LES YEUX AU CIEL
chapitre
4
Très
perceptiblement, quelque chose avait
changé en moi. En apparence, ce
n'était pas vraiment spectaculaire
mais je me demandais pourquoi et
comment, en quelques semaines, ma
vision profonde de la vie s'était
modifiée à ce point.
Je
restais allongé des heures à
contempler le plafond en espérant
qu'un événement se produirait. Au
fond, j'attendais de l'inattendu
avec une franche impatience,
imaginant même toutes sortes de
stratagèmes tordus pour trouver
l'opportunité de la revoir.
Perdu
dans mes pensées, je tapissais mes
murs de ma pitoyable passivité.
Je me
surprenais errant dans le silence
sournois d'une solitude masochiste.
Mes
cours ne m'attiraient pas davantage
que mon boulot. Tout m'ennuyait. Je
ne me ressemblais plus : il pleuvait
dans ma joie de vivre. J'étais
devenu le fantôme de mes certitudes.
Un
médecin humaniste et complaisant
m'avait délivré un arrêt de travail
d'un mois et je végétais aux frais
de la Sécurité sociale qui s'en
serait bien passé.
Comme
je n'étais pas réellement souffrant,
j'avais flanqué tous mes médicaments
dans des oubliettes modernes
surmontées d'une chasse d'eau.
Suivre
le traitement prescrit par ce
Bardamu à lunettes m'aurait sans
l'ombre d'un doute rendu vraiment
malade. Mais, j'avais bien senti
qu'il souhaitait faire de moi un bon
client, le salaud !
Je me
suis toujours méfié des personnes
qui affichent pompeusement moult
diplômes prestigieux, plus ou moins
authentiques, dans le but sordide de
se justifier l'argent qu'ils vous
volent.
Ce
parjure d'Hippocrate ne risquait pas
de me revoir.
Et
puis, j'étais tout simplement très
las. J'avais besoin de repos, de
sommeil, d'énormément de sommeil.
Alors
je dormis beaucoup plus qu'il n'est
communément raisonnable. Comme un
chat, je crois...
Cette
dizaine de jours d'hibernation me
fit le plus grand bien.
A mon
réveil, si j'ose dire, tout me parut
plus clair, limpide même. J'avais
devant moi deux semaines de liberté
environ. Cela ne m'était pas arrivé
depuis la chute du mur de Berlin.
Je
connaissais son adresse. Je n'allais
pas éternellement guetter son désir
de pizza. Il me fallait agir, forcer
le destin et tricher avec le hasard.
Tony
m'ayant téléphoné à plusieurs
reprises pour prendre des nouvelles
de ma santé, je savais qu'elle
s'obstinait à n'appeler point notre
société.
Cela
faisait cinquante-trois jours
qu'elle observait un silence radio
absolu.
Et son
"A bientôt j'espère...", c'était du
vent alors !
J'étais
dubitatif car, la plupart du temps,
nos pizzas plaisaient. Les clients
devenaient des habitués, presque des
actionnaires...
Une
inquiétude insoutenable me suçait le
cerveau.
Je
risquais de la perdre et n'égarant
jamais rien - pas même mes clefs -
je ne pouvais supporter cette idée.
Pendant
des jours et des nuits, des nuits et
des jours, au petit matin aussi, je
traînais dans sa rue. J'achetais mon
pain chez sa boulangère, ma viande
chez son boucher, mes légumes sur
son marché, mon journal chez son
libraire et mes capotes chez son
pharmacien. Tout le monde me
connaissait dans son quartier. On me
saluait. On me souriait.
C'était
bizarre, étrange, presque jouissif.
Ces
blaireaux pensaient que j'étais des
leurs. Avec mes sacs plastique et
mon oeil parisien, je leur donnais
le change. Comment auraient-ils pu
se douter du grand dessein qui était
le mien ?
Ma
couverture était parfaite.
Que ces
anonymes le demeurent et les taches
seront bien lavées !
L'embêtant
avec elle, c'est qu'elle ne sortait
jamais quand j'étais là, guettant
ses guêtres. Elles sont comme ça
lorsqu'elles sont amoureuses :
invisibles et obsédantes.
Pourtant,
avec le recul, je trouve qu'elle a
eu raison de me faire lanterner de
la sorte. Si je l'avais rencontrée
durant cette période, j'aurais
presque pu pisser de joie comme un
jeune chiot. Elle tenait à me voir
conserver ma dignité et ne m'appela
que lorsque je cessai de rôder dans
ses parfums...