Boss m'avait proposé ce job mais je l'avais refusé. Je préférais me contenter de frôler l'asphalte. Surpris et légèrement désappointé par ma non-ambition de loser romantique, il m'avait alors demandé si je connaissais quelqu'un pour ce poste à haute responsabilité... J'avais simplement avancé le nom de Tony. Ayant appris - je ne sais comment ! - ce qu'il a pris pour de l'abnégation de ma part, il s'était rapproché de moi. Avec le temps, nous étions devenus les meilleurs amis de l'arrondissement...

Etre le copain de Tony, il faut l'avouer, faisait de moi un privilégié. Il me gardait spécialement les courses réputées faciles. Notre statut de vétérans nous évitait les remarques désobligeantes de la part des autres assujettis à la dive galette d'origine transalpine.

Il fut vraiment très étonné de ma requête. Jamais, en trois années, je ne l'avais sollicité de la sorte. Il connaissait mon attitude avec la gent féminine et, visiblement, s'inquiétait de ma santé ainsi que de mon intégrité mentale...

- Tu es sûr que ça va ? me demanda-t-il en abandonnant brusquement sa comptabilité qu'il tenait pourtant méticuleusement à jour.

- Mais, oui... Pourquoi ? Je ne vois pas ce que cela a d'extraordinaire. Tu peux bien me rendre ce service, non ! répliquai-je, légèrement tendu comme un chapiteau de cirque.

- Bien sûr. C'est vraiment pas un problème. Si elle rappelle, ce sera pour toi. C'est entendu. Je te le promets. Elle est bonne au moins ? m'adressa-t-il, l'air de rien, mais avec la ferme intention de me tester.

Sinon, pourquoi avait-il utilisé ce mot dont il savait pertinemment que je l'abhorrais ?

- Je ne sais pas, lançai-je évasivement.

- Comment ça, tu ne sais pas ! Ne me fais pas ce plan là, pas à moi K. Je te connais trop bien. Ça doit être un vrai canon, non ? me questionna-t-il visiblement agacé.

Je ne compris pas son énervement et supposai que sa journée avait été difficile. Aussi décidai-je de satisfaire son insatiable curiosité sans attendre :

- Elle est plus mignonne que belle. C'est pas le Top si tu veux savoir. Elle est mieux que ça...

Je cherchai mes mots.

- Elle me fait penser à...

Je butai encore.

- Bon ben, accouche ! s'enquit-il intéressé.

- A une... fée ! lâchai-je finalement, sur le cul d'avoir trouvé une comparaison si conne.

- Ben mon vieux !!! finit-il par dire après un respectable temps de réflexion.

Il avait levé les yeux au ciel...

 
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